Entrevue avec Camille Cloarec et Laurence Hugues (Alliance internationale des éditeurs indépendants)

27 septembre 2021

L’entrevue suivante a été réalisée par Amandine Glévarec et est également disponible sur son blogue http://kroniques.com.

Amandine Glévarec – l’Alliance internationale des éditeurs indépendants, c’est quoi ? 

Camille Cloarec (chargée de l’animation du réseau francophone, des projets de coédition et de traduction) – Ce sont plus de 800 maisons d’édition indépendantes dans 55 pays à travers le monde, qui sont réparties par réseaux linguistiques. Le réseau francophone est un des plus importants et se situe principalement en Afrique. Le deuxième est l’hispanophone, la plupart de ses membres sont en Amérique latine. Viennent ensuite les réseaux anglophone, arabophone, persanophone et lusophone. 

A. G. – Quels sont les objectifs de l’Alliance ? 

C. C. – Il s’agit d’un réseau professionnel de solidarité. L’Alliance défend la bibliodiversité, c’est-à-dire l’accès équitable aux livres et à la diversité littéraire, où que l’on soit dans le monde. Mais elle défend aussi bien sûr l’édition indépendante. Plusieurs actions sont menées : nous organisons des événements professionnels mais nous avons également un rôle important, assez politique, de plaidoyers. Enfin, nous assurons la coordination entre les membres et soutenons avec eux des projets de coédition. Les maisons d’édition adhérentes rejoignent le réseau pour construire des relations, professionnelles et amicales, mais aussi pour appartenir à un collectif qui se montre toujours plus fort, particulièrement dans les pays où il n’y a pas de défense de l’édition indépendante ou de moyens accordés à la culture. Il y a deux formes d’adhésion à l’Alliance : soit l’adhésion individuelle d’une maison d’édition, soit l’adhésion d’un collectif de maisons indépendantes. C’est particulièrement le cas en Amérique latine, au Chili par exemple. 

A. G. – Ces maisons se réunissent en collectif pour mutualiser leurs moyens de production ou de diffusion ? 

Laurence Hugues (Directrice) – Il y a une longue tradition en Amérique latine de se réunir à plusieurs, avant tout pour une question de plaidoyer. Leur motivation première est d’être force de proposition, en dialogue avec les pouvoirs publics. Cela est peut-être moins le cas en Europe où les collectifs se réunissent plutôt sur des questions pratiques, de mutualisation de stands ou d’outils, bien que l’un n’empêche pas l’autre. Notons d’ailleurs qu’une Fédération des Éditions Indépendantes vient d’être créée en France. En Afrique sub-saharienne, il existe depuis presque 20 ans Afrilivres qui se voulait d’abord comme un site vitrine de la production africaine, mais qui est très vite devenu un collectif qui porte la voix des éditeurs auprès des instances, qu’elles soient internationales ou nationales. 

A. G. – Peut-on en profiter d’ailleurs pour faire un point sur le marché du livre africain ? 

C. C. – En Afrique, le marché est moins structuré que celui que nous connaissons en France, déjà parce que les aides publiques sont bien moins importantes. À ce propos, l’Alliance réalise d’ailleurs depuis plusieurs mois tout un travail d’identification des politiques publiques du livre qui montre ces différences. Nous travaillons également avec l’AILF (Association Internationales des Libraires francophones) afin de réaliser ensemble des chartes professionnelles pour que les éditeurs indépendants et les libraires indépendants arrivent à mieux travailler ensemble car ils n’entretiennent pas forcément les mêmes relations qu’en France, où tout est très établi et très légiféré. La création africaine est en pleine explosion et ce qui se passe dans bien des pays d’Afrique, francophone, lusophone et anglophone, est captivant, après, malheureusement, les autrices et les auteurs africains ont toujours ce mouvement d’aller vers les anciens pays colonisateurs, aspirent pour beaucoup à se faire publier en Europe. Ils ne sont donc pas facilement accessibles aux lectorats locaux. En effet, si les libraires locales arrivent à se procurer un livre Gallimard à 20 euros, il restera inabordable pour la plupart des acheteurs. Il y a un travail énorme fait par les maisons d’édition indépendantes en Afrique, mais elles doivent lutter contre ce phénomène et cela reste compliqué. Je cite souvent l’exemple de Djaïli Amadou Amal qui a été découverte par les éditions Proximité au Cameroun qui ont publié plusieurs de ses romans, dont Munyal, les larmes de la patience qui a ensuite été réadapté et republié par les éditions Emmanuelle Collas sous le titre Les Impatientes, lauréat du Goncourt des Lycéens en 2020. C’est quelque chose de très positif car c’était la première fois qu’une autrice africaine gagnait un prix de cette envergure, mais, en même temps, le fait que la première édition de ce roman était camerounaise n’a pas été vraiment été souligné ni par les médias, ni par le milieu du livre en France. Nous constatons que les choses évoluent dans le bon sens car les auteurs africains ont de plus en plus de visibilité en France. Pourtant, il faut aussi rappeler que ce ne sont en général pas les maisons d’édition françaises qui sont à l’origine de leur carrière littéraire ou de leurs publications. 

A. G. – Est-ce que la volonté de publier en France reste uniquement liée à une question de prestige, ou existe-t-il une question politique sous-jacente ? Djaïli Amadou Amal aborde la question sensible des mariages forcés, l’éditeur d’origine a-t-il pris un risque en la publiant ? 

C. C. – C’est vrai que son livre est très politique et qu’en plus elle aborde des thèmes qui lui sont très personnels. Je n’ai pas lu l’édition d’Emmanuelle Collas mais l’original est effectivement à charge contre le mariage forcé. C’était certainement un risque de la part de l’éditeur Proximité, peut-être pas un risque politique mais en tout cas un parti pris très fort. Les maisons d’édition en Afrique font preuve d’un vrai engagement sur plein de thématiques et il est important de souligner leur travail. Dans un parcours comme celui-ci – qui est en quelque sorte exemplaire, et qui reste une très bonne nouvelle – l’Alliance assure aussi son rôle de plaidoyer. Nous avons publié il y a un an une lettre ouverte Que dire et où le dire adressée aux intellectuels, aux autrices et aux auteurs, afin de justement les inciter à réfléchir à la question politique derrière la publication, en les incitant, par exemple, à garder leurs droits pour l’Afrique lorsqu’ils signent un contrat avec une maison d’édition en France. Il ne s’agit pas d’en vouloir à quelqu’un qui désire une plus grande visibilité ou qui tout simplement sera mieux rémunéré en publiant ici, mais il peut être intéressant de se poser la question avant de conclure un accord. C’est d’ailleurs déjà le cas pour certaines et certains, ainsi l’autrice ivoirienne Véronique Tadjo garde systématiquement ses droits pour l’Afrique (pour ne citer qu’elle). 

A. G. – Mais le rachat de droits auprès de la maison d’édition d’origine créé aussi un apport financier pour celle-ci… cela nous choquerait peut-être moins s’il s’agissait d’une traduction où tout cela nous paraîtrait finalement très logique, sans que nous nous disions qu’il y a déperdition ou une mise en danger de la culture locale ?

L. H. – Ce n’est pas tant que d’être choqués, car c’est même très bien qu’il y ait des cessions de droits. Mais nous sommes encore sur un tel déséquilibre, avec un flux Nord-Sud qui est abondant et un flux Sud-Nord qui est encore très timide, que la France n’a sans doute pas joué le jeu – surtout dans une cession de langue français-français – en ne précisant pas que la maison d’édition d’origine était camerounaise. Ça avait été la même chose avec Kamel Daoud et son livre Meursault, contre-enquête (Goncourt du Premier roman 2015) qui avait été publié pour la première fois par une maison d’édition algérienne, Barzakh, et non par Actes Sud en France. Beaucoup de gens l’ignorent, et peut-être qu’après tout ce n’est pas grave, mais pour nous ça a une importance, justement parce que ce n’est pas assez courant et que c’est ce que nous essayons de valoriser. Il est essentiel sur l’échiquier mondial que ce ne soit pas toujours l’édition française qui soit valorisée, surtout si on veut tendre vers un équilibre.

Je pense qu’il y a pour cela plusieurs stratégies. Par exemple, les éditions Barzakh en Algérie sont en partenariat avec Actes Sud : quand un livre sort chez eux, il sort soit en même temps, soit juste après en France. Le partage se fait dans les deux sens, chacun apporte ses textes, et la publication simultanée permet à l’auteur de rayonner dans les deux pays. Il y a aussi la stratégie des éditions Elyzad en Tunisie dont on parle beaucoup car Émilienne Malfatto a reçu en 2021 le Prix Goncourt du Premier roman avec Que sur toi se lamente le Tigre publié par elyzad. Cette maison d’édition tunisienne a fait le choix de trouver un diffuseur-distributeur en France. Par conséquent, sa production est disponible en Tunisie à un prix tunisien, et en France à un prix français. Ensuite, il y a la stratégie des cessions de droits, à défaut de trouver des partenariats ou d’avoir les moyens de pouvoir se faire diffuser-distribuer en France, et c’est là où c’est encore très timide. Sans doute aussi parce que les maisons françaises gardent toujours une certaine posture, une méconnaissance, ou un manque d’intérêt de la production africaine. 

En fait, derrière tout cela, il y a la question de « qui est où et quand ». Provoquer les rencontres fait vraiment partie des missions de l’Alliance comme le soulignait Camille, mais nous ne pouvons ni être partout, ni être exhaustifs au vu du nombre de maisons d’édition existantes. Les autres moyens sont les salons du livre et les foires, en tout cas jusqu’à présent car les choses ont certainement basculé avec le Covid. On en revient aux histoires de politiques publiques du livre car, en Afrique sub-saharienne, il y a très peu de programmes aidant des éditeurs ou des délégations à partir dans d’autres pays afin de promouvoir leurs publications. Investir les espaces où les rencontres sont possibles se fait de manière épisodique grâce à des associations comme la nôtre, et pourtant ça reste le point de départ. Il y a donc la question de l’accompagnement et de la structuration des marchés, et là on parle de marchés qui sont émergents en termes de littérature, qui sont finalement très récents. Certaines maisons ont 20 ans, cela paraît beaucoup en regard de la maison mais ce n’est rien par rapport à l’histoire de l’édition dans les pays. 

A. G. – Pourquoi est-ce que ça freine au niveau des politiques publiques ? 

L. H. – Ce n’est certainement pas la priorité, tout simplement parce qu’il y en a d’autres, notamment l’éducation. Les maisons d’édition sont là depuis peu de temps, donc il leur a fallu s’organiser en interne puis dans des collectifs avant d’entamer le dialogue avec les pouvoirs publics. Peut-être que dans certains pays, il y a la question du désintérêt, peut-être que dans d’autres, moins il y a de culture et mieux c’est. Il y a autant de raisons que d’histoires de pays, mais la question de l’alphabétisation revient souvent et explique que la plupart des maisons nouvellement créées se consacrent à la jeunesse. Cela est moins le cas au Maghreb, où les éditeurs publient plus de littérature adulte ou de sciences-humaines. 

A. G. – Je crois que beaucoup de maisons sub-sahariennes publient également des manuels scolaires ? 

L. H. – Il s’agit d’une question pivot car, en Afrique, cette édition scolaire est encore trop peu aux mains des éditeurs locaux. Dans ce cas de figure, nous sommes vraiment dans une posture de prédation des marchés étrangers sur le territoire sub-saharien car l’édition scolaire est encore en majorité française, mais aussi québécoise, voire asiatique. Les éditeurs africains n’en retirent par conséquent que très peu de revenus, alors que cela permettrait un système de péréquation, d’assurer une production autre (en jeunesse, littérature, sciences humaines) à côté. Il faudrait évidemment nuancer en évoquant les spécificités de chaque pays, car ce n’est pas le cas en Côte d’Ivoire, de moins en moins au Sénégal, ça l’est à nouveau au Mali… En tous les cas, c’est l’un des enjeux : une production scolaire qui serait une locomotive, comme ça a pu l’être en France à l’époque d’Hachette. Cela aiderait à développer en parallèle une offre différente, mais cela faciliterait également la mise en place d’un système de diffusion-distribution, aujourd’hui inexistant. C’est pourtant une question qui revient souvent quand on discute avec les professionnels : une fois qu’ils ont leurs livres, comment les faire circuler alors qu’il n’y a pas de structure ? Après, peut-être regardons-nous trop cela avec nos yeux de Français, avec l’idée de systèmes très établis, d’une centrale qui dispatche les livres dans les librairies, de taux de remise, etc. Il y a des libraires dans les capitales africaines, rarement en dehors, mais quand on écoute les éditeurs, ils font de la vente en pirogue, à vélo, en bus, peut-être faut-il aussi arrêter de vouloir aller trop vite et de calquer des modèles qui ne sont tout simplement pas calquables !  

A. G. – Est-ce que les maisons d’édition locales sont représentées dans les librairies de leur pays ? 

C. C. – Je crois qu’il y a encore une méconnaissance du catalogue des maisons d’édition locales par les libraires. De gros groupes, tels que L’Harmattan, sont certainement mieux représentés. Les indépendants connaissent sans doute plus de difficultés. 

L. H. – Il y a quelques années, l’AILF avait mené une enquête qui démontrait que le fonds des libraires sub-sahariennes était composé à 90% de production française. Cela a sans doute évolué, mais le rapport est certainement encore très déséquilibré. Cela s’explique évidemment par le fait que la production africaine est moins prolifique que la production française, mais cela sous-entend tout de même, à mon sens, que les librairies africaines restent réservées à une élite. Encore une fois, il ne faut pas généraliser, car certains libraires sont aussi dans une démarche de sortir hors-des-murs, d’être sur les marchés, au plus proche des gens. 

A. G. – On aurait pu se dire que le numérique constituait une réponse à tout cela, aussi bien à la question prix qu’à celle de la diffusion ?

L. H. – Il y a 15 ans, quand le numérique est devenu une question sur laquelle il fallait se pencher, les éditeurs sub-sahariens étaient bien moins frileux que les éditeurs français. Ils se disaient sans doute qu’ils n’avaient rien à perdre et que ça ne coûtait pas grand-chose d’essayer. Pourtant, on en revient toujours aux mêmes problématiques d’infrastructures. L’Alliance a organisé plusieurs formations sur cette thématique car c’était une demande très forte des éditeurs d’Afrique sub-saharienne, ils ne voulaient pas prendre de retard ni manquer ce train-là. La plupart d’entre eux ont désormais le savoir-faire, mais la question demeure de savoir où commercialiser et comment, c’est-à-dire sur quelles plateformes – car il y en a très peu qui fonctionnent en Afrique, voire pas du tout, et avec quels moyens de paiement car dans la plupart des pays, le paiement par carte bancaire est impossible. Le système de paiement par téléphone s’est un peu développé, certains y croyaient beaucoup, mais nous n’avons pas de retours d’expérience très probants. En tous les cas, c’est un système qui a été expérimenté mais pas encore assez pour que l’on puisse se dire que cela deviendra un modèle. De la même manière, si un Français voulait accéder à un livre numérique du Bénin, il rencontrerait le même souci : il ne pourrait pas payer par carte bancaire, la maison d’édition béninoise serait obligée d’ouvrirun compte en Europe pour pouvoir gérer les transactions par carte bleue. Il y a des problèmes très concrets de compatibilité bancaire et de sécurisation des paiements qui font que le numérique pourrait être une possibilité, mais qu’elle n’est pas encore au point. 

A. G. – Ce qui est intéressant, c’est que vous êtes en contact avec des éditeurs des quatre coins du monde qui sont finalement confrontés à des problématiques qui sont assez communes… Après la crise sanitaire, quels retours enregistrez-vous, le Covid met-il en danger la bibliodiversité ? 

C. C. – L’Afrique n’a pas vécu l’année 2020 comme nous car elle a été relativement épargnée par le Covid. La crise a malgré tout généré l’impossibilité de se déplacer et la fermeture des écoles, même s’il n’y a pas eu de mesures aussi drastiques que les confinements. C’est sans doute moins le cas aujourd’hui où les variants ont dramatiquement touché certains pays. Il est trop tôt pour faire un bilan car les conséquences ne sont pas encore visibles, et que la crise est loin d’être terminée. Par contre, la fermeture des frontières a été très compliquée pour certaines maisons qui n’ont pas d’autres choix que de faire imprimer ailleurs que dans leur pays. En Afrique, on peut donc parler de conséquences indirectes mais néanmoins importantes. La grosse différence est encore une fois qu’il n’y a pas eu d’aides des pouvoirs publics, la question financière a donc été compliquée. 

En Amérique latine, qui a été touchée dès le début sur tous les plans, l’annulation des foires a été très difficile parce que l’économie des maisons d’édition repose beaucoup sur ces temps d’échanges et de transactions. Nos membres se sont retrouvés dans des situations complexes. Nous avons moins de membres en Asie – deux en Inde, un en Indonésie -, pour l’instant il est donc compliqué de savoir mais au vu de ce qu’ils subissent, cela ne doit pas être évident. Les difficultés liées au Covid sont très contrastées en fonction des zones géographiques, mais également en fonction des tailles des maisons et des ressources personnelles des membres. À cela, il faut bien entendu ajouter les situations particulières de chaque pays, les questions politiques au Congo, à Haïti ou en Syrie, par exemple. 

L. H. – Ce qui a tout de même été intéressant, comme nous l’ont fait remonter nos membres dans plusieurs pays, c’est que cette période a permis de revaloriser leurs titres de fonds. À défaut d’éditer des nouveautés, certains éditeurs ont misé sur l’existant, sur les titres de leur catalogue, et c’est vraiment ce qui ressort de positif de cette crise : se rendre compte que le fonds a une valeur, qu’il reste dans le temps. Être éditeur indépendant et défendre la bibliodiversité, ce n’est pas juste être dans l’actualité, c’est également publier des livres qui restent, qui continuent à faire écho, même dix ans après leur publication. Une éditrice nous disait par exemple qu’elle venait de vendre les droits de livres qu’elle n’arrivait pas à vendre depuis des années ; avec la crise, ces livres retrouvaient du sens. En Amérique latine, à défaut des salons, les éditeurs nous ont indiqué qu’ils se sont tournés vers le numérique, la crise leur a donné l’occasion d’essayer de développer de nouvelles stratégies. Ce qui a pu poser problème a été l’investissement (outils, réseaux sociaux) mais l’Alliance a essayé de donner un petit coup de pouce à ces maisons d’édition, grâce à la mise en place d’un fonds de solidarité exceptionnel en 2020. Par contre, ce qui reste criant est la différence entre les pays qui ont été soutenus par les pouvoirs publics et ceux qui ne l’ont pas été. Ceci dit, même en France, nous avons eu des retours très contrastés, entre ceux de toutes petites maisons et ceux de maisons indépendantes bien installées. Si ce déséquilibre existe ici, on peut imaginer ce que cela donne dans des pays où les soutiens à l’édition sont quasiment inexistants. 

C. C. – Après, la force de l’édition indépendante est sa capacité d’adaptation. Je pense notamment à un éditeur indonésien. Il s’auto-distribue car les librairies locales pratiquent une forme de censure : elles ne proposent que certains titres, uniquement de certains gros groupes. Finalement, ses ventes ont augmenté avec le Covid car, justement, ces gros groupes se sont retrouvés en difficulté, alors que lui a pu faire preuve d’adaptabilité. Dans les pays où il n’y a pas de soutien des pouvoirs publics, les maisons n’attendent rien de toute façon, mais elles font preuve d’une vraie agilité. 

L. H. – On peut aussi faire le parallèle avec beaucoup de petites structures en France où une autre activité vient généralement en renfort : cela peut être de l’édition dans un autre domaine, de la prestation de service, etc. Ces différentes casquettes contribuent à une certaine stabilité économique. La rentrée scolaire 2021 sera vraiment déterminante pour les maisons d’édition en Afrique sub-saharienne car, pour certaines maisons, elle équivaut à un livre jeunesse au programme, à du parascolaire…

A. G. – Le Covid a clairement fermé les frontières physiques, mais a-t-elle contribué à renforcer les frontières « mentales », l’intérêt que l’on porte à l’autre ? 

L. H. – Nous n’avons pas de ressenti de repli sur soi-même, au contraire. Les cessions de droits ont certainement diminué car il y a eu moins d’occasions de se rencontrer, mais c’était finalement déjà une tendance avant la crise. Je crois qu’il y a clairement une volonté de la part des maisons d’édition indépendantes d’Afrique sub-saharienne et du Maghreb de faire émerger la création locale, quitte à ce que les textes n’intéressent que les lecteurs de leur pays. C’est vraiment leur vocation première. Nous ne l’interprétons pas comme une création en vase clos, au contraire, l’idée est plutôt de se dire qu’il y a des créateurs locaux, qu’il y en a un peu marre de lire des choses qui viennent d’ailleurs. On constate aussi clairement une envie de développer les échanges Sud-Sud, entre pays africains, avant toutes choses, une volonté de faire circuler les talents d’un pays à l’autre. Dans l’ordre des priorités, c’est devenu une évidence. 

A. G. – Quelle en serait l’explication ? 

L. H. – Je crois qu’il y a un vrai désir de pouvoir s’identifier, et c’est notamment le cas dans la jeunesse qui est l’un des créneaux les plus explorés par les maisons d’édition. Beaucoup d’éditrices et d’éditeurs l’expliquent quand on leur demande pourquoi ils ont fondé leur maison. Une éditrice du Bénin le dit d’ailleurs très bien : elle a lu Blanche-Neige et les sept nains quand elle était petite, elle voulait que ses enfants lisent autre chose, qu’ils puissent se construire avec leurs propres références culturelles, dans un univers qui fasse écho à leur environnement, ce qui est tout à fait compréhensible.  

Cela me rappelle ce que disait d’une façon très juste Sophie Adonon, une autrice du Bénin éditée par des maisons béninoises. Elle a beaucoup travaillé avec des jeunes dans des collèges, notamment sur la question des manuels scolaires. À sa grande surprise, et pour son grand bonheur, il y a beaucoup d’auteurs béninois cités dans ces ouvrages. Derrière tout ça, il y a aussi une question politique : si les enfants, dès leur premier âge, vivent l’attrait de l’extérieur, ne voient que ce qui ne peut pas leur être offert dans leur pays natal, il ne faut pas s’étonner de compter autant de départs ensuite. Il y a quelques années, une éditrice le disait de façon très touchante à Francfort, lors d’une table ronde : sa préoccupation première est que ses enfants soient fiers de vivre dans leur pays, avec des références qui leur parlent, plutôt que de subir une sorte d’acculturation. Je pense que c’est quelque chose qui a été vécu au Québec ou en Suisse. À un moment, c’est important de développer sa propre identité, c’est n’est pas une question de nationalisme ou de repli. Tout cela a un sens particulier dans des pays qui ont été traumatisés par l’histoire, c’est d’autant plus important. La préoccupation consiste donc en une production qui soit issue d’auteurs, d’illustrateurs, d’artistes qui soient du pays, ce qui n’empêche pas un souci d’ouverture évidemment. 

A. G. – Finalement, l’édition mondiale francophone se porte bien ?

L. H. – Ça fait longtemps que nous le disons, elle est riche et diversifiée ! Après elle a des soucis de structuration et de fragilités économiques, d’encadrement politique, mais malgré tout cela elle se porte bien, elle a même connu un sacré boom, et ce n’est pas fini. 

A. G. – Quels sont les types de plaidoyers que vous portez ? 

C. C. – Il y en a de toutes sortes, certains très ponctuels, par exemple nous allons essayer de fédérer et se mobiliser face à des cas de censure, d’atteintes aux libertés d’éditer. Il y a ensuite des plaidoyers plus pérennes, notamment celui sur le don de livres. Cela fait très longtemps que l’Alliance alerte sur les effets parfois néfastes des dons de livre, notamment grâce au travail de sensibilisation remarquable de Marie-Michèle Razafinstalama, des éditions Jeunes malgaches à Madagascar. Il nous semble nécessaire de REpenser le don de livres, qu’il ne soit plus pratiqué avec des livres qui ne sont pas du tout adaptés aux lectorats locaux et qui, surtout, fragilisent voire mettent vraiment dans des postures difficiles les économies du livre locales. Nous cherchons à déconstruire ce modèle, nous voudrions imaginer autre chose. 

A. G. – En quoi est-ce que ces dons fragilisent les économies locales ? 

C. C. – Des livres gratuits arrivent en masse, alors que localement des personnes en produisent dans les langues natales des lecteurs, font un travail de création. Tout ça dévalue complètement les marchés locaux. 

L. H. – Selon les cas, c’est une concurrence que les éditeurs vivent comme déloyale parce que, typiquement dans les bibliothèques, il n’y a plus d’achats. C’est en plus un argument supplémentaire utilisé par les pouvoirs publics pour ne pas soutenir l’achat de productions locales via les librairies. Ces dons déconstruisent ce qui pourrait être une économie intelligente et bénéfique pour tout le monde. Cela distille aussi l’idée que le livre n’a pas de coût, qu’il peut être gratuit, comme si personne n’avait travaillé pour qu’il existe. Mais il y a bien sûr aussi un enjeu fort sur les contenus, parfois « à côté de la plaque ». C’est assez flagrant à Madagascar où une grande partie de la population lit en malgache, qu’elle a appris à l’école. Or, les livres qui arrivent sont en français, et pour beaucoup, ils restent en carton, dans les ports… C’est de l’argent qui est complètement gaspillé de A à Z. 

A. G. – Pour conclure, pourrions-nous évoquer certains projets en cours ? 

C. C. – Nous allons organiser les Assises Internationales de l’édition indépendante à Pampelune du 23 au 26 novembre 2021. Il y a aura des tables rondes et des débats sur les enjeux de l’édition indépendante aujourd’hui. Les grandes thématiques seront le livre et l’écologie, la bibliodiversité, la liberté d’éditer, les langues dites « minorées », et les rapports de domination dans le monde de l’édition. Les Assises sont organisées pour les membres de l’Alliance mais aussi pour tout professionnel, universitaires et curieux : nous attendons donc beaucoup de monde, d’autant qu’elles se déroulent en parallèle de la Foire du livre de Navarre. Les professionnels ainsi que toutes les personnes que ces questions intéressent pourront donc participer. Au vu du climat sanitaire incertain, il y aura un format virtuel. Le programme est désormais disponible

Nous pouvons également évoquer la collection Terres solidaires. Initialement, il s’agit de textes d’autrices et d’auteurs africains qui ont été publiés par des maisons françaises à qui l’Alliance en tant que collectif a racheté les droits afin que des maisons d’édition en Afrique francophone puissent republier ces ouvrages dans plusieurs pays d’Afrique à des prix adaptés aux pouvoirs d’achat locaux. Pour la première fois avec Munyal, les larmes de la patience, de Djaïli Amadou Amal, les droits ont été rachetés à la maison d’édition camerounaise Proximité, c’est sans doute quelque chose que nous allons réitérer en fonction des choix du comité de lecture de la collection. Le but initial a légèrement évolué mais l’objectif reste de faire circuler des livres d’autrices et auteurs africain.e.s en Afrique à des prix abordables. Il s’agit d’un travail collectif car toutes les maisons d’édition qui participent à ces rééditions s’investissent dans la relecture du texte, le choix de la couverture, etc. Le dernier titre qui vient de paraître est Des Fourmis dans la bouche de Khadi Hane, initialement sorti chez Denoël en 2011. Huit maisons d’édition africaines ont collaboré pour permettre à ce livre de trouver une place en Afrique à un prix de vente adapté : Apic (Algérie), Éburnie (Côte d’Ivoire), Ganndal(Guinée), Le Fennec (Maroc), Proximité (Cameroun), Sankofa & Gurli (Burkina-Faso), Tombouctou (Mali) et Graines de Pensées (Togo).

Entrevue avec Pierre Bisiou (Matin Calme)

13 juillet 2021

L’entrevue suivante a été réalisée par Amandine Glévarec et est également disponible sur son blogue http://kroniques.com.

Amandine Glévarec – Quel lecteur étais-tu enfant ? 

Pierre Bisiou – Assez boulimique. Je suis content, il y a des Arsène Lupin partout en ce moment, et j’ai vraiment commencé à lire avec cette série quand j’étais petit, j’adorais ça. Après j’ai lu pas mal de SF, de la poésie, des romans, tout.

A. G. – Comment embrayes-tu par la passion qui devient un métier ? Par les études ? 

P. B. – Mon père lisait beaucoup, j’ai toujours baigné dans les livres. J’ai aussi eu la chance d’avoir de bons profs de français au bon moment. Quant aux études, je ne travaillais pas beaucoup, je lisais, je lisais et je prenais des cafés avec les copains (rires). Mes études ont donc été assez longues, j’ai fait trois Terminales, et j’ai fini par avoir mon Bac en Suède. Je ne savais pas trop quoi faire après, alors j’ai fait psycho, et puis philo, et ça s’est arrêté là. 

A. G. – Comment rentres-tu dans la vie active alors ? 

P. B. – J’achetais beaucoup de livres… un jour mon libraire m’a dit qu’au lieu de dépenser mes sous chez lui, je pourrais peut-être en gagner, il m’a embauché. À l’époque, les pauvres hommes que nous étions avaient encore le service national, je l’ai fait comme objecteur de conscience à la DRAC Île-de-France qui était alors dans le Grand Palais ! J’étais au service Livres et Lecture où je traitais des dossiers de demandes de subventions. Des gens voulaient monter une revue de littérature, Le Serpent à Plumes, et ils cherchaient des aides. C’était alors compliqué d’avoir la première subvention, le CNL avait un budget mais il fallait déjà avoir sorti trois numéros. Nous les avons subventionnés et c’est ainsi que je suis entré en contact avec eux. C’était parti. 

A. G. – Le format revue t’intéressait spécifiquement ? 

P. B. – Oui et non, ça s’est trouvé comme ça. C’était une association, ils étaient très nombreux, c’était un peu compliqué, et il fallait des bénévoles pour faire tourner le truc. Ils ont pensé que j’étais doué avec les chiffres – grave erreur ! -, ils m’ont demandé de faire la TVA, les budgets, etc. À un moment il y a eu un gros clash dans l’association et nous nous sommes retrouvés à quatre. En 1993, nous avons monté une véritable maison d’édition. Une autre aventure commençait. 

A. G. – Pourquoi passer de la revue – peut-être plus éphémère mais qui était un très bel objet – au format livre ? 

P. B. – Nous avions des traducteurs notamment, et des auteurs aussi un petit peu, qui nous poussaient. Ils avaient des textes. Ils nous disaient de sauter le pas et que ce serait dommage de les laisser partir vers d’autres éditeurs.

A. G. – Dans la revue, vous ne faisiez que des textes courts ?

P. B. – Oui, uniquement des nouvelles, 10 auteurs par numéro, périodicité trimestrielle. Nous étions très ouverts sur le monde, c’était varié, vivant, très agréable. 

A. G. – Et ça vous permettait de découvrir de nouvelles plumes ? 

P. B. – Oui, nous avons publié le premier texte d’Abdourahman Waberi par exemple, ou dans le numéro 15, « Le Grand cri caraïbe », nous avions Gisèle Pineau. Elle avait déjà publié un roman « jeunesse », mais elle avait un roman adulte qu’elle avait terminé et qu’elle nous a proposé, ça faisait partie de nos motivations à créer une maison d’édition.

A. G. – Ça a été le premier texte que vous avez publié ? 

P. B. – Il y en a eu 4 rapprochés : Gisèle Pineau avec La Grande drive des esprits, Louis-Philippe Dalembert avec un recueil de nouvelles, Botchan de Natsume Soseki traduit par Hélène Morita que je continue à suivre et dont j’admire le travail comme traductrice, et Reinaldo Arenas avec Adiós a Mamá

A. G. – Vous aviez gardé la revue à côté ? 

P. B. – Oui, un certain temps mais nous perdions beaucoup d’argent. C’était une revue assez luxueuse, très coûteuse. Il a fallu l’arrêter. En 1997 nous avons été rachetés par Philippe Robinet. Il nous a professionnalisés, il a embauché, c’était un moment de développement très intéressant pour Le Serpent à Plumes. 

A. G. – La gestion d’une maison devait être très différente de celle d’une revue, surtout si vous n’aviez pas d’expérience dans le domaine…

P. B. – Oui, et c’est ce qui nous a coulés en 1997. Pas au niveau des retours, plutôt au niveau de la trésorerie. Nous n’en avions pas, nous étions toujours en train de courir après l’argent. Si tu n’as pas de fonds, c’est très difficile. 

A. G. – Comment aviez-vous résolu le problème de la distribution ?

P. B. – À l’époque, nous étions chez Distique qui n’existe plus, puis nous étions passés chez Interforum. À un moment, ils ont exigé une provision sur retours. C’était une obligation contractuelle classique, mais nous n’avons jamais réussi à la constituer. Ce qui a précipité notre vente de 97. 

En 2000, nouvelle revente, la maison change encore de mains. Pourtant la maison ne se portait pas si mal. Sans doute trop de querelles de personnes, comme souvent.

Pour ma part je m’occupais de la collection de poche, Motifs. C’était le bonheur absolu en tant qu’éditeur, une sorte de chasse au trésor quotidienne ! Découvrir un livre, acheter les droits, le rééditer, un peu comme quand, adolescent, je partageais les livres que j’avais aimés.

A. G. – Quels sont les titres où tu t’es vraiment fait plaisir ? 

P. B. – La Ballade de la trompette et du nuage de Ciril Kosmač, un Slovène, publié aux Presses orientalistes de France. Ce n’est peut-être pas celui que nous avons vendu le plus mais c’était un texte merveilleux ! Il y a aussi eu tout le travail avec Dany Laferrière dont j’avais commencé à reprendre les titres et encore nombre de collaborations passionnantes. Notamment un gros travail autour de l’Afrique, la rencontre avec Aminata Sow Fall, Boris Boubacar Diop, Koulsy Lamko et plus tard Ken Bugul. La ligne générale était l’ouverture au monde, je pense que sur 200 publications nous touchions une centaine de pays. 

A. G. – Mais cette volonté – dès la revue – d’amener en France des littératures du monde entier devait aussi engendrer un sacré travail de recherche, et aussi des coûts de traduction ? 

P. B. – Pour la revue, c’était assez particulier parce qu’il s’agissait de nouvelles, un genre qui n’intéressait pas tant les éditeurs français. L’accès aux textes était facile. Je me souviens que nous avions publié Margaret Atwood, certaines de ses nouvelles, mais aussi des livres, en Motifs et en première édition, dont La Petite poule rouge vide son cœur, un recueil. Quand je vois le succès qu’elle a maintenant, incroyable. En revanche oui les coûts de traduction étaient lourds et nous ont toujours pesé, mais c’était un choix.

A. G. – Vous vous étiez constitué un vivier d’auteurs en fait ? 

P. B. – D’auteurs et de traducteurs. Je parlais d’Hélène Morita mais il y a eu aussi André Gabastou ou Liliane Hasson, les traducteurs du début nous ont accompagnés très longtemps. 

A. G. – Tu as une appétence pour les langues étrangères toi aussi ? 

P. B. – C’est horrible mais non, je ne parle quasiment rien, je n’ai pas d’oreille, je n’ai que des yeux (rires). J’ai en revanche une grande admiration pour le travail des traducteurs, pour leur enthousiasme et pour cette démarche qui est assez frustrante à bien des égards. 

A. G. – Nous nous sommes arrêtés en 2000…

P. B. – En mars 2004, nous fêtons les 10 ans de la collection Motifs, quand le nouveau patron nous annonce qu’il a vendu le Serpent à Plumes aux éditions du Rocher. Le lendemain c’était fini pour toute l’équipe. Et pour pas mal d’auteurs. Ça a été une période compliquée. 

A. G. – Tu as pris tes distances à ce moment-là ? 

P. B. – Oui. À un moment, j’ai remonté une petite maison d’édition qui s’appelait Ubu. Nous avons fait une dizaine de titres mais ce n’était pas tenable, toujours en raison du manque de trésorerie. J’avais des auteurs du Serpent à Plumes, comme le génial Trevor Ferguson, mais aussi de nouvelles plumes, tel My-Seddik Rabbaj, un écrivain marocain que je suis toujours et qui publie très prochainement un nouveau roman aux éditions du Fennec, Différent

A. G. – J’ai l’impression que ton parcours est émaillé à la fois de belles rencontres avec des auteurs que tu n’as pas envie de lâcher, et de bisbilles commerciales qui te dépassent complètement…

P. B. – C’est un milieu où il y a beaucoup de joie, pas mal d’égo, et très peu d’argent. Le mélange des trois est assez délicat. Il y a des enjeux intellectuels importants, mais tout cela est biaisé par l’écart entre la fascination pour le livre et le manque criant de lecteurs. Le livre représente un CA (Chiffre d’Affaire) très important dans le secteur culturel, mais beaucoup de structures évoluent sur le fil. De temps en temps, un éditeur est racheté par un groupe, ce qui n’est pas forcément une solution à terme, comme nous l’avons expérimenté. Alors voilà, soit tu trouves à un moment un équilibre, soit tu ne le trouves jamais, ce qui a été notre cas. C’est difficile, mais c’est le métier. 

A. G. – On a souvent l’impression que l’économie de fourmis concerne plus les libraires que les éditeurs finalement…

P. B. – Alors que c’est pareil, et que ce n’est pas mieux pour les auteurs, en premier lieu, qui ne sont pas vraiment payés pour ce qu’ils font. Bon, les diffuseurs-distributeurs s’en sortent à peu près (rires). Mais fondamentalement il n’y a pas assez de rotation de livres, de ventes. Le gâteau est peut-être mal partagé, mais il est surtout trop petit. C’est triste de voir la qualité des livres aujourd’hui, avec ces papiers qui jaunissent au bout d’un an, la fabrication s’est vraiment dégradée. Même au niveau des illustrateurs, il y a tellement d’images d’agences. Toutes ces économies faites sur la qualité physique du livre ne se retrouvent pas, c’est juste la compensation des ventes perdues. C’est sûr que les millions d’Asterix vendus font un chiffre global apparemment correct, mais l’élastique est de plus en plus tiré entre quelques gros et une infinité de petits qui vendent beaucoup trop peu. 

A. G. – Tu t’inquiètes d’une mise en danger de la diversité ? 

P. B. – Je ne sais pas. En dépit de tout il y a aussi toujours des gens qui se lancent avec de nouveaux projets, de nouvelles envies, que ce soit des libraires, des auteurs, des éditeurs.

A. G. – Mais on retombe sur le paradoxe de la surproduction et de la difficulté pour le lecteur de faire un choix

P. B. – Et sur la question du temps consacré à la lecture. Quand on parle d’une série TV qui dure 74 heures, ce sont autant d’heures de loisir retirées à la lecture. Je prends beaucoup le train, je vois de plus en plus de gens qui regardent leurs séries. 

A. G. – Alors peut-être fait-il s’adapter aux nouveaux usages comme Rocambole qui propose des séries…

P. B. – C’est une très bonne idée. J’y crois beaucoup. J’ai l’exemple coréen des webtoons que je trouve génial. Ils proposent une lecture adaptée aux smartphones que nous avons tous dans nos poches, et en même temps hyper qualitatif. Et de surcroît cette écriture renouvèle la BD grâce à un fil narratif très prenant. C’est ce dont le livre a besoin : s’adapter aux nouveaux supports. 

A. G. – Et pourtant tu viens de remonter Matin Calme, une maison traditionnelle, en livres papier

P. B. – Ils sont vendus en e-pub aussi, évidemment, mais ce n’est pas un axe sur lequel on mise pour l’instant. 

A. G. – Une maison qui présente un axe très spécifique : du polar, et du polar uniquement coréen. 

P. B. – C’est un peu la leçon du Serpent à Plumes où j’entendais les libraires et les journalistes demander quelle était « notre ligne ». Ça me perturbait parce qu’il n’y avait pas de ligne à proprement parler, mais des choix. Or je voyais que ça ne percutait pas. Alors, quand il s’est agi de remonter une maison je me suis dit que j’allais prendre les choses à rebours. Au lieu de jouer une ouverture maximale, j’ai choisi de tout miser sur un axe simple, clair : 1° polar, 2° coréen. L’idée était de se dire que si nous voulions amener du neuf et être entendus, être vus, être compris, il fallait une ligne simple et lisible. 

A. G. – Comment en es-tu arrivé à cet axe ?  

P. B. – J’ai toujours été dans la littérature classique, je ne connaissais guère le milieu du polar. Mais j’avais déjà noué une certaine relation avec la Corée. Il y a un point particulier avec la Corée : les traductions sont réalisées en binômes. Un Coréen traduit de sa langue vers un français plus ou moins achevé, puis un Français, pas forcément bilingue, réécrit le texte en essayant de conserver sa spécificité, sa langue et son style. Après mon expérience Ubu, j’ai commencé à travailler avec une amie traductrice coréenne, Kyungran Choi. Depuis nous avons traduit ensemble une dizaine de romans. Parmi ceux-ci, le premier d’un jeune auteur, Kim Un-Su, qu’elle avait découvert avec son premier roman, Le Placard. Nous avons aussi traduit Jeong You-jeong et son roman Généalogie du mal, et Kim Young-ha qui est sans doute l’un des premiers à faire du polar moderne coréen. 

Or un jour, je tombe sur un article du Guardian qui  annonce le « K-thriller », le polar coréen, comme étant le futur du genre après la mode scandinave. Les auteurs cités sont justement Kim Un-Su et Jeong You-jeong. Je me dit que c’est dommage de les traduite pour d’autres, qu’il y a peut-être quelque chose à faire de plus concentré. A l’époque je pense à une collection au sein du Serpent à Plumes. J’ai des rapports très amicaux avec Kim Un-Su que j’avais rencontré à Francfort, à Séoul et à Paris. Je commence à repérer d’autres talents, comme Seo Mi-ae. Entretemps, Le Serpent à Plumes est à nouveau vendu et même coulé par ses nouveaux propriétaires. Mon projet est déjà bien avancé, je me dit que c’est l’occasion de créer une nouvelle maison d’édition. Je fais le tour de Paris pour chercher des financements. C’est finalement avec Olivier Mitterrand que l’affaire se concrétise. Tout va très vite. Nous nous rencontrons pour la première fois en janvier 2019 et notre premier titre sort en janvier 2020. 

A. G. – Olivier t’a fait un chèque en blanc ?

P. B. – (rires) Du tout. Nous avons travaillé longuement le budget avec Irene Rondanini, qui était également de l’aventure du Serpent à Plumes. Quand nous avons trouvé ce qui nous paraissait le bon projet, le bon équilibre, nous nous sommes lancés. 

A. G. – Et vous avez pu vous appuyer sur un circuit de distribution pré-existant ?

P. B. – À la Martinière, Le Serpent à Plumes était diffusé/distribué par Interforum qui avait marqué un fort intérêt pour cette idée de polars coréens. Quand je leur ai demandé s’ils nous suivaient maintenant que nous avions monté une maison indépendante et non plus une collection, ils ont été plus tout de suite favorables. Il se trouve que durant nos discussions, le film Parasite a connu un succès fabuleux. C’était parfait. Toutes les planètes étaient parfaitement alignées. Jusqu’à mi-février 2020…

A. G. – Tu n’avais pas prévu la crise sanitaire…

P. B. – Tout se déroulait au mieux. Le festival Quais du Polar avait programmé nos deux premiers auteurs pour un focus coréen, les Coréens à leur tour programmaient un Quais du Polar à Séoul. Kim Un-Su et Seo Mi-Ae venaient faire une tournée en France et… Voilà !

A. G. – Tu refais le tour des librairies ? 

P. B. – Oui, sans mes auteurs malheureusement, mais je vais partout, à l’Est, dans le Sud, en Bretagne… c’est important d’expliquer aux libraires le projet. 

A. G. – Les trouves-tu réceptifs après une période qui a été fatigante ? 

P. B. – Dans l’ensemble, oui. Mais je ne cherche pas seulement à évangéliser et à porter la bonne parole du polar coréen, j’essaye aussi d’être attentif au point de vue du libraire. Comme par exemple sur le positionnement de certains titres. Il faut ce feedback du vendeur. 

Par ailleurs les lecteurs en pleine période de crise ne sont pas allés vers nos livres spontanément, hormis ceux déjà sensibles à la culture coréenne. La curiosité n’était plus à la mode, les gens ont acheté ce qui était partout, ce qu’ils voyaient à la télévision. Nous avons donc absolument besoin du libraire, c’est son pouvoir de prescription qui est la clef pour nous.

A. G. – Tu as aussi la difficulté de ne pas pouvoir faire venir tes auteurs pour l’instant en France ? 

P. B. – C’est un souci. Comme tous, nous avons fait des visioconférences. De plus Quais du Polar nous réitère sa confiance et quatre de nos auteurs sont invités par le festival. Certains vont enregistrer des présentations de films noirs coréens, d’autres participeront à des tables rondes en direct depuis Séoul. Ce sera déjà une grande joie en attendant de pouvoir les inviter à nouveau en France.

A. G. – Toi qui n’étais de prime abord pas lecteur de polar, avec le recul peux-tu te dire qu’il y a une spécificité coréenne ? 

P. B. – Il y a quelque chose de très marquant, c’est leur amour pour les grandes scènes. Ils adorent prendre des pages entières pour plonger le lecteur dans des scènes décrites par le menu, un peu comme ces ralentis de cinéma. Ils sont également très attachés aux personnages : même ceux qui sont annexes, que vous ne croiserez qu’une fois dans le roman, possèdent une personnalité forte, complexe. À côté de ça, ce sont moins des romans d’intrigue, même s’il ne faut pas généraliser car dans Le Portrait de la Traviata de Do Jinki au contraire tout est dans l’intrigue. Mais, sinon, l’enjeu est ailleurs, dans ces grandes scènes, ces personnages, et aussi dans les questions sociales, très présentes.

Nous sommes sur des polars différents de ceux auxquels nous sommes habitués. Les auteurs coréens n’écrivent pas avec nos codes, surtout qu’ils ont peu lu les polars occidentaux. En fait, cela ne fait pas si longtemps qu’ils se consacrent au polar. Il y a eu des romans policiers dans les années 50/60 mais le genre était alors très marqué par la guerre entre les deux Corées et le style était plutôt celui du roman de gare avec de très belles espionnes maléfiques, ce genre de choses. Depuis 10 ou 15 ans, tout a changé. La société coréenne était encore sous domination militaire jusque dans les années 80, après quoi il y a eu la démocratisation et une formidable ouverture. Le polar coréen d’aujourd’hui est marqué par ces deux aspects : l’héritage d’une société minée par l’ancien pouvoir, son impunité, ses réseaux secrets, d’une part, et d’autre part les nouvelles questions sociales telles que le harcèlement, la maltraitance, la dépression. Le mouvement #metoo a eu un grand impact en Corée, tout ceci nourrit le polar moderne du pays.

A. G. – Le problème de l’accès aux textes va dans les deux sens, eux aussi avaient du mal à accéder aux titres étrangers…

P. B. – C’est sûr, même si la nouvelle génération connaît mieux la littérature occidentale, quand les plus anciens n’avaient pu lire que Agatha Christie, Conan Doyle ou Maurice Leblanc. Finalement, ils se sont développés avec une certaine autonomie, et c’est ce que j’apprécie. Leur façon d’écrire est très libre, pas encore engluée dans des codes mondialisés. Et les thèmes également sont très riches. C’est un axe éditorial majeur pour nous, essayer de présenter aux lecteurs francophones toute la diversité du nouveau polar coréen. 

A. G. – Cette approche cinématographique te laisse penser que ce sont des livres qui se prêteraient facilement à l’adaptation ? 

P. B. – Les deux mondes sont très proches en Corée. D’ailleurs il y a assez peu d’adaptations de romans car les romanciers deviennent facilement scénaristes et écrivent directement pour le cinéma. Ainsi, Été, quelque part, des cadavres de Park Yeon-Son que nous avons publié en janvier est certes le premier roman d’une jeune autrice, mais celle-ci est déjà scénariste de plusieurs films et séries. Le livre de Kim Un-Su, « Les Planificateurs » a été adapté par l’un de ses amis romanciers devenu réalisateur pour l’occasion. Il y a donc cette grande proximité entre le cinéma et le livre. Il y a aussi le phénomène des webtoons dont nous avons parlé, et de l’écriture en feuilletons sur le web, ce sont d’autres façons d’écrire qui font aussi la spécificité de la Corée. 

A. G. – Est-ce que le marché du livre se porte bien là-bas ? 

P. B. – Ils semblent connaître une baisse de la lecture, mais c’est encore plutôt correct. Ils ont une littérature assez classique, le polar était un genre encore discret chez eux il y a une poignée d’années, avec des tirages de 3000 exemplaires. Désormais ils voient qu’à l’étranger les ventes atteignent des chiffres phénoménaux, disons depuis 3 ou 4 ans, alors les ventes décollent à leur tour en Corée. C’est par exemple le cas avec Seo Mi-Ae, dont nous avons publié Bonne nuit maman. Ce titre sorti presque discrètement il y a quatre ans là-bas a été vendu depuis dans 20 pays et le second volume de sa trilogie est devenu immédiatement un best-seller en Corée lors de sa sortie il y a deux mois. Et, bonne nouvelle, il paraîtra chez Matin Calme en français au mois d’octobre (« Chut, c’est un secret »). En Corée, une nouvelle génération – très féminine d’ailleurs – s’est emparée du polar et ravive le marché du livre. 

Il y a un point que les libraires comprennent très bien, mais que les lecteurs ont peut-être plus de mal à discerner, c’est la grande maturité du polar coréen. Les auteurs écrivent déjà dans tous les styles imaginables. Tu peux trouver du roman à intrigue tel que le fait Do Jinki dans Le Portrait de la Traviata, mais aussi bien des polars avec des vampires, du thriller psychologique, des polars historiques, du roman noir étouffant, de pures comédies policières… Pour l’instant, nous essayons de montrer cette richesse. De fait il n’y a pas chez Matin Calme un livre qui ressemble à un autre. Cela peut créer une certaine frustration chez des lecteurs qui vont adorer un titre et qui voudraient retrouver « le même » dans notre livre suivant. Mais nous voulons valoriser cette diversité. Chaque livre doit rester une découverte, nous aurons tout le temps de nous répéter plus tard ! 

A. G. – Finalement, à qui t’adresses-tu en premier ? aux lecteurs qui aiment l’Asie, ceux qui se cantonnent au polar ? Comment toucher les autres ? 

P. B. – Nous touchons assez facilement ceux qui aiment l’Asie, me semble-t-il. Mais l’objectif est de montrer à ceux qui aiment le polar qu’ils peuvent nous faire confiance et qu’ils trouveront des titres qui leur plairont. C’est notre défi, amener vers nos livres un lectorat que rien n’attache à l’Asie.

A. G. – Même en blanche, la Corée ne semble pas très représentée pour l’instant ? 

P. B. – Il y a une collection coréenne chez Picquier qui est très suivie. Il y a aussi les classiques des Scènes coréennes, chez Imago ainsi que Decresenzo. Plus récemment nous avons assisté au succès de Cho Nam Joo avec Kim Jiyoung née en 1982 (Nil, 2020). Nous avions aussi publié quatre romans de Han Kang au Serpent à Plumes, une auteure fabuleuse qui avait obtenu l’International Man-Booker Prize en 2016 pour La VégétarienneGallimard a une importante traduction en cours et Pachinko a connu un fort beau succès. Et en polar coréen, Rivages a publié des deux dernières années deux superbes polars de Pyun Hye-Young.

Autre preuve de cette pénétration de la littérature coréenne en France, et du polar en particulier, nous avons vendu tous nos premiers titres en poche. Kim Un-su est désormais bien établi chez Points, Seo Mi-ae est dans la short-list du prix des lecteurs du Livre de Poche et l’an prochain nos autres titres sortiront chez Folio NoirPocket et Harper Collins. La vague coréenne est là, n’en doutez pas !

Cette vague – hallyu, en coréen – a touché le monde entier et s’est étendue à tous les domaines. Le cinéma bien sûr, les séries TV et les dramas, mais aussi la cuisine, la peinture, la danse. De plus en plus de jeunes occidentaux apprennent le coréen comme notre stagiaire actuelle, Camille Bardes, qui se destine à une carrière de traductrice du coréen. 

Et puis il y a la K-pop. Elle attire aussi beaucoup de jeunes vers la Corée, et leur donne envie par la suite de découvrir également sa littérature et toutes ses autres promesses culturelles. 

A. G. – Et toi tu n’as pas peur de te lasser alors que tu étais ouvert sur le monde entier ? 

P. B. – Mes lectures personnelles compensent pour une part. Ces derniers temps je lis et relis Le miroir des âmes simples et anéanties et qui seulement demeurent en vouloir et désir d’amour de Marguerite Porete. Mais oui c’est un risque éditorial aussi. Je pense que le moment venu nous nous autoriserons à faire du polar sénégalais, laotien, anglais ou canadien, même au sein de Matin calme, ce n’est pas un problème. Pour le moment, nous allons tout de même essayer d’être gentils avec les libraires et les lecteurs en suivant la ligne que nous nous sommes fixée (rires). Mais nous allons faire un petit écart en août. Oui, déjà, pardon. Nous publierons une coréenne, mais pas pour du polar, pour un essai. BTS : au cœur des ARMY de Lee Jeeheng, est un essai sur les ARMY, les fans de ce fameux groupe de K-pop qui affole les compteurs de YouTube et Spotify. Nous avons adoré nous lancer dans ce projet, vous comprendrez en le lisant, c’est un monde extraordinaire !

Quant à 2022, vous verrez, nous sommes en train de travailler sur des nouvelles ouvertures/aventures éditoriales absolument excitantes. Donc nous vous donnons rendez-vous dans les libraires, vous devriez aimer.

Entrevue avec Gérard Berréby (Allia)

1 juin 2021

L’entrevue suivante a été réalisée par Amandine Glévarec et est également disponible sur son blogue http://kroniques.com.

Amandine Glévarec – Cher Gérard, je suis ravie de vous rencontrer, d’autant plus que vous avez plutôt la réputation d’être un homme discret. C’est une volonté de vous tenir quelque peu en dehors du monde littéraire ? 

Gérard Berréby – Avant tout, c’est par convenance personnelle, cela correspond à mon tempérament. Je n’ai absolument aucune envie de bousculer ma tendance personnelle. 

A. G. – Serait-ce aussi une posture d’éditeur de se dire que l’intérêt est de mettre en avant les livres, et de ne vous voir que comme un passeur ? 

G. B. – Je ne crois pas car dans une posture il y a une dimension spectaculaire, une dimension de représentation dans laquelle le paraître prime sur le reste, et pour moi ce n’est pas du tout le cas. Je ne peux pas être à la fois juge et partie. Je fais des choses, je les fais à ma guise, avec mes propres moyens, et je peux difficilement commenter ce que je fais. Si cela est perçu comme de la discrétion ou comme mystérieux, secret, bizarre, je suis d’accord, je ne suis contre aucune opinion. Mais ce n’est pas à moi de commenter les commentaires sur mon travail, sinon on n’en finirait pas. Je fais les choses car je pense que je dois les faire ainsi, mais je ne donne pas de leçons, je ne veux surtout pas avoir la responsabilité d’être un modèle. Ce qui compte le plus pour moi est ce qui est rendu public dans ce que nous faisons, ce que j’anime, coordonne ou dirige.

A. G. – C’est aussi une façon d’être reconnu plus dans le « faire » que dans le « être » ?

G. B. – C’est le sens de la poésie, le « faire », on n’existerait pas sans. C’est quelque chose de vivant qui sort de là, toute une alchimie s’opère. Nous ne sommes pas dans la concurrence, ni dans la compétitivité. Ce n’est pas que nous ne sommes pas comparables, mais nous ne nous comparons à personne, et nous avons l’impression de ne ressembler à personne. Cela procure une certaine liberté.

A. G. – Est-ce que cette distance vous permet aussi de garder un panorama plus global d’une ligne éditoriale qui se construit d’année en année, de construire un catalogue fort en suivant une direction qui doit vous rester claire ? 

G. B. – Cette ligne est claire et naturelle, elle est personnelle c’est certain, mais elle est partagée avec les gens qui prennent part à Allia car je ne suis pas seul. Si ce que je fais donne un résultat, si cela attire l’attention ou accroche le regard, si des gens s’y intéressent et que ça leur apporte quelque chose, c’est parfait. Si ce n’était pas le cas, cela ferait longtemps que nous aurions disparu. Je crois que nos livres répondent à un besoin. Ce sont des choses que l’on sent, c’est comme l’air du temps. Il en va de même pour saisir une bonne idée et rester convaincu que c’en est une, la réaliser, la rendre publique et tenter de l’imposer. Ce qui frappe, ce n’est pas tant la qualité de ce que nous réalisons que l’absolue liberté qui nous guide dans ce que nous faisons. Comme c’est un comportement qui n’est pas très courant, cela impressionne beaucoup, mais je ne fais aucunement la critique de l’édition ou des autres éditeurs. J’achète tous les jours des livres d’autres éditeurs, pour ma curiosité et mon intérêt personnels. 

A. G. – Est-ce qu’on pourrait en profiter pour essayer de définir votre ligne éditoriale ? 

G. B. – C’est très complexe, c’est une vision et une interprétation du monde. Je crois qu’il y a des choses qui doivent se dire, que l’on n’entend pas, il y a des choses qui devraient exister et qui se font rares. Mais en me demandant de définir une ligne éditoriale, et je pense que j’en suis incapable, je crains de m’enfermer aussitôt. Je ne serais donc pas bon dans l’exercice. Nous faisons des choses qui pour moi, quand on les voit de l’extérieur, se relient entre elles de manière tout à fait naturelle. Vous avez utilisé le terme « fort » tout à l’heure. Je crois comprendre que vous percevez l’alliage et la cohérence entre les divers domaines dans lesquels nous intervenons. Aucun titre de notre catalogue, qui en compte désormais huit cents, ne se sent véritablement étranger à un autre titre qui est là. Je crois que c’est cela qui est « fort ».

A. G. – Vous me parlez de liberté, vous m’avez parlé de poésie, je ne peux pas m’empêcher de faire le lien entre les deux, surtout à propos d’Allia qui est une maison très littéraire, avec la volonté marquée de mettre en avant des premiers romans, des audacieux, des novateurs – je pense notamment à L’Été des charognes de Simon Johannin. Ce serait aussi votre signature ? 

G. B. – Si vous voulez. L’audace, c’est de publier L’Été des charognes, c’est une claque à la lecture, c’est une claque pour le public, et c’est surtout nous passer de la facilité de faire comme les autres. Il y a beaucoup de choses qui se ressemblent, et après L’Été des charognes, on a vu une multiplication de tentatives littéraires et de romans – qui étaient en gestation déjà, je ne dis pas qu’il s’agissait de copies conformes – et certains ont pensé que c’était un genre bankable qu’il fallait développer. Demain, ce sera la littérature albanaise ou je ne sais quel mouvement de sciences inhumaines… Quel que soit le domaine dans lequel Allia intervient, nous essayons de créer quelque chose qui soit inédit. Lorsque nous nous sommes tournés vers le domaine de la musique, cela ne se trouvait pas trop en France et nous avons réussi à publier tous les grands noms de la critique anglo-saxonne. Depuis, ça a fait des petits et des collections se sont créées dans plusieurs maisons d’édition, c’est une très bonne chose. À ce moment-là, nous faisons un pas de côté. C’est pourquoi je vous dis que nous ne sommes pas en concurrence. Je pourrais tout à fait faire ce travail dans une maison traditionnelle où je devrais publier quinze ou vingt livres par an, où j’aurais un salaire pour ça, mais ça ne m’intéresse pas. Notre premier livre dans le domaine de la musique, Lipstick Traces de Greil Marcus, a marqué les esprits. Quelque chose s’est passé, ça a mis le feu là où il n’y avait rien. Quand je publie Simon Johannin, c’est pareil. Voilà ce qui m’intéresse : trouver des choses qui répondent à un besoin que l’on ressent plus ou moins confusément, donner des cartouches pour l’alimenter et pour y mettre un peu d’ordre. C’est une façon de participer à la grande confusion publique. 

A. G. – On pourrait penser qu’économiquement, ça peut être très audacieux de miser sur chaque bouquin en ne répondant pas à ce qui est attendu mais en provoquant la demande. Surtout sur des petits livres qui ne sont pas vendus très chers…

G. B. – Si je vous comprends bien, vous me demandez comment on fait pour parier sa chemise à chaque livre et ne pas la perdre ?

A. G. – C’est ça !

G. B. – Bon, vous me voyez à travers un écran et je ne donne pas l’impression d’un homme qui est à la rue, ça veut donc dire que c’est possible. Cela signifie que l’on se monte la tête, qu’on s’invente des histoires, et que le discours ambiant d’intoxication qui paralyse tous les esprits qui souhaiteraient faire quelque chose fonctionne. Mais si vous tournez le dos à ce discours, vous voyez que beaucoup de choses sont possibles. Je ne dis pas que c’est facile, je ne dis pas que tout le monde peut le faire, mais c’est faisable puisque nous le faisons, et cela depuis presque quarante ans. 

A. G. – La maison a été créée en 1982, votre rythme de publication était peut-être un peu plus lent au début et s’est accéléré sur les dernières années ? 

G. B. – Ce serait un peu réécrire une histoire qui s’est faite au quotidien. Dans les dix premières années, ça ne marchait pas du tout, je me demandais quelle était cette vanité à vouloir poursuivre. En fait, je ne m’étais pas suffisamment investi. Au bout de dix ans, je me suis donné la peine de plonger complètement et de faire en sorte que les éditions Allia existent. On a commencé à un rythme de dix livres par an, puis on est passé à une quinzaine. Nous nous situons maintenant autour de trente livres par an. La règle de base, à mes yeux, est qu’il faut absolument faire à travers sa propre idée et sa propre sensibilité. C’est ce qui manque le plus : des voix qui s’élèvent, des auteurs, des contenus, des analyses qui se distinguent. Je m’enorgueillis de publier des gens qui ont trouvé une écoute et un lectorat avec des projets qui, sur le papier, n’étaient pas faisables. Si vous parvenez à les faire exister, ça décuple leur image parce que tout le monde pensait que c’était impossible. Si, c’est possible d’être indépendant. Quoique l’indépendance ne veuille rien dire, car on peut l’être et publier de la daube. Mais si l’indépendance est liée à une indépendance d’esprit, à une indépendance politique, littéraire, à l’abri des autorités culturelles, universitaires, alors faire avec d’autres gens en marge de toutes ces autorités et de tous ces milieux reconnus donne du sens au fait d’être indépendant. C’est en écho avec les livres. La façon dont on se comporte et dont on fait les choses est directement liée à l’esprit, au spirit, qui est contenu dans nos divers ouvrages. Je ne suis que la résultante de tout ça, un homme qui sort de l’esprit des livres qu’il fait, qui recolle les morceaux et rentre chez lui après. Et revient le lendemain. 

A. G. – Vous me parlez spirit, mais il y a un mot qui ressort, c’est « politique »

G. B. – Fondamentalement. 

A. G. – C’est aussi le rôle de l’éditeur ? Au-delà de donner au public ce qu’il n’attend pas ? 

G. B. – D’abord, le public ça se gifle. Cela ne m’intéresse pas d’être là et de faire des études de marché pour savoir ce dont le public a besoin. En revanche, si je pense qu’une chose lui serait utile, alors je l’impose et comme on ne s’y attend pas, cela correspond à une gifle que l’on donne. Fondamentalement, dès qu’un public s’habitue, il faut le bousculer. Je vous donne un exemple : en 1992, j’ai publié les Pensées de Leopardi qui étaient très peu connues en France, et on en a beaucoup parlé, le livre s’est très bien vendu, on l’a réimprimé très vite, ce dont nous n’étions pas du tout coutumiers. Des esprits bienveillants m’ont dit « c’est bien » – quand ça commence ainsi c’est généralement mauvais signe -, « tu as trouvé ta voie » – vous imaginez le drame -, « tu devrais te spécialiser dans la publication des classiques italiens ». Alors, juste derrière, je sors un livre de Francis Picabia, un grand dadaïste, qui s’appelle Jésus-Christ Rastaquouère, parce que d’une part je m’étais senti enfermé dans quelque chose, et de l’autre, en publiant Picabia, je n’avais pas du tout l’impression de trahir ce que j’avais fait précédemment. C’était une provocation d’intervenir dans un tout autre champ mais il y avait aussi une cohérence. Quand on a une démarche, finalement on n’en a pas, puisque par essence on se cherche et, ce qui est excitant, c’est qu’on ne se trouve jamais. C’est donc une recherche et un travail perpétuels. Pour définir ce que je fais, ou ce que j’essaye de faire, je peux à la limite définir le passé de ce que j’ai fait… Les aléas quotidiens, votre vie, vos humeurs, sont des choses déterminantes. Vos rencontres, les gens qui influent sur vous, les événements que vous traversez dans votre vie intérieure et dans la société, tout cela participe à votre devenir et au devenir éditorial, aux livres que nous inventons. Peut-être qu’à travers certains livres, on peut exister autrement, peut-être qu’il y a autre chose qui se passe. En tout cas, ce ne sont pas des réponses mais des éléments qui participent à ce qu’on se construise, chacun de notre côté, des réponses. 

A. G. – Est-ce que ça suivrait l’idée que, tout comme on dit que l’écrivain écrit le livre qu’il aurait aimé lire, l’éditeur publie le livre qu’il aurait aimé trouver en librairie ? Si vous suivez votre air du temps, comment est-il ?

G. B. – Catastrophique. C’est ça qui donne envie de faire des choses, car si tout allait bien… j’aurais autre chose à faire. 

A. G. – Qu’est-ce qui vous inquiète ? 

G. B. – Tout, dans tous les domaines. Je les vois, tous, impatients d’être sur la liste des prix littéraires, ils veulent tous en être, passer dans les émissions de radio ou de télévision, tous être reconnus, même les plus voyous d’entre eux, c’est cela qui est terrible. Ensuite, ils ne sont plus voyous, mais ils gardent la pose. Il y a un côté mauvais garçon qui transpire un peu de notre activité, de nos publications, et certains s’y retrouvent à un moment puis plus par la suite. Au début ils sont attirés par un côté un peu punk de notre catalogue, par notre façon d’être. Et puis le temps passe, on vieillit, et ils ressentent comme un besoin de respectabilité qu’on ne peut pas leur offrir. Il y a des chemins qui se séparent. C’est pour cette raison que je dis que nous avons une politique éditoriale mais pas de politique d’auteurs. Nous ne chérissons pas un auteur qui va écrire un, cinq ou quarante livres tout au long de sa vie et que nous publierons tous. C’est chaque fois une remise en question. 

A. G. – Vous avez tout de même des auteurs que vous aimez suivre ? 

G. B. – Nous avons des auteurs qui sont très fidèles. Nous avons publié tous les livres de Michel Bounan qui est décédé désormais.  Nous avons publié une quinzaine d’ouvrages du philosophe et sinologue Jean François Billeter depuis notre rencontre. Il y a également Éric Chauvier qui est anthropologue de formation. Je ne les connaissais pas, ils sont arrivés au courrier et c’est ainsi que nous avons constitué un catalogue d’auteurs contemporains. D’autre part, nous publions des textes dans le domaine philosophique, historique, des textes qui nous paraissent importants et qui ont du sens aujourd’hui, c’est-à-dire qu’ils ont une certaine contemporanéité même si ce sont des textes du passé. Mais pour les auteurs contemporains, nous n’allons pas les chercher dans une autre maison d’édition, je trouverais ça un peu déplacé, voire même vulgaire. On se croirait au marché aux bestiaux, pour être poli.

A. G. – Mais a contrario, vous ne leur en voulez pas quand ils changent de maison ? 

G. B. – Ça dépend, parfois cela créé aussi des contrariétés. Des liens se créent, on n’est pas fait en bois, on a tout de même une sensibilité. 

A. G. – On évoquait votre catalogue étranger aussi. Comment tombe-t-on sur des textes rares ou qui n’avaient jamais été traduits, ou qui peuvent être anciens, ce que vous vous autorisez sans complexe aucun ? 

G. B. – On tombe dessus parce qu’on fouille, parce qu’on cherche, parce qu’on rencontre des gens, parce qu’on est curieux et que c’est une quête et un questionnement permanents.

A. G. – La curiosité, c’est ce qui pourrait vous définir ? 

G. B. – Oui, si vous voulez, moi je veux bien être mis dans une boite. Ce n’est pas qu’il est difficile de répondre à vos questions mais, selon moi, cela relève un peu de la vanité. Je peux vous dire que je suis très intelligent, que j’ai eu une idée excellente que personne n’avait eue, que j’ai su la dégotter car je suis plus malin que les autres, mais ça n’a pas de sens, ça serait grossier. Il ne s’agit pas de secrets. On donne beaucoup en faisant des livres et, à travers ces livres, nous donnons beaucoup à voir de nous.

A. G. – Ah mais je ne vais pas cacher que je vous porte une certaine admiration pour autant ! Vous allez fêter les quarante ans d’Allia – qui a donc à peu près mon âge – et je trouve ça épatant qu’après quarante ans, on arrive encore à être étonné, qu’un littéraire qui a lu beaucoup et a une aussi grande culture que la vôtre puisse encore s’enthousiasmer devant un texte comme celui de Simon qui n’avait jamais publié…

G. B. – Ce que vous me demandez, c’est comment un vieux schnock de plus de soixante-dix ans peut être sensible au roman d’un jeune homme de vingt-trois ans qui n’a encore jamais publié, c’est ça ? Eh bien ! C’est ainsi et je suis comme ça, si vous trouvez que c’est admirable, merci beaucoup ! Je trouve ça super que vous ayez l’âge de ma maison car cela signifie que votre formation intellectuelle est passée par un certain nombre de livres que j’ai publiés, et évidemment je suis très content et très excité d’entendre ça, et plus je l’entends, plus ça me fait du bien, ça me donne la pêche, ça évacue les malheurs et les maladies. Les échos positifs qui nous parviennent sur le travail que nous faisons me donnent envie de faire encore plus de choses. Il y a des lecteurs encore plus jeunes que vous qui, à l’âge de quatorze ou quinze ans, ont commencé à lire nos livres. Certains nous envoient des manuscrits en nous écrivant que nos livres ont joué un rôle dans leur devenir. C’est très bien, cela veut dire qu’on ne s’est pas fatigués en vain. C’est du bidon cette histoire de générations, et je viens de vous en donner la preuve. Que l’auteur ait vingt ans ou trente ans, comme Clément Bondu dont nous allons publier en août le premier roman, Les Étrangers, pour moi c’est banal. 

A. G. – Est-ce que le choix d’un format de poche partait de la volonté de faire des livres pas chers, pour démocratiser l’accès à la littérature ? 

G. B. – Ils ne sont pas chers parce que nous faisons des livres pour les pauvres. Je ne voudrais pas être démagogue et je n’aime pas trop ces histoires de démocratiser la culture, je suis beaucoup plus terre-à-terre : quand j’ai regardé autour de moi, je me suis aperçu que dix euros était une somme qui comptait dans la poche des jeunes gens, que c’était beaucoup. À ce moment-là, j’ai pensé qu’il fallait trouver une solution et faire des livres pas chers pour qu’ils soient accessibles, c’est tout. Et si nous ne les faisons pas chers, comment se fait-il que les autres les fassent si chers ? Comment se fait-il qu’ils vendent des romans à dix-huit ou vingt euros, pourquoi gonflent-ils les caractères au maximum ? 

A. G. – Il y a en tous les cas une volonté de transmettre… Une source Wikipédia vous associe beaucoup à la révolution, mais la révolution passera-t-elle par la littérature ? 

G. B. – J’assume complètement mais je vous promets que je n’ai pas écrit une virgule dans ma fiche Wikipédia ! C’est une question de rupture. Regardez par votre fenêtre, vous trouvez qu’il y a beaucoup de choses à sauver ? Moi je ne trouve pas. 

A. G. – Je trouve quand même la nouvelle génération plutôt intéressante…

G. B. – Je ne sais pas si cette nouvelle génération est plus ou moins intéressante que la précédente, le concept même de génération m’est complètement étranger. J’arrive à parler avec des gens sans me poser la question de leur âge, et s’il y a un échange alors on peut faire quelque chose. Rien de ce qui est humain ne m’est étranger, donc si j’entends un propos qui m’intéresse, subversif ou conservateur, je tends l’oreille. Il n’y a pas de règles, ni de compartimentage envisageable. Aucune règle ou aucune boite ne me convient sur la durée, alors je vais faire quelque chose et vous allez me dire que c’est révolutionnaire, et vous aurez complètement raison. Et je vais faire autre chose, et vous allez me dire que je suis complètement conservateur, à la manière de Flaubert qui disait que les conservateurs ne conservent plus rien. Alors si les conservateurs ne conservent plus rien, la langue par exemple, qui est le fondement même de notre activité, peut-être que c’est aux révolutionnaires de prendre en charge ce travail pour la conserver. Dans ce cas-là, qu’est-ce que je fais ? Je publie la Grammaire de Port-Royal. J’aime ce mélange, ce micmac complet de tout qui est le fondement même de l’être humain. Ces contradictions vers lesquelles nous tendons malgré nous se reflètent dans tout ce que nous publions. On s’invente à la « va comme je te pousse ».

A. G. – Je vous sens sinon inquiet, du moins désespéré, et je me dis que publier des livres qui n’avaient pas eu d’écho, ou qu’on pourrait considérer comme pointus, est aussi une tentative de sauver un monde et une intelligence qui ont pu être les nôtres.

G. B. – Pourquoi serait-ce désespéré ? Pour moi le désespoir conduit à la paralysie. En revanche, être lucide et voir les choses telles qu’elles sont, même si elles sont catastrophiques, ce n’est pas un problème, cela ne me désespère pas et ça me donne envie de vivre. Si j’étais désespéré, je pense que je ne ferais rien.

A. G. – Et là vous avez toujours envie de faire des choses…

G. B. – Vous me voyez bien en face de vous, je n’ai pas l’impression d’avoir l’air endormi !

A. G. – Ça m’intéresse beaucoup cette histoire de fonds qui se construit, qu’aucun livre ne trahit aucun livre.

G. B. – Quand j’ai commencé, il se disait que l’époque avait changé et qu’il n’y avait plus de place pour un éditeur traditionnel qui constitue un catalogue. Je n’ai pas tenu compte de leur avis. Sans tenir de discours, j’ai fait un livre, puis dix, puis cent, et on s’est rendu compte que mes livres se répondaient, qu’il y avait une grande cohérence. Cette cohérence n’était pas préétablie dès le départ. On décide de faire quelque chose, puis on s’aperçoit que c’est en lien avec autre chose qu’on avait fait précédemment. Évidemment, l’inconscient travaille mais il ne s’agit pas d’une stratégie. Pourtant, il y a bien quelque chose qui se passe, qui prend, et ceux qui comme vous sont extérieurs le voient mieux que nous, parce que nous sommes dedans et que, comme le veut le dicton, tout ce qui nous est familier nous est étranger. 

A. G. – Mais nous sommes tous un peu pareils, nous nourrissons tous nos propres obsessions tout au long de notre vie. Si je vous demande les vôtres…

G. B. – C’est de ne pas être enfermé dans mes propres obsessions, c’est-à-dire échapper à la folie. À partir du moment où vous malaxez ce matériau et produisez des choses qui traitent de ces questions-là, comme par exemple le Problème XXX d’Aristote qui est à notre catalogue, vous évacuez ce qui peut vous rendre fou, c’est-à-dire impuissant et désespéré. 

A. G. – C’est l’effet que vous a fait la littérature dès votre plus jeune âge ?

G. B. – Oui, sans doute qu’au plus profond du désespoir, les livres aident ceux qui savent les lire. 

A. G. – Il n’y a pas un moment où on a envie de les écrire soi-même, les livres ? 

G. B. – J’écris quelques poésies de temps en temps. J’ai fait quelques livres d’entretiens autour des mouvements lettristes et situationnistes, j’ai établi des éditions, mais je ne suis pas écrivain. 

A. B. – Pas de fictions ?

G. B. – Pas de fictions. Écrire demande un tempérament beaucoup plus contemplatif que le mien, il faut se mettre en retrait, et par essence tout ce que je fais ici depuis de nombreuses années, ou à côté dans mes diverses activités, se situe davantage dans l’action. Je recycle certaines choses, je les dilue dans une création qui ne dit pas son nom et qui se manifeste autrement, par exemple à travers Allia qui est aussi un travail de création. Lorsque je refuse un livre, ce n’est pas obligatoirement parce qu’il n’est pas bon, j’ai déjà refusé de bons livres qui ont généralement trouvé leur place ailleurs. C’est parce qu’il ne s’accorde pas avec l’ensemble de ce que je fais. C’est très injuste mais je ne suis pas là pour publier de bons livres. Je suis là pour publier des livres qui entrent dans un état d’esprit général, qui correspondent au climat qui se dégage de tous les livres que nous publions. C’est très vaste, mais cela a aussi ses limites, et je ne les ai pas encore atteintes. Je suis donc obligé de continuer. 

A. G. – Comme je sens que vous n’avez pas vraiment envie de parler de vous, est-ce que je peux vous demander qui travaille avec vous ? 

G. B. – Actuellement, il y a Danielle Orhan qui travaille dans la maison depuis presque treize ans et préside à la destinée de tout ce qui se fait ici. Elle s’occupe de la direction artistique, du graphisme, mais joue aussi un rôle éditorial, par exemple avec Deep Blues de Robert Palmer qui est paru en novembre 2020 et qui a été un grand succès, ou avec Sur les camps de déportées, un livre étonnant d’Yvonne Oddon, une femme qui est à l’origine du mot résistance et qui a témoigné au Muséum national d’Histoire naturelle. Il y a aussi un garçon qui est là depuis moins longtemps, Benoit Bidoret, qui s’occupe des relations avec l’extérieur, de la presse, d’une partie des contrats et qui fait dix mille choses en même temps. Comme nous ne sommes pas nombreux à travailler ici, tout le monde doit savoir tout faire, être très polyvalent, il faut aimer ça car il y a beaucoup de contraintes, comme toujours dans le monde du travail avec ses injonctions contradictoires. Pour travailler ici, il faut de toute façon ne pas être tout à fait normal, car ils savent bien que ce qui se fait ici compte, mais qu’en même temps c’est complètement à côté de la plaque, on arrive toujours avec des projets à coucher dehors. C’est bien pour cela que nous ne sommes pas du tout inquiets, surtout dans un milieu où chacun regarde qui fait quoi, où tout le monde a peur et cherche à se protéger. Ici, nous savons qu’entre le moment où arrive un projet et celui où il sort, il peut s’écouler six à neuf mois, quand ce n’est pas trois ans. Il faut avoir une longueur d’avance pour pouvoir se permettre de faire ça. Quand nous avons fait L’Été des charognes, nous avons travaillé dans un temps humain, avec l’auteur, avant que le livre existe et qu’il puisse être présenté au public. 

A. G. – Je suis en plein dans votre notion de liberté, mais en étant très pragmatique il y a aussi la question de la diffusion. Est-ce que ça a pu être une étape délicate dans la construction de la maison ? 

G. B. – Je ne connaissais rien à la distribution, je ne savais même pas que cela existait. Quand je l’ai compris, je suis allé voir comment cela fonctionnait. À ce moment, je me suis dissocié de manière schizophrénique, j’ai appris la langue et la logique de la distribution. La grande erreur que font les éditeurs, c’est qu’ils emploient avec leur distributeur un langage d’éditeur.  Il y a incompréhension : l’un dit qu’il a publié un super livre et qu’il ne comprend pas pourquoi le distributeur n’arrive pas à le mettre en place, ce à quoi le distributeur répond que les gens n’en veulent pas malgré les arguments qui ont été donnés. Et puis quelque chose de très intéressant s’est passé avec les libraires. Ils ont compris dès nos balbutiements qu’il se passait quelque chose chez nous. Progressivement, ils nous ont mis en avant, poussé sur les tables, ils ont joué un rôle déterminant. En guise d’exemple, je vais vous raconter une petite histoire privée. J’ai un copain libraire à Bruxelles qui doit avoir une cinquantaine d’années et qui, beaucoup plus jeune, à vingt ans, travaillait dans une librairie à Metz. Dès les premiers livres, il avait senti que quelque chose était en train de se faire, il lisait nos livres, les mettait en avant, en parlait aux clients. Cela signifie que quand vous faites des choses sans moyens ni audience, que vous n’êtes pas reconnu, il y a quand même à Metz ou ailleurs quelqu’un qui vous suit et vous comprend. Il faut suivre son idée, fondamentalement. J’ai publié un livre de Ralph Waldo Emerson dont le titre dit exactement cela : Compter sur soi. C’est cela qui manque le plus, s’affirmer, avoir confiance en soi avec ce qu’on a, même si ce n’est pas beaucoup. L’être humain s’empêche lui-même de faire ce qu’il veut faire, beaucoup plus que tous les problèmes qu’il rencontre. 

A. G. – Mais la liberté est aussi un choix qui se paye…

G. B. – Ça c’est certain, et pas avec de l’argent. Il faut savoir ce que l’on veut, on peut aussi ne pas démissionner complètement… Au pire, qu’est-ce qui arrive ? On se prend un mur, la bosse passe et on recommence. 

Entretien avec Mireille Rivalland et Caroline de Benedetti (L’Atalante)

7 mai 2021

L’entrevue suivante a été réalisée par Amandine Glévarec et est également disponible sur son blogue http://kroniques.com.

Amandine Glévarec – Chère Mireille, la librairie a été créée avant la maison d’édition ?

Mireille Rivalland – Oui, nous avons fêté en 2019 les 30 ans des éditions, mais la librairie L’Atalante en a plus de quarante. Elle a été créée en 1978 : vingt-cinq mètres carrés rue de l’Échelle, à Nantes, dans une rue maintenant très fréquentée mais à l’époque assez confidentielle. Un tout petit espace dans lequel Pierre Michaut – qui n’était pas du tout du monde du livre mais grand amateur de polars et de science-fiction, et qui était dans un moment de remise en question – a décidé de monter une librairie. Il a trouvé ce local et L’Atalante est née comme ça. Certes, il n’y avait pas autant de parutions que maintenant, mais dans un si petit local c’était tout de même assez improbable. 

Il vouait aussi une grande passion au cinéma. Son premier choix de nom était « La Lune vague », mais c’était déjà pris, et de réflexions en réflexions, tout d’un coup « L’Atalante » s’est imposé. C’était aussi un film mythique pour lui, et il se trouve que « L’Atalante », avec tout ce que ça comporte de péniches, de fluvial… à Nantes, c’était très joli. « La Lune vague » faisait référence au cinéma asiatique, qui n’était pas encore très connu, ça faisait très cinéphile, et « L’Atalante » était sans doute plus prosaïque, mais ça s’est avéré finalement un choix avec lequel on est toujours très à l’aise.

A. G. – Pierre Michaut lance sa librairie alors qu’il n’est pas du tout du sérail, à vocation d’en vivre ou plutôt comme un passe-temps, un loisir ?

M. R. – Juste pour essayer, tout simplement. Il se dit justement qu’il ne va peut-être pas en vivre tout de suite, mais en fait ça a vraiment pris, en tout cas suffisamment pour qu’une clientèle s’installe. C’étaist des années où ça n’existait quasiment pas, en tout cas pas en province. Il n’y avait pas eu encore le grand boom des librairies de BD et autres endroits spécialisés, car c’était avant la loi Lang qui a permis à l’édition et à la librairie françaises de s’installer vraiment dans une diversité, de rester indépendantes.

A. G. – Tu veux dire qu’il y avait moins de points de vente aussi à l’époque ? Le maillage était plus fin ?

M. R. – En tout cas, il n’y avait pas de points de vente spécialisés dans les littératures de genre. Il y avait sans doute plein de petites librairies généralistes un peu partout, mais pas d’espaces spécialisés.

A. G. – À L’Atalante se retrouvaient le cinéma d’un côté, la science-fiction et le polar de l’autre.

M. R. – Au début, il y avait vraiment très peu de livres de chaque car finalement dans vingt-cinq mètres carrés… et puis il s’est installé rue des Vieilles-Douves où il a pu développer l’affiche et la photo de cinéma. Ça n’a duré qu’un temps puisque maintenant c’est terminé, mais à l’époque la législation était plus faible, le droit à l’image n’existait pas.

A. G. – Il vendait des photos aussi ?

M. R. – Oui, des photos de tournage. J’ai rencontré Pierre en 1989 : il allait à Paris une fois par mois, dans des studios du côté de Montmartre, et il achetait en lots des photos de tournage qu’on vendait, et des affiches. Ces dernières ont ensuite pris d’autres circuits, même le livre de cinéma a fini par péricliter, en tout cas il a dû changer de forme parce qu’on ne pouvait plus autant incorporer d’images de film, de tournage, sans que le photographe et les acteurs ne revendiquent, légitimement, leurs droits.

A. G. – Comment rejoins-tu l’aventure ? Tu me dis dix ans après l’ouverture, c’est bien ça ?

M. R. – Oui. En fait, Pierre est resté une petite dizaine d’années rue de l’Échelle, puis il fallait s’agrandir et il a trouvé le local actuel, 15 rue des Vieilles-Douves. Un saut de puce : il y a cinquante mètres entre les deux boutiques ! Par contre, il déménage parce qu’à ce moment-là il sait qu’il veut se lancer dans l’édition. Alors il embauche un libraire, Benoît Lechat. C’était un très bon choix car même si Benoît n’avait fait qu’un tout petit peu de librairie avant, il était grand amateur de polars. Il a fait toute sa carrière dans le milieu du livre, devenant ensuite représentant. J’ai rencontré Pierre à ce moment-là. Je pouvais prendre un peu mon temps, j’ai proposé mes services. Il était en pleine réflexion sur la partie édition.

A. G. – C’est un mythe qui s’est un petit peu perdu bizarrement le libraire éditeur…

M. R. – On est très peu actuellement en France. Il y a une librairie Gallimard, Les Belles-Lettres et La Musardine, à Paris, qui a commencé à peu près en même temps que nous, Actes Sud à Arles et depuis une dizaine d’années, un libraire à Rennes, Critic, s’est mis à faire de l’édition aussi. Non, c’est clair que ce modèle qui datait du XIXe siècle s’est arrêté dans les années 50.

A. G. – Toi tu avais déjà travaillé dans l’édition avant ?

M. R. – Non pas du tout. Ce sont des rencontres, des discussions…. Tout d’un coup on se dit : « ah ben, moi j’aurais un peu de temps pour, je ne sais pas… te faire une fiche de ceci, ou te lire cela… » Au début ça n’allait pas plus loin, mais il s’est avéré très rapidement qu’il y avait une vraie entente de travail et une forte motivation commune. Pierre, par ses lectures de jeunesse, était très polar et très SF, peut-être d’abord SF et polar par la suite, alors que moi j’étais surtout SF. Il avait décidé de démarrer son catalogue avec des traductions, mais il avait des contacts avec des auteurs français du polar puisqu’il les connaissait comme libraire, et moi ça m’a passionnée de pouvoir développer la partie auteurs français de science-fiction. Voilà, les bonnes personnes au bon moment, et je pouvais me permettre sur deux-trois ans de faire des expériences, ce que j’ai fait. On a eu tous les deux eu successivement cette chance.

A. G. – On dit souvent que la première motivation d’un éditeur, quand il décide de se lancer, est un manuscrit : le manuscrit qui change tout, qui est refusé par toutes les maisons et qu’on a envie de mettre au monde. Est-ce que là il y a eu un manuscrit décisif pour vous deux ?

M. R. – Ah oui ! Oui il y en a eu un, en tout cas dans les manuscrits français, celui de Pierre Bordage, Les Guerriers du silence. Dans le domaine étranger, il y a eu aussi Le Disque-monde de Terry Pratchett. Pareil pour Orson Scott Card qui n’avait pas été pris chez les autres éditeurs tout de suite même s’il était déjà très publié. Ça oui, c’est déterminant.

A. G. – Pierre, c’était sa première publication chez vous ?

M. R. – Chez nous, oui, et c’était aussi son premier manuscrit, c’est-à-dire qu’il l’avait envoyé chez d’autres éditeurs, on ne lui avait pas pris parce que c’était trop gros, et c’était vraiment un changement de modèle par rapport à ce que tous les Français écrivaient à l’époque. Dans les années 70-80, 70 surtout, la science-fiction française était active mais à la fois très parisienne, très intellectuelle, avec des gens qui ont encore de la valeur dans ce qu’ils ont proposé comme regard sur la société, mais c’était effectivement une science-fiction de société, politique, sans doute aussi, et très peu romanesque. Alors que Pierre, lui, arrivait avec son « western », Les Guerriers du silence, et là c’était inhabituel, un roman de conteur. Il se différenciait complètement et c’était énorme, ce qui fait que tout le monde était perdu.

En plus, à l’époque, il y avait très peu de grands formats en SF, c’était surtout du poche. La SF n’avait pas du tout les lettres de noblesse qu’elle a acquises depuis, et que le polar était en train d’acquérir, mais tout doucement : on était encore dans de la littérature de romans de gare. Il y avait des éditrices parisiennes qui ne pouvaient absolument pas publier le manuscrit de Pierre mais qui avaient repéré son talent et lui avaient proposé d’écrire des histoires plus courtes…, et donc il cherchait un éditeur. C’est par hasard dans une librairie qu’il a découvert Card, et par hasard aussi qu’il a lu le nom du traducteur, Patrick Couton, et là il a eu un flash : « mais Patrick Couton, j’ai pris des cours de banjo avec ce mec quand j’étais jeune ! ». Alors il l’a contacté, et celui-ci lui a répondu : « je veux bien que tu l’envoies de ma part mais moi je ne m’avance en rien, ou tu me l’envoies et je vais le porter ». Patrick s’était juste engagé à le déposer, même pas à le lire… c’est comme ça que tout a commencé en 1992.

A. G. – Le début d’une longue histoire…

M. R. – Oui, c’est même un compagnonnage vraiment très fort, au point que Pierre est sociétaire de L’Atalante, il l’a été sous la forme de la SARL puis sous la forme de la SCOP depuis 2012. C’est vraiment un compagnon de route, on ne peut pas dire autre chose, ce qui ne l’empêche absolument pas de publier ailleurs, parce que c’est sa liberté, et c’est aussi son besoin de nourrir son imagination, ses paris d’écriture. La coloration des rapports entre l’éditeur et l’auteur fait que ça provoque des envies d’écriture qui peuvent être différentes. L’Atalante reste son éditeur principal, sa maison on va dire, mais oui il va faire le plein d’expériences ailleurs, et c’est très bien.

A. G. – On parle de coloration, de ligne éditoriale, quand on lance une maison d’édition car il y a évidemment le choix du manuscrit. Il y aussi la distribution qui peut éventuellement être facilitée par le fait que la librairie L’Atalante avait déjà pignon sur rue. Mais il y a aussi plein d’autres métiers auxquels on ne pense pas forcément, que ce soit le graphisme, la conception, vous avez improvisé tout ça tous les deux avec Pierre Michaut ?

M. R. – Oui, oui. Et il y a des trucs où on n’était pas très bons. Après, ce n’était pas la même époque du tout, il n’y avait pas les mêmes exigences. Dans les années 90 – puisque les éditions L’Atalante du point de vue des romans commencent réellement fin des années 80, vers 88-89 – il n’existait rien dans les domaines que nous défendions, ce que nous appelions la « bibliothèque de l’évasion », c’est-à-dire la science-fiction, le policier, l’aventure, le roman historique. Il y avait assez peu de grands formats, et peu de petites maisons indépendantes qui faisaient ça. Ce qui fait qu’effectivement nos moyens correspondaient à l’époque, c’est-à-dire que Pierre pouvait fabriquer des couvertures tout à fait à sa mesure, des choses bien carrées, des cartouches dans lesquelles on mettait une image, soit d’un illustrateur, soit des tableaux. Tout le monde trouvait ça très beau. Les chartes graphiques ont complètement changé depuis. Nos premiers livres étaient assez petits, un format presque carré. C’était un objet un peu précieux mais pas non plus complètement impressionnant, et ça a fonctionné très bien jusqu’à la fin des années 90. Mais dès les années 2000 la science-fiction se développe vraiment en France, la concurrence fait de gros bouquins de 15 x 21 cm alors que nous étions en 13 x 18, et nous avons dû nous remettre en question. Puis à la fin des années 2000, nous avons confié nos couvertures à des graphistes, parce que nous n’avions pas en interne les compétences pour cela.

A. G. – Il faut s’adapter…

M. R. – Oui. Par contre, l’illustration est restée, car dès le départ, c’est ce qui avait apporté une valeur ajoutée à nos livres, et le milieu de la science-fiction est friand de dessins. Autant en polar c’est relativement simple, soit une photo, soit rien, mais en science-fiction l’illustration apporte une valorisation à la lecture. Les premiers illustrateurs avec lesquels nous avons travaillé prenaient le temps de lire les textes, on en discutait, ils nous envoyaient des idées. Comme tout le monde à l’époque, je pensais que le « graphisme » était de nature industrielle, je ne suis même pas sûre que je connaissais le mot, en tout cas je ne l’associais pas du tout aux couvertures de livres. C’est à la fin des années 90 ou au début des années 2000, que ça a vraiment gagné l’ensemble de tout ce qui présente un « visuel », de tout ce qu’on voit, cette importance de ce qu’on a appelé ensuite en librairie le « facing ».

A. G. – Et la production s’est peut-être aussi accrue, ce qui fait que maintenant il faut sortir du lot ou avoir une charte graphique qui soit facilement identifiable.

M. R. – Oui mais elle l’était ! Par exemple, la Série Noire était on ne peut plus identifiable ! Tout le monde mettait du rouge, du noir, du jaune, du blanc, avec un trait comme ceci ou un trait comme cela. Je pense que l’identification n’était pas un problème au final. Par contre, le besoin d’images, dans une vie pleine d’écrans où on a besoin de voir les scènes, où on a besoin d’une entrée dans le texte qui passe vraiment par de l’interprétation d’images, s’est développé, tout simplement parce que les lecteurs sont désormais éduqués à l’interprétation des images. Ils n’avaient pas du tout le même type d’éducation jusqu’à la fin des années 90, c’est certain.

A. G. – Voilà qui me permet d’embrayer avec Caroline de Benedetti qui lance une collection à L’Atalante : Fusion. Est-ce que, au-delà du choix du manuscrit qui paraît fondamental quand on se dit qu’on va devenir directeur de collection, porter les manuscrits qu’on va éditer, tu t’es interrogée aussi sur les choix de maquette justement, sur la forme qu’aurait l’objet livre, ou est-ce que tu en étais, dans un premier temps, restée vraiment au texte ?

Caroline de Benedetti – La première étape, du fait de nos discussions avec L’Atalante, a été de s’interroger sur nos choix : quels textes Émeric Cloche et moi avions-nous repérés, que voulions-nous défendre ? Le sujet de l’esthétique qu’allait prendre l’objet est venu ensuite, mais nous étions déjà familiers de ces questions car nous travaillons dans cet univers depuis des années. Nous avons aussi vu comment les choses ont évolué, ce sont des codes avec lesquels nous avons pu jouer dans certaines animations que nous avons organisées. En tout cas, le sujet me passionne et me préoccupe en même temps sans que j’aie réussi à trouver de réponse. Plein de choses différentes se font en termes de couverture, de l’illustration, des photos… Déjà ce choix-là, basique, binaire, n’est pas simple parce qu’il y a de très belles photos et de très beaux dessins. Je trouve que c’est très compliqué.

A. G. – La cohérence, c’est aussi de réfléchir à une « collection », donc il faut quand même que chaque livre fasse écho, que la charte soit commune… ?

C. de B. – …et différente. D’où la question posée à un moment : L’Atalante a une identité qui a évolué au fil du temps, qui a changé, mais elle a un certain code qui fait qu’on la reconnaît : des formats de livres, le logo. Effectivement, on s’est dit : « qu’est-ce qu’on fait en démarrant ? ». Déjà le logo, où le met-on, à quel endroit est-il visible, doit-il s’effacer derrière le nom de la collection ? Toutes ces questions étaient déjà présentes assez vite.

A. G. – Pour rembobiner, comment êtes-vous rentrées en contact l’une avec l’autre ? Caroline, qu’est-ce qui t’a amenée vers l’édition ?

C. de B. – Ce n’était pas donné, ce n’était pas dit, c’est une question qu’on s’était posée avec Émeric parce qu’il nous est arrivé de croiser des textes, pas tous les quatre matins, mais quand même à une ou deux occasions, notamment avec ce fameux premier roman qui va sortir, celui de Simone. C’est une autrice qu’on avait envie de faire connaître en France pour plein de raisons. Mais je considère qu’être éditeur est un métier, et que même avec toute la bonne volonté du monde nous avions déjà beaucoup de choses à faire, et surtout pas envie de mal les faire. Nous avions donc décidé de ne pas nous lancer là-dedans… puis est venue la rencontre avec L’Atalante, une discussion avec Mireille et une envie sur laquelle nous nous sommes retrouvés, ce qui nous a finalement permis, à Émeric et à moi, de nous lancer dans l’édition. Pour le coup, je trouve que c’est plus sécurisant, parce que proposer un texte, connaître un texte ou travailler sur un texte, n’est qu’une partie du métier d’éditeur, c’est pourquoi l’intitulé « directeur de collection » correspond bien.

A. G. – Était-ce pour toi Mireille l’occasion de remettre un peu le polar au centre de L’Atalante qu’on associe maintenant plutôt volontiers à la science-fiction ?

M. R. – Nous sommes clairement associés à la science-fiction, mais les lecteurs de la fin des années 90, et les libraires pour les plus anciens, gardent en mémoire que l’Atalante faisait aussi du polar. Notre auteur majeur, qui a vraiment apporté une pierre à l’édifice, était Francisco Gonzales Ledesma, dont nous avons publié cinq ou six livres avant qu’il ne passe à la Série Noire avec La Dame de cachemire. Nous avons longtemps été son éditeur principal et ses livres ont vraiment marqué la littérature noire. Ledesma est décédé il y a une petite dizaine d’années, il n’écrivait plus déjà depuis quelques années, en fait il avait arrêté au moment même où nous faisions de moins en moins de polars. Nous avons connu de tels succès en science-fiction que notre image auprès des libraires et des auteurs s’est focalisée sur ce domaine. C’est aussi difficile d’être présent dans plusieurs milieux littéraires quand on est un petit éditeur. Le fait est qu’au début des années 2000, la SF avait pris toute la place.

Et au fur et à mesure le catalogue a pris de l’ampleur, à l’heure actuelle nous avons publié pas loin d’un millier de livres en 32 ans. il y en a encore 800 actifs. C’est dur de démarrer, c’est dur de durer, c’est dur de s’inscrire dans le temps, car il faut entretenir son catalogue tout en le développant. Donc, à partir de 2010-2011, nous avons vraiment travaillé ce fonds, par exemple en le revalorisant, en créant de nouvelles couvertures. C’est aussi une façon de garder les auteurs, bien sûr, ou de pouvoir renégocier l’achat d’un nouveau bouquin pour une traduction auprès d’un agent. Il y a toute une partie contractuelle et administrative dans l’édition du fait du droit d’auteur, ce ne sont pas des choses négligeables. Évidemment, je pense qu’il y a très peu de gens qui font de l’édition en se disant « chouette je vais faire des contrats ». Mais il n’y a pas de maisons d’édition qui durent si elles ne gèrent pas le droit d’auteur correctement, et on ne garde pas ses auteurs si on ne leur paye pas leurs droits d’auteurs. Quant au domaine étranger, il faut assurer un maximum parce qu’on a affaire à des agents, et là ce sont des gens dont c’est vraiment le métier. Leur seul métier, c’est de faire en sorte que les textes circulent moyennant finances. La question de la paperasse administrative et de la contractualisation, c’est le cœur de leur métier. Nous, évidemment, pas tout à fait au départ, mais ça le devient au bout d’un moment. Tout ça pour dire que la gestion d’un fonds, quand on a beaucoup d’auteurs, beaucoup de titres actifs, prend une importance énorme.

Je me rappelle très nettement de la fin des années 90, nous avions alors à peine dix ans d’expérience dans l’édition avec Pierre, et tout d’un coup, en 96-97, des livres ont vraiment commencé à se vendre. Un peu Moorcock, surtout Card, et tout d’un coup Terry Pratchett et Bordage. Nous nous sommes alors demandé comment nous allions faire pour les réimpressions, comment nous allions trouver le temps, gérer la question du stockage, et tout ça… C’est une chance mais je continue de penser que c’est mieux de démarrer, parce qu’en démarrant on découvre au fur et à mesure, je crois que j’aime ça et c’est plus simple. Nous étions moins formés que les camarades qui nous rejoignent désormais dans la structure, nous avions tout appris petit à petit, et je me souviens très bien à quel point nous étions atterrés quand ça a commencé à vraiment marcher, parce qu’il fallait qu’on commande davantage de papier, qu’on prenne des décisions, ça prenait du temps. C’est là que nous avons embauché Lionel, qui est toujours là, qui est comptable et s’occupe des droits d’auteur. Du coup, dans les années 2010-2011, à vingt ans et quelques, c’était le temps du chantier tout-terrain : on a revisité notre fonds, on a mis de côté des collections qui n’avaient pas décollé, on a changé la structure de la boîte, passant de SARL en SCOP, on a changé de distributeur-diffuseur – on a quitté Harmonia Mundi pour rejoindre le CDE Sodis, on a dû trouver de nouveaux bureaux puisqu’on a été chassés d’un local dont on était locataires depuis quelques années. À ce moment-là oui, on s’est recentré encore plus sur la science-fiction À Noël 2017, nous avions fait le tour. Je disais il y a quelques années qu’un éditeur devait avoir une idée tous les deux ans pour rester présent en librairie. Cinq ans après, je crains que ce soit devenu une tous les ans. Mais effectivement, nous avions terminé les nouvelles éditions du Disque-monde de Terry Pratchett démarrées en 2014, nous avions lancé le poche, nous étions prêts. Il faut avoir terminé certaines choses pour que d’autres s’enclenchent, il faut faire du vide pour avoir plus de nouvelles perspectives.

En interne, certains s’étaient demandé pourquoi nous ne faisions plus de polar. Les gens les plus actifs éditorialement dans la boîte étaient des amateurs de science-fiction mais nous avions aussi fait au cours des années 2000 beaucoup d’expériences – un peu de BD, un peu de sciences humaines, tout ça avec beaucoup de ferveur, de bonnes idées et de belles rencontres, et nous étions sans doute disponibles pour une nouvelle aventure, c’est sinusoïdal tout ça.

A. G. – Et le polar a explosé ces dix dernières années, ce que tu confirmeras sans doute Caroline. Comment es-tu d’ailleurs entrée dans ce monde ?

C. de B. – Par la lecture, par des rencontres et des conseils de lecture qui m’ont fait m’intéresser au polar, par des rencontres humaines ensuite. Il y a eu celle avec un forum spécialisé en polars sur internet, puis celle avec Émeric ensuite qui a débouché sur l’envie de monter quelque chose à deux. Nous avons créé l’association Fondu au Noir en 2007, puis nous avons lancé un magazine en 2008, L’Indic. Sont venues d’autres idées, d’autres envies, on nous a demandé des choses. Tout ça s’est fait sans penser à se salarier au début, mais grâce aux opportunités et à l’envie de faire autre chose, nous nous sommes lancés.

A. G. – Il y a donc L’Indic, le magazine trimestriel qui suit l’actualité du polar, les formations que vous donnez, les modérations pendant les festivals quand ils avaient encore lieu, tu possèdes donc une très bonne vision panoramique du monde du polar. Est-ce galvanisant ou angoissant de se lancer dans cette nouvelle aventure ?

C. de B. – Il y a les deux. L’ambivalence, l’envie, le challenge forcément, la connaissance d’un milieu dont on connaît bien sûr les acteurs depuis des années, que ce soit les auteurs ou les éditeurs, à peu près tous, on en voit aussi les coulisses, donc on a une vue d’ensemble, on n’est pas naïfs sur le sujet, on connaît les problématiques, le nombre de publications, nous avons conscience qu’il y a un enjeu là aussi. C’est une question qui n’est pas spécifique au polar, mais qui je pense fait prendre conscience que les choses peuvent ne pas fonctionner. Et puis il y a une question que je me suis posée, celle de la légitimité, du fait de mon côté multi-casquette, vais-je entendre : « mais attends, tu vas critiquer un livre, tu vas conseiller un festival, tu vas éditer un auteur » ? Voilà, à quel moment tout ça ne va-t-il pas se télescoper ? Et en fait, je pense que la sincérité avec laquelle on fait les choses et à laquelle on s’astreint, nous permet de faire un ensemble. Ces compétences multiples sont plus complémentaires que contradictoires.

A. G. – Est-ce qu’on en revient aussi, à un moment, aux attentes des lecteurs ou des lectrices, puisqu’on sait bien que les lecteurs de polars sont aussi des lectrices ? Est-ce qu’on sent ce qui va fonctionner ou pas ? Commencer une collection avec une traduction, est-ce faire preuve d’une certaine audace, notamment financière ?

M. R. –  Pour l’instant il n’y a qu’une auteure allemande. À L’Atalante, nous sommes habitués aux traductions, alors c’est sans doute quelque chose qui nous fait moins peur, mais le fait est que c’est plus ambitieux au niveau budget.

C. de B. – Concernant la question des goûts des lecteurs, il y a dans le polar plusieurs familles, donc différentes attentes, avec des lecteurs très exigeants, très littéraires, d’autres qui attendent du pur divertissement. Le critère sera donc nos goûts à nous, parce que j’ai l’impression, avec les quelques mois de recul, que si nous-mêmes ne sommes pas emballés par les textes qu’il faudra défendre, il y aura un problème. Si on se dit : « ce texte-là c’est un best-seller en Angleterre, il va forcément marcher en France », tu l’achètes et tu le replaces, O.K., mais il faut réussir à en parler, à le défendre. C’est faisable, bien sûr, de défendre un livre en ayant conscience de ses qualités, même si à toi il ne t’a pas plu, mais je ne suis pas sûre que pour commencer ce soit ce qu’il y a de mieux. Donc les premiers textes auxquels on a pensé sont ceux qui nous ont plu. Et je suis persuadée qu’ils ont un potentiel pour toucher un large public. C’est juste qu’il faut réussir à amener le livre jusqu’à ce public, ce qui est la difficulté du moment. Il y a plein de livres, plein de canaux de diffusion entre la télé, la presse, les réseaux… Trouver le lecteur, c’est un peu aussi la difficulté, mais les textes qu’on a trouvés et qu’on veut défendre sont grand public, ils ont ce potentiel-là.

A. G. – Ce qui est intéressant c’est que, tout comme nous le disait Mireille tout à l’heure, tu entres dans le domaine de l’édition en découvrant qu’il comporte en fait différents métiers. Tout ça dans une période un peu compliquée…

C. de B. – Autant il y a des choses dont on avait bien conscience, autant la distribution et la diffusion ont été une vraie découverte, d’ailleurs je ne suis pas certaine de toujours tout comprendre ! Là aussi nous avons découvert certains enjeux du métier et du fonctionnement de la chaine du livre qui sont en effet mis à mal en ce moment. On n’a pas pu rencontrer les représentants autrement qu’en visio pour le moment. Il y a une frustration à ce niveau-là, c’est une collection qui va démarrer forcément dans un contexte de privation, même si ce mois-ci, a priori, les choses vont pouvoir se faire. Mais on ne peut pas faire de lancement, ni de rencontres, c’est aussi un contexte particulier. Ça accroît la dose de difficultés. Rien n’est jamais joué d’avance, mais on a une bonne équipe aussi. En travaillant entre nous, il y a quelque chose, on y prend plaisir et ça se ressentira, faut aussi miser là-dessus, et sur un peu de chance.

A. G. – Que pense l’éditrice du contexte actuel ?

M. R. – Oui, le contexte actuel est difficile, et comme tous les contextes difficiles, plus propice au ressassement qu’à la découverte. Par ailleurs, l’année 2020 a été pour les éditeurs, et pour une majorité de libraires, une année au pire égale en chiffres à 2019, malgré les fermetures, et au mieux en hausse. Je ne pense pas que ça puisse durer comme ça trois ans non plus. L’année dernière, le premier confinement a été un moment relativement introspectif pour les gens où le livre a été central dans leur désir de culture. Nous en tirons aujourd’hui les bénéfices puisque nous venons d’être classés « commerces essentiels ». Pour cela, il faut vraiment remercier les lecteurs, ils ont été très forts. Très très forts. Néanmoins, et c’est ce que disait Caroline, quelque chose de nouveau – un nouvel auteur, une nouvelle autrice, un premier roman, il faut y croire, il faut y prendre beaucoup de plaisir et, après, il faut cocher plein de petites cases dans lesquelles le facteur chance n’est pas négligeable. Alors, dans des périodes comme celle que nous vivons, ce facteur-là n’a pas le même effet multiplicateur pour un premier roman. Donc je pense que oui, faire de vraies nouvelles expériences aujourd’hui est un peu acrobatique. 

Pourtant, il ne faut pas perdre de vue que nous nous connaissions, que Caroline, Émeric et nous, l’Atalante, nous ne sommes pas tout à fait des poussins de l’année. Et c’est précisément comme ça que je le ressens, comme une mise en commun ; si je fais confiance au fait qu’on peut au moins commencer un chemin, c’est parce qu’on a des histoires extrêmement semblables. Que ce soit L’Atalante ou les Fondus, avec les différences de nature et dans le temps, c’est dans les deux cas des entités qui se sont formées en commençant petit, en faisant à la fois preuve de beaucoup de courage et d’envie, de plaisir et de beaucoup de sérieux. Nous avons ce souci identique de bien faire les choses, y compris la fabrication, le rapport aux auteurs… En fait – même si on s’était fréquemment croisés et que ce n’était pas des sujets de discussion, nous avons des valeurs et des fonctionnements extrêmement proches – après, chacun a son tempérament mais finalement on fait une bonne équipe et on prend du plaisir, on tente des choses et, ce qui est très important, on est d’accord pour parier. Être éditeur – et c’est déjà ce qu’ils sont avec le magazine L’Indic -, ça demande aussi d’être en relation avec les autres, de synthétiser plein de choses, et donc d’être quelqu’un de fiable.

À la réflexion, nous avons énormément de choses en commun dans la façon dont nos activités se sont construites. Cela fait que pour L’Atalante, qui est très au courant de tout ce qui se passe dans le milieu de la SF – et si on enlève toute forme d’affect, pour rester pragmatique – faire venir les Fondus pour une direction de collection, eux qui sont inscrits dans le milieu du polar actuel, c’est trouver des acolytes, mais aussi les rendre autonomes, légitimes. Ils ont vraiment leur département à part dans L’Atalante, avec des choses pour lesquelles ils sont seuls à être compétents. Et ça c’est important, ça valorise la possibilité des choix, de guider. On n’est pas dans une situation de sujétion. L’Atalante est la boîte dominante sur le plan purement structurel, mais ce que les Fondus au Noir défendent en polar est à égalité de ce que nous pouvons défendre en SF, c’est précieux, dans nos rapports mais aussi pour les livres. Les livres qui vont arriver chez les libraires sont de nouveaux auteurs ou de nouvelles autrices – les premières sont deux femmes, mais, par contre, Caroline et Emeric ne sont pas des gens nouveaux pour les libraires. Je suis bien désolée que les festivals n’aient pas lieu en ce moment, mais les livres se vendent avant tout en librairie. On gagne plus de lecteurs à travers un libraire que sur un salon. Mais rencontrer des lecteurs sur un salon est très plaisant pour les auteurs et les autrices. Cela leur permet aussi de faire connaissance avec leurs collègues, avec les journalistes, de s’inscrire dans un milieu, au final.

A. G. – Effectivement le contact direct éditeurs-lecteurs via les festivals est mis entre parenthèses. Par contre, il reste la surdiffusion, qui reste le contact privilégié de l’éditeur avec le libraire ?

M. R. – Oui, bien sûr, on a misé d’ailleurs là-dessus. De toute façon, nous savions que nous voulions le faire parce que Caroline et Émeric ont déjà un rapport à la librairie française grâce à L’Indic, donc, pour nous, optimiser la librairie était capital. Par contre, ce qui est très embêtant, c’est de ne pas pouvoir faire venir par exemple Simone Buchholz, parce qu’il y aurait eu quand même une synergie festive qui aurait récompensé tout le monde, y compris les libraires partenaires. Nous avons agi auprès des libraires, ils ont été réceptifs, mais cet effet de récompense que sont les moments de signature, n’aura pas eu lieu. Ce qui est fait est fait, et ce qui n’est pas fait devra être fait une autre fois. Il est clair qu’il nous faudra trouver d’autres angles lors des prochaines publications, puisqu’on a cette chance avec Simone Buchholz d’en avoir déjà acheté déjà trois. Il faut viser plus loin.

A. G. – Encore une question de perspective à plus long terme… Mireille, tu nous parlais du fonds de L’Atalante en SF. Pour la collection polar, il est certain que vous n’allez pas entrer dans le fonds des librairies dès le premier titre, par contre avec trois livres de la même autrice…

M. R. – Bien sûr, c’est ça l’idée de Caroline depuis le début. Il n’était pas question de faire une collection tape-à-l’œil, de chercher à tout prix des auteurs connus qui donneraient une visibilité mais pas un accès à des textes nouveaux. Nous savions que ça allait être un travail de fourmi, c’est un travail de première main. Mais je crois que votre envie de publication, Caroline, est née de votre goût pour le texte, et de le partager avec des lecteurs, n’est-ce pas ?

C. de B. – Complètement !

A. G. – Justement, parlons des textes. Vous allez publier le premier roman d’une Française ?

C. de B. – Alors ce n’est pas un premier roman, mais un troisième roman. Anouk Langaney en a déjà publié deux chez un petit éditeur corse, mais ils sont restés très confidentiels. Je l’ai connue par une autre autrice, d’où l’importance du réseau, qui nous avait donné un de ses romans en disant : « il est génial, lisez-le ». Effectivement, il y avait un humour et un portrait de femme qui nous avait plu. Puis nous avons rencontré Anouk lors du festival Mauves en Noir, et on s’est dit qu’on n’entendait plus parler de cette plume, on se demandait ce qu’elle devenait. On sait que c’est difficile, un auteur a vite fait de disparaître si un deux, trois ou quatre livres ne fonctionnent pas, mais il se trouve qu’elle avait un texte en cours, qu’on a pu le lire et qu’il nous a plu. En le lisant, tout de suite on a dit oui, oui à la voix, oui au sujet…

A. G. – De quoi parle ce livre ?

C. de B. – Le texte va paraître au mois de mai. Formellement, il s’agit de la lettre d’une mère à sa fille, elle lui raconte sa vie pour l’amener à comprendre les multiples drames que la famille a vécus. Il se trouve que cette femme a trois enfants, deux filles et un garçon, et pour ce dernier, le cadet, elle a pour projet d’en faire un super-héros, parce qu’elle a envie de sauver le monde du marasme qu’on connaît, et qui ne fait qu’empirer depuis qu’Anouk a écrit cette histoire. Bien sûr, cette histoire de super-héros ne va pas bien se passer, mais c’est traité de façon très terre-à-terre, c’est-à-dire qu’elle n’ambitionne pas de trouver comment lui donner de super-pouvoirs. Elle veut en faire quelqu’un qui va faire le bien, qui va faire des choses bien pour le monde. À partir de là, on en apprend plus à la fois sur cette femme, sur ses enfants, et sur tout ce qui va se passer. C’est une histoire sur la maternité, sur le fait d’être une femme aujourd’hui, et c’est du roman noir car derrière tout cela il y a une image de la société d’aujourd’hui. Le roman ne commence pas par un mystère qu’on va résoudre, c’est plus une affaire de tension maintenue tout au long du livre. Deux drames le rythment, et puis il y a le drame final, qui est l’aboutissement du roman. C’est écrit avec humour, parce que tout ça est assez sérieux et grave, mais Anouk a une façon de raconter les choses qui est vivante, drôle, piquante. Il y a un ton, une écriture, et c’est ça qui a marché pour nous.

A. G. – Votre premier livre vient de paraître en mars, c’est donc une traduction ?

C. de B. – Oui, d’une autrice allemande, et pour le coup c’est du pur polar. On est sur un roman d’enquête, avec un type, un inconnu mystérieux, qu’une procureure va aller voir à l’hôpital pour comprendre qui il est, ce qu’il a fait, pourquoi il est mutique, pourquoi il a été tabassé. Cette procureure est un personnage totalement dans les archétypes du polar, elle picole, fume, a des amants, c’est une femme libre entourée d’ex-taulards et d’un commissaire à la retraite. Pourtant, grâce à la voix de Simone Buchholz, il y a quelque chose de totalement nouveau dans la façon dont elle la raconte et la met en scène. Cette femme qu’on suit, Chastity Riley, c’est la force de l’histoire, ce n’est pas tant l’enquête qu’elle mène qui a son importance que le monde dans lequel elle nous emmène. Pour moi, c’est la force des personnages récurrents du polar les plus réussis, ceux qu’on a envie de retrouver parce qu’une familiarité, une sympathie s’installe. C’est le cas de Chastity Riley qui a une histoire personnelle dramatique, mais elle est drôle et attachante, on finit le livre avec l’envie de la retrouver. Ça m’a fait le même effet avec les romans de Craig Johnson : son shérif, j’ai envie de le retrouver, de savoir comment va sa vie, comment vont ses amis, sa fille, s’il a couché avec sa partenaire… Il y a quelque chose de cet ordre-là avec les livres de Simone. De l’affect. On a besoin de sentiments et de sensations. Et de liens.

A. G. – Mireille, ce qui est intéressant, c’est que tu as la double casquette d’éditrice et de libraire. Tu disais effectivement que 2020 n’aura pas été aussi tragique que ça au niveau des résultats en librairie.

M. R. – Les enseignes en ont moins profité, c’est très bien pour l’avenir et j’espère qu’il y aura là un acquis pour les librairies indépendantes.

A. G. – Il faut quand même préciser que la librairie est quand même le commerce avec la plus petite marge, c’est à la base une économie de fourmis.

M. R. – Plus les lecteurs se concentrent sur des petites librairies, plus c’est facile de les faire vivre, ce sont des milieux habitués à tellement d’austérité qu’il en faut peu finalement. On a vu l’engouement de lecteurs nouveaux, ou le fait de se dire, tout d’un coup, qu’on va mettre une partie de ses économies de voyage dans des livres parce qu’on a envie d’aider son libraire et envie d’avoir encore plus de livres chez soi. Ça a effectivement permis une embellie, car comme c’est un milieu tout petit, l’embellie est rapide aussi. Je peux espérer quand même que ça laissera des traces positives. Après, effectivement, tout le monde n’a pas été logé à la même enseigne, quand on fait des guides de voyage c’est moins bien.

A. G. – Est-ce qu’on peut parler d’embellie au niveau de l’édition ? On a beaucoup dit, surtout au moment du premier confinement, qu’on lèverait tous la tête du guidon, qu’on arrêterait la surproduction… ?

M. R. – Je ne crois pas du tout à ça. Mais je n’y crois pas en général en matière d’économie puisque là, quand on parle d’édition, on s’adresse à l’industrie du livre. Même s’il y a des minuscules entités et un travail éditorial souvent artisanal, le milieu du livre s’inscrit dans une logique industrielle. Il y a des mécanismes à l’œuvre rendus nécessaires par la distribution qui font qu’il y a de gros entrepôts, de grandes machines, de l’international, parce que oui il y a de grandes maisons françaises comme Hachette, mais Hachette a largement dépassé nos frontières. Je ne pense pas qu’il ne faille rien attendre, mais il n’y aura rien de vertueux d’un milieu qui, certes, compte plein de petits libraires, pas mal de petits éditeurs grâce à la loi Lang, mais où ce sont les très gros qui mènent la danse. On n’a jamais vu de gros s’arrêter tout seuls, ils attendent soit qu’il y ait un effondrement financier, soit qu’on les agresse – ça s’appelle des révolutions. Il n’y a pas à attendre de cercle vertueux de leur part, certainement pas. Par contre, là encore, il peut y avoir des fenêtres, des petits courants d’air, et quand on est en particulier sur une collection qui démarre, ça peut suffire là encore pour faire sa place. On disait que c’est une chance de penser qu’on n’est pas obligés d’en vivre tout de suite ; on va regarder les chiffres en face : parce que L’Atalante a d’autres livres dont elle maîtrise un peu mieux la commercialisation, on peut ne pas être trop pressés, à vouloir que ça marche en six mois et au bout d’un an ce soit plié. On est en train de faire une expérience.

A. G. – On a dit que les gros avaient été très aidés et que les tout petits, beaucoup plus petits que L’Atalante, n’avaient pas été du tout aidés.

M. R. – On a pu avoir de l’aide, on est des petits, pas des tout petits. C’est un milieu parfaitement capitaliste, tous les arcanes sont tenus par les gros. Au Syndicat National de l’Édition, le vote est en fonction du chiffre d’affaires. Donc, c’est vite plié. C’est complètement fou, une logique industrielle là encore. Ce n’est pas une coopérative le milieu de l’édition, et à la fois je peux le comprendre, il y a des très gros ! Qui sont même nos distributeurs, donc on leur est aussi très liés. La chaîne du livre a ses bons et ses mauvais côtés. Dans l’ensemble c’est plutôt vertueux, mais sur un modèle de production et de bénéfices, d’actionnariat pour la plupart. Il y a tellement de libraires en France, c’est extraordinaire. Le monde des libraires est lui beaucoup plus vertueux même si ce sont des commerçants, qu’ils râlent dès qu’il y a des travaux dans la rue, disent que ça va toujours mal, que le chiffre va être toujours plus mauvais (rires). Même combat. Tous ces très gros, très puissants, les Hachette, Madrigall, Univers Poche ont finalement pour exister besoin des gens tout petits que sont les libraires, ça c’est fascinant, c’est beau. Et le confinement a même prouvé qu’ils n’avaient pas besoin d’Amazon ni de Google, ça c’est un prodige.

A. G. – Ta double casquette tu n’as jamais voulu l’abandonner ? Pour rejoindre ce que disait Caroline, ces activités ne sont pas contradictoires, peut-être même une richesse supplémentaire ? Vous n’avez jamais eu envie de fermer la librairie pour ne garder que la maison d’édition ?

M. R. – À l’origine, c’est la librairie L’Atalante qui a aussi une maison d’édition. Pour ma part, je n’ai jamais été libraire, ni ne possède une formation dans ce domaine. La question s’est posée quand on a eu, à un moment, des ennuis de bail, mais ce n’était pas une envie intrinsèque, juste liée à des circonstances où on ne voyait pas le bout, car trouver un autre bail à Nantes était compliqué. Mais avoir plusieurs casquettes est tellement mieux, parce qu’on se rend compte de certaines réalités. Je pense qu’on doit faire partie des éditeurs les moins agressifs avec les représentants, par exemple. On ne peut pas leur dire qu’ils n’avaient qu’à faire ce qu’il fallait pour que les libraires en prennent plus, etc., parce qu’on voit nos collègues travailler en librairie. On voit bien qu’ils n’ont pas envie de tout prendre, qu’ils n’ont pas un lectorat pour tout, et ça nous rend au moins réalistes sur ce qu’est une mise en place de livres. Donc je pense qu’on perd moins d’énergie à penser que ça devrait être absolument différent. On sait aussi mieux comment estimer que certains libraires ne font pas forcément toujours le boulot comme il faudrait….

A. G. – J’entends souvent les éditeurs râler contre les libraires et les libraires râler contre les éditeurs, alors que peut-être s’ils se rencontraient…

M. R. – Nous on a cette chance-là. C’est pour ça que beaucoup d’éditeurs aiment bien les salons, et aussi pour ça que moi je m’en fiche un peu plus. C’est normal, nous on a déjà l’expérience avec les lecteurs. Les libraires de L’Atalante peuvent me dire : « dis donc, ce bouquin je l’ai adoré mais je ne sais pas comment le défendre », ce sont mes collègues qui me disent que la couverture ne passe pas bien, ou que la quatrième de couverture n’est pas réussie, ils me disent leur gêne, et c’est très instructif parce que c’est vrai. Parfois, il y a des choses où on ne peut rien faire, ou on aurait pu le faire mais c’est trop tard, ou on pourra changer la prochaine fois. Il y a aussi des choses plus ambiguës et il faut accepter qu’elles ne marchent pas. C’est un principe de réalité non négligeable. Certains textes, même géniaux, ont un petit public.

Et puis ce n’est pas grave en fait, c’est juste se demander quelles sont nos attentes, quelles sont celles de l’auteur, l’essentiel est que ça n’empêche personne de continuer. Dans la vie, clairement, si on n’est préféré que par quelques-uns, ce n’est pas très grave. Ça a autant de valeur. Par contre, dans un système où on se promettrait des réussites financières importantes, évidemment c’est très troublant, ça peut être bloquant. Nous, il y a des textes qu’on fait sciemment en se disant : « ce sont des perles », mais ces mêmes livres, on peut les publier et se demander comment on va les vendre.

A. G. – Et là tu es aussi dans ta démarche de catalogue de fonds, c’est un édifice et c’est une perspective qui doit être encore plus globale.

M. R. – La question c’est : qu’est-ce que c’est qu’un catalogue ? On a besoin d’être fier de son catalogue, et cette fierté elle se fait, parfois, sur des réussites commerciales, mais aussi sur des textes où on s’est dit : « J’y crois, c’est un roman littérairement important, allez, on y va et on verra bien ! ».

A. G. – « On y va et on verra bien ! » : voilà une jolie phrase de fin !

Entrevue avec François Delporte (Rocambole)

28 avril 2021

L’entrevue suivante a été réalisée par Amandine Glévarec et est également disponible sur son blogue http://kroniques.com.

Amandine Glévarec — Bonjour François, pourriez-vous vous présenter ?

François Delporte — J’ai 29 ans et j’ai un parcours somme toute assez classique : DUT GEA, école de commerce de Montpellier puis l’emlyon, je me suis ensuite spécialisé en finance d’entreprise. J’ai d’abord travaillé en fonds d’investissement Impact social, puis je suis passé de l’autre côté de la barrière en devenant responsable financier d’une start-up dans laquelle on voulait investir. Je me suis rendu compte qu’avec le cash, on ne pouvait pas régler tous les problèmes, j’ai vu l’envers du décor. Alors je suis parti 18 mois au Benelux faire de la tech chez IBM, dans le Graduate Program, puis j’ai définitivement cédé aux sirènes de l’entrepreneuriat.  

A. G. — De quelle manière, concrètement ?

F. D. — J’ai rencontré Camille en 2018. Je venais d’entrer chez IBM, elle travaillait dans l’édition numérique et la littérature, et venait de développer une interface pour aider les enfants atteints de troubles de la lecture. Cette année-là, une étude du CNL a révélé que 69 % des Français aimeraient lire davantage. Ce chiffre a en quelque sorte scellé notre destin. Elle connaissait bien ce domaine et, à mon niveau, j’avais très envie d’entreprendre. 

On a construit notre vision en partant du constat que le streaming avait révolutionné la vidéo, la musique, et qu’il y avait un concept à inventer par rapport à la lecture, non pas en transformant le support physique en support numérique, comme la liseuse a essayé de le faire, mais en adaptant le contenu au contenant. Notre objectif était donc de créer un contenu digital native. On a décidé de s’appuyer sur le format série, qui est tendance depuis quelques années car il permet de fragmenter une histoire, et de l’intégrer dans l’usage numérique (smartphone, tablette, ordinateur…) avec des épisodes courts et percutants. On s’est donc calés sur des épisodes de 5 mn. C’était le début d’une aventure un peu folle : on n’avait pas encore déposé les statuts qu’on était déjà en conflit avec les avocats de Rockstars Games, on cherchait à faire une première levée de fonds qu’on nous annonçait une pandémie mondiale et, au moment où on décaissait l’argent de la levée de fonds, Google a banni une de nos séries qui parlait d’une pandémie… C’était un peu rocambolesque !

À l’heure où je vous parle, on a « craqué » l’usage. En effet, selon notre dernière étude, 2 utilisateurs sur 3 affirment lire plus depuis qu’ils sont chez Rocambole. Il y a un an, on recensait 500 épisodes lus par semaine, on en dénombre aujourd’hui 100 000 chaque mois. Le concept est en train d’exploser, puisqu’on tourne autour de 20 % de croissance mensuelle. 75% de nos utilisateurs assurent avoir recommandé Rocambole à un proche, on nous consacre beaucoup d’articles…  Ce succès s’explique avant tout par le fait qu’on a su se reposer sur deux piliers : le format série, qui permet de s’adapter au numérique sans promettre à qui que ce soit de lire l’intégralité du Seigneur des Anneaux sur smartphone, et l’innovation éditoriale. Nous avons créé notre propre Fabrique avec 35 auteurs et scénaristes qui écrivent pour nous, sur mesure et sur demande, c’est un peu un mix entre les best practices d’Hollywood pour la dramaturgie, et l’inspiration asiatique avec les mangas japonais. En combinant ces atouts, on a obtenu les résultats qu’on connaît, qui nous amènent aujourd’hui à nous lancer dans un second tour de financement. C’est le moment d’accélérer car on a un excellent timing market. On a deux concurrents qui sont en plein développement : un américain, qui a levé 60 millions il y a 6 mois et un autre, asiatique, qui est une filiale d’Alibaba. À l’heure actuelle, on n’en est plus à se demander s’il y aura un géant de la lecture en streaming, comme Spotify ou Netflix, mais s’il sera américain, asiatique ou européen. On est très en avance et très innovants, on va très vite et on collabore avec de nombreux talents, ce qui nous conduit à penser qu’on va pouvoir progresser rapidement. Le divertissement est un marché spécifique et c’est parce qu’on propose un contenu alléchant que les gens adhèrent. La demande est naturelle, puisque l’homme a besoin de se détendre chaque jour, mais il va chercher à le faire avec de la matière de qualité. Pour l’anecdote, on vient de sortir notre première série qui parle de politique et elle est préfacée par Emmanuelle Macron. On a un partenariat en cours avec le chef étoilé Bruno Ménard, Jacques Expert, un auteur de thrillers, la romancière Laure Manel, etc. 

A. G. — On sait que les Français ne sont pas de grands adeptes de la lecture numérique et, avec Rocambole, on est sur du support smartphone… L’étude que vous avez menée a-t-elle dessiné un profil de vos utilisateurs ?

F. D. — Au grand dam de mon responsable marketing, on touche tout le monde, de la jeune lycéenne aux résidents des Ephad. Comme pour toute entreprise, il y a cependant un cœur de cible et, en l’occurrence, ce sont les femmes âgées de 25 à 45 ans qui répondent le mieux. On parle de personnes qui lisent en temps normal un minimum de cinq livres par an. On leur a posé la question suivante : si Rocambole disparaissait, seriez-vous très déçue, un peu déçue, pas du tout déçue ? 50 % d’entre elles ont répondu « très déçue », ce qui est impressionnant pour une petite entreprise qui n’a que 270 jours d’existence. 

A. G. — Vous vous êtes lancés pendant la crise sanitaire, qui nous a privés de loisirs et nous a poussés à utiliser de plus en plus nos écrans. D’un côté ça va dans le sens de ce que vous proposez, mais on peut aussi imaginer que ça puisse être dissuasif, puisqu’on y passe déjà beaucoup de temps…

F. D. — C’est une bonne analyse. Pendant le premier confinement, on a connu une très belle croissance, comme beaucoup de sujets numériques je pense. Les gens sont revenus aux activités essentielles, ils se sont remis à lire, faire du pain et courir, pour faire simple. En revanche, sur le long terme, on continue notre progression, et on ne remarque pas spécialement de comportements d’usage anormalement hauts ou bas d’un coup, parce qu’il y a à mon sens un effet compensatoire. C’est-à-dire que nous perdons certainement les gens qui ne prennent plus le métro ou ceux qui en ont marre des écrans, mais à l’inverse on récupère ceux qui ont plus de temps pour eux, qui n’ont pas forcément un livre sous la main, qui ont envie d’essayer autre chose… L’un dans l’autre, on est plutôt résilients par rapport à la Covid, par contre aujourd’hui ça se stabilise effectivement.

A. G. — Vous avez noté que vos utilisateurs ont tendance à lire plus, ce qui peut aussi signifier qu’ils se rendent plus en librairie. On est obligés de faire un parallèle, puisque les librairies étaient fermées pendant le premier confinement avant de rouvrir en click and collect puis normalement. Considérez-vous que vous êtes en concurrence avec le papier ou que les deux supports peuvent communiquer ? Avez-vous d’ores et déjà envisagé certaines perspectives ?

F. D. — Oui, on a fait plus que l’envisager. On est une entreprise culturelle, puisqu’on produit du contenu pour se divertir, et on apporte depuis le début un soutien indéfectible à cette industrie dans laquelle on évolue. On a eu la chance de ne pas être impactés par la Covid, mais ç’aurait pu être l’inverse. On part du principe qu’on vend quelque chose que personne ne vend et la notion de concurrence intervient nécessairement à un moment donné. Le vélo est-il le concurrent de la voiture ? Une série, c’est une heure de lecture au maximum, c’est une création originale exclusive, uniquement en numérique, je ne crois pas qu’on fasse de l’ombre aux libraires et je suis même persuadé du contraire. Quand on voit que 2 personnes sur 3 lisent plus grâce à nous, ça signifie qu’on les a remis sur le chemin de la lecture, alors qu’ils s’en étaient éloignés. La question est de savoir comment les libraires nous regardent, s’ils se demandent si ces jeunes vont réussir. On a de plus en plus de rendez-vous avec les maisons d’édition et une de nos séries va faire l’objet d’une adaptation papier chez Hachette. On a discuté avec Michel Lafon pour mettre en place un partenariat avec Laure Manel, une de leurs grandes autrices, pour tenter de créer des spin offs de certains livres. Elle pourra réutiliser son personnage principal dans une série, ou l’univers. C’est là où ça devient passionnant puisqu’on rajoute de la profondeur. Un autre exemple, nous écrivons le making-of du film Adieu les cons d’Albert Dupontel qui a raflé tous les prix lors de la dernière cérémonie des César. Ils nous ont choisis pour raconter l’aventure de l’idée aux César. On a eu un entretien avec le réalisateur, on travaille avec le chef mécanicien et la cheffe décoratrice. Dans les faits, on vient un peu se placer en satellite autour de ces maisons d’édition et des acteurs de l’audiovisuel pour enrichir ce qui existe déjà. De leur côté, avant de prendre le risque de miser sur un auteur, ils savent qu’ils peuvent le tester via Rocambole. D’une manière générale, ça se passe très bien avec les éditeurs et de très belles passerelles se créent, dont certaines sont même en train de se décliner sur l’audiovisuel. 

A. G. — Vous n’avez pas trop de contacts avec les libraires, alors qu’on pourrait aussi imaginer des rencontres complémentaires ?

F. D. — Ce serait intéressant de creuser, effectivement. On n’est là que depuis un an, un an et demi, et le « physique » n’existe pas chez nous, on n’a même pas de bureaux, on vit dans dix villes différentes… Mais on pourrait envisager d’inviter un de nos auteurs en librairie, imprimer une dizaine de séries, échanger, expliquer comment on écrit une série… Pour l’instant, on fonctionne à 100 % en distanciel et on n’a pas été réellement amenés à rencontrer des libraires. 

A. G. — Les éditeurs sont très attentifs à l’autopublication numérique, à ce qui marche ou pas. Ils sont assaillis de manuscrits et Gallimard a justement précisé dernièrement qu’ils ne voulaient plus en recevoir. Pourriez servir de passerelle entre les auteurs et les maisons d’édition ? 

F. D. — Absolument. 

A. G. — Comment filtrez-vous les auteurs qui viennent vers vous ?

F. D. — Il faut savoir qu’on nous adresse des centaines de candidatures tous les mois. C’est moins pénible à traiter, parce qu’on a un formatage précis et on sait exactement ce qu’on veut. Un manuscrit, c’est 300 pages. Pour nous, c’est 3 pages Word et les synopsis de tous les épisodes de la saison 1. Ça veut dire qu’en 5 minutes, vous vous faites une idée de la plume et de l’arc narratif. Une candidature est étudiée en un quart d’heure. On en reçoit des centaines et on fait une réponse personnalisée à chacun, ça prend quand même un peu de temps. On retient 2 à 3 % des candidats, la sélection est forte et on mise évidemment sur la qualité. Beaucoup d’auteurs concrétisent leur rêve de vivre de leur plume en gagnant de l’argent régulièrement. De notre côté, on est moins dépendants des candidatures, puisqu’on a notre propre organe de production. 

A. G. — Vous dites que le séquençage est très clair, pouvez-vous me rappeler le nombre d’épisodes ?

F. D. — Pour une série, on libère toute la saison 1 d’un coup, ce qui représente entre 8 et 10 épisodes de 5 minutes de lecture, à savoir 5 pages Word environ. On fait des tests sur certaines séries en proposant un épisode par jour, ça semble plaire aux gens qui le lisent et attendent le lendemain pour connaître la suite. Un arc narratif, c’est grosso modo une heure de lecture. Un auteur va gagner entre 500 et 700 euros d’à-valoir pour une série (plus ou moins à 50 pages Word), ce qui est plutôt bien payé dans le milieu éditorial. 

A. G. — C’est un pourcentage sur les ventes ?

F. D. — C’est une avance, à laquelle on ajoute 15 % de droits d’auteur, qui viennent en régularisation de l’à-valoir. On est dans le haut de la fourchette et l’objectif est d’augmenter les revenus petit à petit et de faire en sorte que les auteurs de la Fabrique en vivent plus que correctement. L’idéal, bien sûr, serait de pouvoir disposer de notre villa Médicis ou d’une île en Bretagne où on écrirait nos thrillers…

A. G. — Combien coûte l’abonnement à Rocambole ?

F. D. — C’est 40 euros l’année, avec lecture illimitée. Aujourd’hui, Rocambole, c’est 200 séries originales exclusives et on en sort 2 à 3 nouvelles chaque semaine. 

A. G. — Ce qui fonctionne bien, c’est le suspens…

F. D. — Exactement. Ce qui marche, c’est l’émotion, en permanence. 

A. G. — On s’imagine assez mal lire Voyage au bout de la nuit en épisodes de 5 minutes. Partez-vous sur des textes moins littéraires mais plus axés sur le rythme ?

F. D. — Quand les auteurs nous envoient un livre découpé, on voit tout de suite s’ils sont dans les clous. Ce n’est pas le même arc narratif, ce n’est pas la même façon d’écrire, mais ça ne doit pas influer sur la qualité. L’idée, c’est qu’on ne peut pas se permettre d’avoir un épisode entier de description, et on doit respecter des éléments clés qui sont différents de ceux qu’on trouve dans un livre. Chez nous, un épisode doit se terminer par un cliffhanger. Il n’est pas possible de proposer une série comme Game of Thrones, avec 36 personnages, parce qu’on ne va pas s’y retrouver, il nous faut des récits plus impactants, plus directs. On vient de sortir Sorcières : meurtres au couvent, avec Élisabeth Reynaud, une grande autrice de romans historiques. Le style est magnifique, mais c’est assez simple, avec 2 ou 3 personnages, une enquête… On est obligés de respecter des critères stricts et le format impose d’écrire en 7000 signes, mais on ne fait aucune concession sur la qualité.  

A. G. — Il faut bien sûr que le rythme soit haletant et qu’on ait envie de lire la suite… Dans cette configuration, c’est difficile d’intégrer de la poésie, par exemple.

F. D. — Pour l’anecdote, on a publié, pour le bicentenaire de Baudelaire, un poème des Fleurs du mal par épisode, et ça a très bien marché. Je nuance néanmoins car je pense qu’il y a eu un effet de curiosité et que des gens se sont dit qu’ils aimeraient bien lire Baudelaire au moins une fois dans leur vie. Je pense que ce n’est pas vraiment l’endroit, en réalité. À partir du moment où, à la fin d’un épisode, on n’a pas forcément envie de lire le suivant, c’est que ce n’est pas le bon créneau. En revanche, on a sorti Arsène Lupin, une œuvre à la base structurée en nouvelles, et il s’avère que ça cadre parfaitement. 

A. G. — Quels genres ont le plus de succès ? Les thrillers, les romans historiques, les romances, le fantastique ?

F. D. — Nos nouvelles séries en direct, avec un épisode par jour, font un carton. La romance plaît beaucoup également, ce qui n’est pas une surprise, puisque 70 % de nos adhérents sont des femmes. Le biopic féminin marche aussi très bien, sachant qu’on peut réaliser des portraits historiques de personnages méconnus comme des portraits plus contemporains. Comme on a envie de casser un peu plus les codes, on va sortir un catalogue qui sera découpé non plus en genres littéraires, mais en thématiques, parce qu’on s’est aperçus que c’est ce qui touche le plus les lecteurs. Les idées ne manquent pas : les relations frère-sœur, l’enfant abandonné… Qu’importe le genre, au bout du compte, c’est le sujet qui va les saisir, générer des émotions up and down… On va créer des collections : culture geek, sport, pour ceux qui aiment le dépassement de soi, parcours de femmes, amour… On aura une collection société, dans laquelle sera intégrée la nouvelle série politique dont je vous ai parlé. Je pense que, de cette manière, on aura des tendances plus marquées, justement parce qu’on isole des thématiques. 

A. G. — Comme vous publiez beaucoup, il va falloir faire en sorte de s’y retrouver dans le catalogue…

F. D. — L’objectif est de demander aux gens quels thèmes ou problématiques les intéressent. On peut partir par exemple sur une collection sur la gastronomie, l’idée étant toujours de proposer ce qui n’existe pas ailleurs. Bruno Ménard va produire une série, on va sortir une fiction qui s’intitule Amour et sauce au poivre, on a envie de parler aux lecteurs d’un sujet qui les passionne et qu’ils ont envie de partager avec des proches. Encore une fois, le genre n’a guère d’importance. De cette façon, on renforce la valeur perçue et cet aspect « communauté ». 

A. G. — Vous travaillez sur l’immédiateté, avec une récurrence journalière. Il faut aussi que ce que vous avez publié précédemment continue d’être lu et de vous rapporter un peu d’argent…

F. D. — Bien sûr, et c’est aussi l’avantage d’une plateforme de streaming. En librairie, un livre qui n’a pas décollé au bout de trois ou quatre mois sera remplacé, c’est mécanique, alors que chez nous, le contenu vit bien plus longtemps, même si on peut être amenés à revoir des présentations, le positionnement d’une série, etc. 

A. G. — C’est intéressant aussi pour les auteurs, qui n’ont pas le couteau sous la gorge. Quand on est publié par une maison d’édition, on ne connaît pas l’espérance de vie de son livre…

F. D. — Oui, et ils sont payés longtemps après, souvent. On essaye de proposer une expérience différente, on les rémunère tous les trois mois, on leur envoie des petits mots personnalisés, ils ont connaissance des chiffres. Il y a un accompagnement des auteurs, on a envie de produire les meilleurs récits et de surfer sur cette réactivité. Demain, on pourrait très bien envisager de faire une série en direct, chaque jour, dans les coulisses d’une coupe du monde de foot. C’est excitant d’apporter l’histoire et de créer une passerelle entre les émotions et la réalité.

A. G. — Comment avez-vous trouvé vos premiers auteurs ? 

F. D. — On a lancé un appel à candidatures sur Twitter, en posant une question toute bête : qui a envie de gagner sa vie en écrivant ? Qui peut faire ce genre de propositions, à l’heure actuelle ? Un livre, il faut un an et demi pour l’écrire et le publier, et vous êtes payé encore un an après. Si tout se passe bien, vous aurez touché 10 000 euros en deux ans et demi. Chez nous, ils peuvent espérer gagner entre 500 et 1500 euros par mois, s’ils sont retenus, évidemment. 

A. G. — Oui, c’est une tout autre vision. Si on considère votre cursus, vous avez pris un virage à 180 degrés. Le monde du livre vous était totalement inconnu ?

F. D. — Effectivement. Camille le connaissait très bien et mon associé, Julien Simon, le directeur éditorial, est un peu notre Gandalf de l’édition. Il a commencé comme scénariste, a été auteur, libraire, entrepreneur dans l’édition numérique. Il est le garant de notre ligne éditoriale et c’est lui qui a structuré la Fabrique, tandis que Camille s’est spécialisée dans l’expérience utilisateur. Avec tous ces atouts, on essaye de faire en sorte de satisfaire au maximum les gens. 

A. G. — Pourrait-on imaginer des livres qui seraient un peu plus que des livres, en y insérant des images, des vidéos, de la BD ?

F. D. — Oui, mais on ne s’aventurera pas sur ce terrain-là, parce qu’il y a déjà des acteurs très talentueux sur le sujet. En revanche, quand on aura un peu plus de moyens, on essaiera d’ajouter une illustration par épisode, pour aider le lecteur à se projeter et sans pour autant lui imposer quoi que ce soit. On va créer d’ici peu un marchepied, une petite vidéo d’une minute de l’auteur, qui explique pourquoi il a voulu écrire cette histoire, l’idée étant de décupler l’envie du lecteur de la lire. Dans certains cas, on pourrait aussi proposer une adaptation audio. On ne le fera pas pour toutes car, très souvent, le lecteur n’est pas fan de l’audiolecture, qui va moins vite et contraint un peu l’imaginaire. Des domaines comme le sport, la non-fiction, pour lesquels la voix peut amener un supplément d’émotion, s’y prêteraient sans doute davantage. On tentera le coup avec les succès, quand on estimera que ça peut apporter une valeur ajoutée. Notre ambition est de nous positionner très rapidement à l’échelle européenne et de développer des nouvelles langues, non pas en faisant de la traduction, mais en produisant directement en espagnol, en allemand, etc.

A. G. — C’est un vaste programme !

F. D. — Il faut bien viser Mars pour aller sur la lune ! Ma devise pourrait être : impossible n’est pas Rocambole. On s’en est sortis avec Google, Rockstar Games, alors… 

A. G. — Justement, c’est quoi cette histoire de Google ?

F. D. — En février 2020, on a sorti une série, qui était une pure fiction, sur une pandémie qui obligeait tout le monde à rester à la maison. L’été dernier, on a reçu un mail nous informant que Google avait retiré notre application. Les abonnements étaient bloqués, les gens ne pouvaient plus se connecter. On était en pleine levée de fonds, il nous restait 1000 euros sur le compte en banque et ils étaient littéralement en train de nous mettre KO, alors qu’on n’avait pas été prévenus de quoi que ce soit. L’État s’est renseigné, on a mobilisé toute la communauté, nos investisseurs et, 48 h plus tard, Google avait remis notre plateforme en ligne, mais sans un mot d’excuse. Donald Trump avait exigé que tout qui touchait de près ou de loin à la Covid soit enlevé. Un algorithme a fait le nettoyage, sans aucune vérification préalable. Dans un cas comme celui-ci, la liberté d’expression est sérieusement mise à mal. 

A. G. — On parle quand même d’une censure par ordinateur, la science-fiction devient réalité.

F. D. Oui, on nous envoie un mail, bonjour, merci, au revoir ! Si on voulait régler le problème, il fallait écrire au gouvernement des États-Unis, c’est du grand n’importe quoi…

A. G. — Le soutien juridique, ce n’est pas la première chose à laquelle on pense, dans ces cas-là…

F. D. — Non, et puis, pour attaquer Google, il faut se lever de bonne heure… 

A. G. — 40 euros l’abonnement annuel, ça ne paraît pas très cher, par rapport à ce que vous proposez comme contenu.

F. D. — Tout à fait. C’est encore la mise en route, on fait aussi en sorte que les gens nous pardonnent des petits bugs parfois, parce que tout n’est pas parfait. On augmentera probablement dès l’année prochaine. 

A. G. — On a souvent l’impression que tout est gratuit sur internet, la difficulté était peut-être également de faire passer le message qu’il y aurait un abonnement à payer.

F. D. — Exactement, et ce message passe plutôt bien, même si les gens ont longtemps été habitués à la gratuité. L’idée, c’est qu’ils acceptent de payer parce qu’on leur offre de la qualité et parce qu’ils savent qu’ils n’auront pas besoin de farfouiller pendant des heures pour trouver leur bonheur. Notre rôle est de développer des algorithmes de recommandations et de proposer les bonnes histoires aux bonnes personnes. On aurait pu créer une plateforme à la Wattpad, avec un million d’histoires par jour, où chacun se débrouille pour dénicher ce qui lui convient, mais ce n’est pas la ligne qu’on veut suivre. Notre crédo, c’est la qualité, c’est pour cette raison que 40 euros me semble aujourd’hui être un tarif très raisonnable, qui correspond à peu de choses près au prix de deux livres d’édition normale.

A. G. — Oui, d’autant plus que la ligne éditoriale est tenue et qu’il y a un éditeur derrière.

F. D. — Effectivement, on a 70 collaborations en cours, on discute avec de très grands noms. On sera obligés d’augmenter à terme, en passant dans un premier temps à 50 euros, puis à 60 euros d’ici 3 ans. 

A. G. — Vous arrivez à faire votre bascule ?

F. D. — On n’y est pas encore, c’est pour ça qu’on lève des fonds. On dépense énormément d’argent en création de contenus, en tech sur la plateforme, et il ne nous en reste pas beaucoup pour faire de l’acquisition. Notre croissance, pour l’instant, est essentiellement organique et il est temps maintenant de passer la vitesse supérieure pour atteindre l’équilibre. On a l’avantage d’avoir une création de contenus qui ne nous revient pas à trop cher, même si on se positionne en premium par rapport au marché. Produire une série va nous coûter 800 euros, alors qu’il faut plutôt compter sur une dépense d’un million d’euros dans l’audiovisuel. On a des EconomiX qui sont atteignables. 

A. G. — Est-il envisageable de trouver des sources de revenus qui soient complémentaires ?

F. D. — Absolument, certaines sociétés nous payent d’ailleurs pour écrire une histoire. L’Oréal, par exemple, nous a demandé d’écrire sur la création de l’entreprise, parce que plus personne ne se souvient comment ça s’est passé. Meetic nous a commandé une fiction pour démocratiser le dating des plus de 50 ans… Il existe divers moyens de gagner de l’argent, à partir du moment où on sait créer du contenu et le distribuer, ce qui est assez unique dans le divertissement. 

A. G. — Si on commence à répondre à des commandes de grosses entreprises, on ne craint pas de perdre son âme éditoriale ?

F. D. — Pour nous, la condition sine qua non, c’est qu’on raconte une jolie histoire, ce qui signifie qu’il ne suffit pas d’avoir de l’argent pour s’offrir une belle série chez Rocambole. L’Oréal, c’est quand même le leader mondial de la cosmétique et de la beauté, une marque qui a traversé deux guerres… Meetic, c’est autre chose, c’est une fiction, c’est plus rigolo. On est en pourparlers avec Porsche pour couvrir les Vingt-quatre heures du Mans, c’est là encore une autre approche, car on est dans la non-fiction. Il y aura un épisode par jour. Alors oui, si on a une belle histoire, on est d’accord pour facturer.

A. G. — Et si on en profitait pour évoquer cette fameuse préface d’Emmanuel Macron ?

F. D. — C’est là encore assez rocambolesque… Fin 2020, j’ai rencontré Mickaël Nogal et on a produit une série sur son engagement citoyen, qui expliquait comment on devient député à 27 ans, comment on porte des idées à une époque où tout le monde se fout de la politique… Il y a quelques semaines, il m’annonce qu’il en a parlé au président, qui a adoré l’idée et trouvé très intéressant qu’on parle de l’engagement, parce que c’est aussi un bon moyen de convaincre des jeunes de s’investir. Il m’a informé que M. Macron acceptait de faire une préface. Il présente cette série comme une immersion dans les coulisses de la république. 

A. G. — Vous n’avez pas peur d’être récupérés ?

F. D. — C’est le gros enjeu. On a franchi le pas en touchant à la politique, on doit désormais en produire plein d’autres. On a eu une opportunité, on l’a saisie, il faut maintenant qu’on travaille avec le maire d’un village, un dirigeant d’ONG, le pilote du navire Greenpeace… On va mettre en place une collection engagement citoyen. Dans un an auront lieu les élections présidentielles, pourquoi ne pas envisager de proposer à chaque candidat un épisode sur Rocambole pour parler de la gestion du CO2, par exemple ? En tant qu’entreprise, cette préface est une sorte de reconnaissance de notre travail, mais elle a fait jaser. Le milieu de l’édition et des auteurs, qui n’a pas forcément une affection démesurée pour le pouvoir en place, considérait plutôt qu’il ne fallait surtout pas mettre en avant les hommes politiques, parce qu’ils ont déjà un temps de parole trop important. Pour eux, c’était clairement de la récupération. Je pense que, quand on n’en parle pas, on fait aussi leur jeu, j’estime qu’il ne faut pas en avoir peur. C’est un sujet qui va peut-être susciter des vocations… Personnellement, j’espère que c’est le début d’une multitude de collaborations. On discute actuellement avec Benoit Hamon et quelques autres. Ce qu’on compte leur demander, c’est simplement d’expliquer aux gens comment ça se passe. On n’ignore pas, bien entendu, qu’on va nous tomber dessus d’une manière ou d’une autre, parce que ça ne plaira pas à tout le monde. 

A. G. —  Je crois comprendre que la non-fiction, le rapport au réel, vous intéresse aussi beaucoup ?

F. D. — Oui. Au début, on n’en faisait pas, mais on s’est rendu compte qu’on vit dans une époque où certains ont besoin de repères, d’inspiration. Un jeune diplômé qui débarque, par exemple, est parfois un peu perdu. Je pense que ça marche plutôt bien avec les jeunes ou des entrepreneurs, on va d’ailleurs faire une série avec le bras droit de Xavier Niel. C’est un concept intéressant, mais qui représente à peine 20 % de notre catalogue. 

A. G. — On s’approche un peu du journalisme, non ?

F. D. — C’est vrai, sauf qu’on n’a pas les moyens de commander une enquête journalistique, de vérifier avec des sources. Demain, avec un plus gros budget, j’aimerais bien faire une collection investigation et permettre à des journalistes d’aller chercher plus loin. À l’heure actuelle, on fait de la non-fiction, parce qu’on a accès à la source, on ne se retrouve pas dans des situations complexes qui réclament qu’on fasse des vérifications, pour lesquelles on s’expose, etc. Ce serait en effet intéressant d’offrir aux journalistes des sujets qui ne sont pas traités dans les rédactions et de les sublimer. 

A. G. — Vous répondez finalement aux demandes qui aujourd’hui sont faites aux libraires, d’une part des loisirs, d’autre part des réponses sur une société qui est en train de nous échapper…

F. D. — Oui. On serait ravis, par exemple, de faire signer Marc Lévy mais, même si c’était le cas, on ne ferait pas lire pour autant à des jeunes de 17 ans. En revanche, si vous proposez l’histoire d’un influenceur qui raconte une fiction et qui a cette communauté, on va poser un label de qualité contraint, mais on va parler à ces jeunes. On peut dire ce qu’on veut, mais si on n’écrit que des essais pour l’Académie française, on n’incitera pas beaucoup plus de gens à lire. En fait, il faut vraiment trouver le moyen de détecter des thèmes qui « matchent ». On a fait une série en direct, une espèce de remake d’Agatha Christie qui s’appelait Buzz mortel et qui relate l’aventure de dix influenceurs qui vont mourir un par un. À la fin de chaque épisode, chaque lecteur pouvait remplir un questionnaire, donner son sentiment et essayer de deviner le nom du coupable. Il y avait une PS5 à gagner pour un des candidats qui avaient la bonne réponse. On tente d’instaurer une interactivité pour encourager notre public à lire 5 minutes tous les jours, parce que notre mission se situe à ce niveau-là. S’il faut jeter un pavé dans la mare en lançant une série préfacée par Macron, on le fait, ça fera parler de nous, ça fera lire des gens et on aura réussi. 

A. G. — Ce qui manque à la chaîne du livre, qui est si complexe et si longue, c’est sans doute cette interactivité directe entre l’auteur et le lecteur. C’est précieux aussi pour l’auteur…

F. D. — Exactement. Pour la série que j’évoquais à l’instant, on a reçu 1500 réponses, même si seulement trois étaient la bonne. Pour notre dernière fiction, qui se passe dans les DOM-TOM et qui parle d’un trésor qui n’a jamais été retrouvé, le trésor de la Buse, on fournit un indice tous les deux épisodes qui peut permettre aux lecteurs de gagner 500 euros sur internet. En fait, on profite du numérique pour donner aux gens la possibilité d’étendre leur évasion. 

A. G. — Je constate que vous avez un public qui se reconnaît dans vos contenus. La difficulté sera peut-être de renouveler les idées pour conserver vos adeptes…

F. D. — Oui, mais on fait confiance à notre imagination. 

A. G. — Vous semblez avoir beaucoup de projets et de matière. Il va falloir classer tout ça… 

F. D. — Il faut prioriser, parce qu’on n’a pas les ressources pour tout faire mais, bien souvent, les bonnes idées ne coûtent pas plus cher. On illustre par exemple nos séries avec des animations de l’image de 2 secondes. On peut faire bouger les nuages, la lune… Les gens adorent et ça ne génère aucune dépense. 

A. G. — Vous avez renoncé au salariat pour l’autoentreprise ?

F. D. — J’ai renoncé à pas mal de choses, dont la Mercedes de fonction ! Quand j’ai dit à mon père que je quittais IBM pour monter ma boîte, il était dubitatif… Se lancer dans ce domaine était un sacré pari, qui est d’ailleurs loin d’être gagné, même si le démarrage est très positif. Pour l’instant, personne n’a de salaire, on vit tous avec 800 euros par mois. C’est beaucoup de risques, de sacrifices, de pression aussi, mais je pense qu’avec la passion, on déplace des montagnes et on y arrive. 

A. G. — Quelle était réellement l’envie de départ, développer un concept qui n’existait pas, construire un outil qui permette de sonder la société d’aujourd’hui ?

F. D.  — Quand on fonde sa première entreprise, je suis persuadé qu’on a toujours envie d’inventer quelque chose, parfois de manière inconsciente. Avec le recul, si je devais recommencer, je choisirais peut-être un secteur bien établi, un business existant, et j’essaierais simplement de faire un peu mieux, un peu plus vite que mon concurrent et d’en vivre correctement. Nous, depuis le début, on invente tout ce qu’on propose et, en plus, on produit notre contenu, on le distribue. C’était sans doute un fantasme de créer cet usage et c’est en tout cas un gros challenge, mais je crois qu’on est assez bien partis.

A. G. — Le numérique présente cet avantage qu’il vous donne immédiatement le ressenti du public.

F. D. — Oui, on peut tout de suite corriger, par rapport à ce qui plaît, ce qui ne plaît pas, et adapter notre bible éditoriale. 

A. G. – Ça a beaucoup évolué, depuis le lancement ?

F. D. — Oui, quand même. On s’est aperçus que le nombre de personnages était une donnée clé, que l’épisode 1 est crucial et que si un lecteur est toujours là pour l’épisode 3, vous allez le garder jusqu’à la fin de la série. En revanche, on peut perdre jusqu’à 50 % après le premier épisode, c’est pour cette raison qu’on le soigne au maximum. On a défini 8 critères essentiels à respecter. Je peux vous dire que ce n’est pas fini, ça va encore beaucoup changer. À ce propos, on vient de faire entrer Serge Hayat, le plus grand financier du cinéma français, dans le capital de Rocambole, on ne l’a toujours pas annoncé en conférence de presse. Il nous aide à adapter les contraintes et les best practices de séries audiovisuelles. On tricote un maillage entre différents personnages, avec des enjeux qui augmentent, c’est passionnant. Moi, je ne viens pas du tout de cet univers et je me surprends aujourd’hui à parler de dramaturgie…

A. G. — C’est vrai que ça ressemble à une bible…

F. D.  D’aucuns me diront qu’on rationalise la création, mais je crois que n’importe quel cerveau humain le fait naturellement, même s’il y en a qui sont plus doués que d’autres. Certains vont naturellement restituer ce phénomène de page turner, parce qu’ils ont capté des signaux. Nous, on va simplement le mettre noir sur blanc, pour optimiser les chances de plaire aux lecteurs, sachant qu’il y aura toujours des chefs-d’œuvre qui viendront de nulle part. Cependant, il faut respecter des règles, comme dans toute entreprise et, même si la recette miracle n’existe pas, il est nécessaire de connaître quelques astuces pour ne pas échouer trop vite. On peut très bien cartonner avec une série sans aucun cliffhanger et avec 1000 personnages, mais ce sera sans doute plus compliqué qu’en faisant l’inverse. 

A. G. — Dans un pays où la littérature est sacrée, on pourrait vous reprocher de ne faire que de la littérature de loisir, ça ne vous rend pas mal à l’aise ?

F. D. — Ce n’est pas vrai, on fait de la très haute qualité. Il existe deux possibilités : soit vous écrivez la plus belle œuvre possible que personne ne va lire, soit vous écrivez aussi dans le but d’être lu. Même le Goncourt ne touche qu’une partie de la population, nous on veut atteindre tout le monde. On a des séries dont le style est plus ou moins facile, plus ou moins accessible. L’enjeu, c’est justement de diriger les lecteurs vers des styles qui leur correspondent. On a échangé avec un académicien qui souhaiterait produire sur Rocambole, ça prouve qu’eux aussi y viendront, comme ils l’ont fait dans l’audiovisuel. Rappelez-vous qu’au début, on a craché sur les séries, on entendait qu’elles étaient réalisées par les ratés du cinéma. Aujourd’hui, Scorcese en fait… 

A. G. — L’un ne va pas tuer l’autre ? Les deux sont conciliables ?

F. D. — Tout à fait, et le livre restera un objet désiré. Cela étant, il y a de la place pour un usage plus fragmenté, une expression éditoriale différente, qui arrive en complément de la chaîne éditoriale classique. 

A. G. — C’est un peu éphémère, puisque c’est soumis à un temps de lecture assez court, rythmé, ce n’est pas comme un livre qu’on va poser et qu’on peut reprendre plus tard. Cette fange de la littérature existera-t-elle toujours dans 10 ans ?

F. D. — C’est plutôt l’inverse. Aujourd’hui, 90 % de la littérature du XVIIIe siècle n’existe plus. Il y a de grandes chances que notre contenu soit encore accessible sur nos serveurs dans 1000 ans, au contraire d’un Harry Potter qui se sera perdu au fond d’une bibliothèque. 

A. G. — Vous avez raison, on ne trouve plus certains bouquins, y compris des classiques, parce qu’ils ne sont plus réimprimés…

F. D. — Le livre restera quoiqu’il arrive un objet de collection, avec de très belles éditions, parce que les gens sont attachés à la notion de propriété. Pour cette raison, on n’exclut pas, pour une série qui aura cartonné, d’en faire une jolie édition, pour qu’ils puissent la garder chez eux, la partager, etc. Mais je le répète, nos collections parviendront plus facilement jusqu’à nos enfants que des livres du circuit éditorial classique tirés à 300 exemplaires. Pour se faire éditer, c’est un parcours du combattant et, si on y parvient, c’est déjà une victoire ! Si vous êtes bon, votre premier roman sera tiré à 500 exemplaires, vous en vendrez 300 et vous gagnerez 1000 euros. 25 % de nos séries font déjà plus d’audience et, cerise sur le gâteau, nos auteurs s’éclatent. Il n’y a pas de limite, il faut simplement respecter un format et, peut-être, éviter de se faire bannir par Google. (Rires.

A. G. — Votre cœur de cible, me disiez-vous, c’est le créneau 25-45 ans chez les femmes. Essayez-vous de le développer encore ou cherchez-vous à élargir votre lectorat en visant par exemple les hommes de plus de 60 ans ?

F. D. — D’une manière générale, ça répond bien, mais c’est aussi une question de moyens et c’est difficile de toucher tout le monde. Dans un premier temps, on privilégie ce qui fonctionne le mieux et, quand on pourra le faire, on déploiera des ressources sur d’autres cibles. 

A. G. — Voulez-vous conclure ?

F. D. — À l’heure où je vous parle, Rocambole, c’est un épisode lu toutes les 20 secondes, j’aime beaucoup ce chiffre ! Quand j’étais au collège, on se disait parfois, entre nous : « Tu te rends compte, en 3 minutes, tant de milliers litres de coca ont été bus dans le monde ». Aujourd’hui, on a créé un usage et on peut nous aussi calculer le nombre de lectures sur un laps de temps donné… 

A. G. — La satisfaction, c’est aussi que vous faites lire davantage les gens…

F. D. — Oui, on y contribue effectivement puisqu’on a inventé un concept qui semble les stimuler.

A. G. — Et vous avez prouvé que la lecture était compatible avec le numérique.

F. D. — Oui, il fallait « craquer » un format pour son contenant et non pas essayer d’adapter un livre en numérique. 

A. G. — C’est une autre façon d’appréhender la lecture.

F. D. — Voilà, on évalue les contraintes et on voit ce qu’il est possible de mettre en œuvre.  

A. G. — C’est incroyable comme cette pandémie a modifié nos habitudes avec le numérique. Considérons que c’est une richesse, puisqu’on ne se serait probablement jamais rencontrés…

F. D. — Oui, dans toute mauvaise nouvelle, il y a quelque chose de bon à prendre… En ce qui nous concerne, il faut le reconnaître, la pandémie nous a clairement fait gagner du temps.

Entrevue avec Laure Leroy (Zulma)

28 avril 2021

L’entrevue suivante a été réalisée par Amandine Glévarec et est également disponible sur son blogue http://kroniques.com.

Amandine Glévarec – Pouvez-vous nous présenter Zulma ? Je crois qu’il y a eu un anniversaire récemment ?

Laure Leroy – Nous étions censés fêter nos trente ans cette année, mais j’ai dû reporter à l’année prochaine. La maison a été créée en 91, et en 2006 je l’ai totalement refondée. Il y a eu deux périodes dans son histoire. Dès le début je dirigeais la maison mais nous étions plusieurs, j’avais 23 ans et pour toute expérience un certain nombre de stages dans l’édition, donc c’était courageux… ou totalement délirant. Pendant les quinze premières années, j’ai appris le métier. Diriger une maison d’édition indépendante ne se réduit pas au métier d’éditeur, il faut savoir gérer une entreprise, connaître tous les métiers de l’édition, de la fabrication en passant par l’éditorial, la communication, la comptabilité, toutes les questions juridiques. C’est un métier assez complexe. Le code de la propriété littéraire, par exemple, n’est pas rendu plus simple parce qu’on est une plus petite structure. Au bout de quinze ans – quand j’ai commencé à maîtriser toutes ces questions-là – le moment était venu de faire table rase, de repenser absolument tout dans le fonctionnement et dans l’existence mêmes de la maison. J’ai alors relancé Zulma telle qu’on la connaît aujourd’hui, c’est-à-dire avec une relation très forte à la librairie, des couvertures très identifiables, une production très resserrée, une ligne éditoriale qui sort du mainstream, avec une ouverture aux littératures du monde entier, là où d’autres éditeurs finalement allaient assez peu. Évidemment, publier aussi de la littérature française ou francophone m’importe tout autant. Dans tous les cas, quand un écrivain écrit dans une langue, il porte avec lui toute la culture de cette langue. Écrire en malayalam, en tamoul, en anglais ou en français implique une manière différente de raconter une histoire. Et dans cet univers mondialisé, globalisé, les écrivains contemporains de partout dans le monde partagent une culture commune, mais chacun va pouvoir l’habiter d’une manière qui est aussi liée à sa langue d’écriture. 

A. G. – Ce cap des quinze ans se dessine aussi par le fait que vous prenez la tête de la maison ? Vous n’étiez plus toute seule ou plus indépendante ?

L. L. – J’étais déjà à la tête de la maison. Je l’ai dirigée seule à partir de ce moment-là, sans espèce de compromis d’aucune sorte, ce fut une vraie prise d’indépendance. 

A. G. – Pour une femme, n’est-il pas délicat de prendre son indépendance dans un milieu qui peut de loin sembler réservé aux hommes ?

L. L. – Je ne suis pas sûre que ce soit un problème de genre. Le problème serait plutôt de ne pas être de ce milieu, tout simplement, plutôt que d’être une femme. Je ne suis pas issue du milieu littéraire ni d’une famille d’intellectuels, de journalistes, d’éditeurs ou d’universitaires… c’est plutôt cela qui constitue un handicap. 

A. G. – Vous faisiez référence à plusieurs stages avant…

L. L. – J’ai fait des études de linguistique anglaise, j’ai toujours été passionnée par l’édition, donc j’ai fait des stages. 

A. G. – C’était donc une vocation de longue date. Zulma est associée à un choix très fort dans les couvertures, ce qui a certainement contribué à vous faire connaître du grand public et à vous identifier très rapidement. Les couvertures sont jolies et ouvrent à des textes un peu plus complexes ou des traductions de langues un peu moins connues. C’était aussi un choix de s’adresser à un public particulier, avec de beaux objets livres ?

L. L. – Il y a deux considérations principales. L’une, c’est de parler aux amoureux de la littérature, avec ce bel objet graphique en papier, très traditionnel, qu’on habille de manière très contemporaine avec le design de David Pearson. Après, la ligne éditoriale de Zulma est ouverte aux littératures du monde entier tout en pratiquant une politique d’auteur. La moitié des livres que je publie sont écrits par des auteurs dont les lecteurs français n’ont en général jamais entendu parler ni de près ni de loin, et – en plus – dont le nom peut sembler imprononçable, inretenable. On peut prendre l’exemple d’Auður Ava Ólafsdóttir, cette romancière islandaise dont les livres se sont vendus entre 500 000 et un million d’exemplaires, toutes éditions confondues. Les gens parlent de « la romancière islandaise qui a écrit Rosa candida », mais ils n’ont toujours pas retenu son nom. J’ai moi-même toujours des problèmes à me rappeler le nom de toutes sortes d’écrivains… Chez Zulma, la marque est très identifiable, elle permet d’établir un lien de confiance avec le lecteur. Un bon souvenir de lecture va aider à porter les livres suivants. Donc, comme il est très difficile d’imposer la notoriété d’un auteur dès lors qu’on n’atteint pas les millions d’exemplaires ou les centaines de milliers, au moins la maison offre une promesse de qualité, un pacte de confiance avec le lecteur. 

A. G. – Vous faites aussi état, avec la première puis la deuxième époque de la maison, d’un choix resserré. Est-ce que le nombre de publications a sérieusement diminué ? À combien êtes-vous aujourd’hui à peu près ? 

L. L. – La maison compte dix, douze nouveautés grand format en littérature, ce qui est peu. En même temps, nous avons une vraie politique d’auteur, un catalogue très divers, c’est toujours un exercice un peu compliqué, et nous nous renouvelons aussi, avec de nouveaux auteurs. La création d’une collection de poche, avec une douzaine de titres par an, assure une production un peu plus importante.

A. G. – Pour une maison d’édition, vendre ses droits en poche à une autre maison peut aussi être une source de revenus. Pourquoi le choix de créer votre maison poche ?

L. L. – Vendre à quelqu’un d’autre, c’est du revenu à court terme. Zulma est justement une maison qui capitalise énormément sur sa propre image, sur sa marque. Le gage de qualité que nous offrons se prolonge sur la collection de poche, pour que nos livres ne se perdent jamais dans la nature. Publier un livre traduit d’une langue un peu rare représente un investissement énorme, en termes de recherches, d’édition, de promotion, etc. Poursuivre ce travail, y compris avec la collection de poche, nous rend plus forts, et les livres s’en portent mieux.

A. G. – Quand avez-vous lancé votre collection de poches ?

L. L. – En 2013. 

A. G. – Vous repassez donc en poche une partie de votre catalogue, sans obligation, et sans la systématique que l’on retrouve dans certaines maisons, c’est-à-dire généralement un an après…

L. L. – Pas de systématique, mais effectivement nous repassons en poche nos propres titres, nous récupérons les titres que nous avions cédés à d’autres éditeurs poches. Nous avons aussi une pratique d’acquisition qui consiste à aller voir ailleurs. Par exemple, en janvier, nous avons publié en poche Manger l’autre d’Ananda Devi, paru initialement chez Grasset, qui va merveilleusement bien dans notre catalogue. 

A. G. – Vous voyez par conséquent votre fonds dans sa globalité, l’idée c’est d’avoir une cohérence. Et vous vous voyez plus comme une éditrice de fonds ? Le but étant d’entrer dans le fonds, c’est-à-dire les fameux livres qui vont rester en librairie au-delà de ce tragique délai de trois mois ?

L. L. – Absolument. Bien sûr que je veux que les livres du catalogue s’inscrivent dans le fonds, sur le plan culturel, commercial, mais ça c’est la cerise sur le gâteau. Pour être un éditeur de fonds, il faut de toute façon être un éditeur de nouveautés. Nous n’avons pas le choix.

A. G. – Connaissez-vous à peu près la bascule entre ce que vous « rapporte » le fonds et les nouveautés ? Arrivez-vous à voir un pourcentage ?

L. L. – Oui, mais ces détails ne sont pas forcément très significatifs. La nouveauté porte le fonds, le fonds porte la nouveauté, c’est un cycle vertueux. Je n’ai jamais eu pour philosophie de publier des livres jetables ou à durée de vie courte. À l’époque où nous avons créé cette collection de poche, j’avais fait le constat que nos livres restaient très longtemps sur table en librairie, leur longévité était parfois de deux ans, un miracle. L’idée m’est alors venue de les reprendre en poche, tout en gardant ce signe distinctif pour qu’ils ne soient pas noyés au milieu d’autres catalogues beaucoup plus anonymes.

A. G. – Là encore, le graphisme habille tout de suite une table avec un Rosa candida au milieu. On peut le conserver très longtemps en sachant qu’on touchera toujours des nouveaux lecteurs. Vous parliez des libraires justement. L’année dernière, lors du premier confinement les librairies ont été complément fermées, la chaîne de distribution s’est arrêtée   ̶  ce qui heureusement ne s’est pas reproduit lors des autres incidents rencontrés cette année   ̶ , mais j’ai l’impression que vous avez eu très vite conscience qu’il fallait rester en contact, d’un côté avec les libraires, de l’autre avec vos lecteurs via des envois de newsletters très régulières qui proposaient des textes, mais même aussi des grilles de mots croisés. Était-ce là une volonté de suppléer le mal-être que pouvait engendrer le fait d’être tous enfermés ? Comment avez-vous vécu cet arrêt brutal ?

L. L. – Quand en 2006 j’ai rénové totalement la maison, j’ai créé un poste de « relation libraires », afin que ce lien avec la librairie soit solide, constant, et s’inscrive lui aussi dans la durée. Aujourd’hui, tout le monde a ce type de poste. Honnêtement, en mars dernier, nous étions tous totalement désemparés. Une des choses que j’apprécie le plus dans ma situation d’éditrice indépendante, c’est que je peux avoir quatorze idées par jour tous les jours, et fatalement je vais quand même réussir à en mettre en place quelques-unes. Je peux tenter à chaque instant d’agir sur le réel, par toutes sortes de moyens différents. Mon premier mouvement, en mars, était peut-être plus égoïste qu’altruiste, même si l’objectif était de parler, rejoindre nos lecteurs, qu’ils soient professionnels ou pas. J’étais désespérée de ne rien pouvoir faire pour mes livres, de les voir rester en piles, en stock chez un distributeur fermé, avec des libraires fermés. Un refus violent, qu’on m’enferme, qu’on m’empêche d’agir, de vendre, de diffuser, de promouvoir et finalement de partager mes livres. J’ai vite compris que la seule manière, c’était d’offrir des livres. Garder ce lien et continuer vaille que vaille à les faire connaître, en offrant aux gens une jolie façon de les découvrir, de les partager. Bien sûr, nous sommes une entreprise commerciale, nous devons vendre, respecter le travail des auteurs et des libraires   ̶  ces découvreurs qui assurent la promotion de littératures moins évidentes, moins connues. Comme il était impossible d’offrir tout le catalogue et que nous avons publié au moins vingt-cinq très beaux recueils de nouvelles   ̶  ce qu’en général peu d’éditeurs font parce que ce genre se vend moins bien   ̶  j’ai décidé que nous allions offrir une nouvelle dans chaque newsletter. Je n’avais pas imaginé que cela durerait si longtemps… nous sommes arrivés au numéro 28 de cette newsletter.

A. G. – Vous êtes une lectrice passionnée, j’imagine la lecture apporte un bien-être, ou une ouverture indispensable à un moment où tout semble se refermer.

L. L. – Nous avons choisi chaque nouvelle, nous les voulions drôles, belles, profondes, pas forcément trop noires, évidemment. Mais je pense que le meilleur altruisme, honnêtement, est fondé sur une part d’égoïsme, un véritable désir de partager toute la beauté de notre catalogue, pour nous faire du bien à tous. Personnellement, j’avais beaucoup de mal à lire, tout comme de nombreux professionnels du livre. Mais les lecteurs, eux, lisaient plus facilement que nous. Nous avons reçu beaucoup de messages de gens qui nous disaient que la lecture leur sauvait la vie.

A. G. – Autre effet collatéral du Covid, la suspension des salons littéraires qui peut être compliquée pour une éditrice qui privilégie justement les traductions, avec des auteurs qui sont donc à l’étranger pour la plupart. Est-ce que ça vous a obligée à revoir votre politique éditoriale ou est-ce que vous restez dans votre ligne clairement affichée et conservez cette ouverture au monde, bien que, du coup, les auteurs puissent difficilement être présents ? Est-ce qu’on arrive à pallier l’absence ?

L. L. – Ça touche aussi les auteurs français. Pour vous donner un chiffre intéressant, dans cette littérature contemporaine plus exigeante mais très partageuse, les festivals, les rencontres, les signatures en librairie, tout cet événementiel qui accompagne la sortie d’un livre peut représenter jusqu’à 20 % des ventes. Que les auteurs soient français ou étrangers, l’animation compte énormément. Donc, non, je n’ai pas changé la ligne éditoriale. En revanche, continuer de promouvoir les livres est plus compliqué depuis un an. D’autant que les libraires étaient fermés ou exténués, pas du tout en situation de faire du conseil, le cœur même de leur métier. Tout cela a un impact violent sur le chiffre d’affaires. Face à ça, nous avons poursuivi notre système de newsletters thématiques très éditorialisées mais simples, pour mettre en valeur les nouveautés, le fonds, et maintenir vivant le lien avec nos lecteurs.

A. G. – La maison n’est-elle pas en danger pour autant ? Vous êtes une éditrice indépendante, entre dix et douze grands formats par an, le gouvernement, à qui on a reproché d’aider les gros, très peu les tout petits, vous a-t-il soutenue ?

L. L. – Les gros, c’est plutôt Air France… Je ne suis pas sûre que les « grosses » maisons d’édition aient été plus aidées que les « petites ». Oui, nous avons bénéficié du chômage partiel ainsi que d’une aide du CNL (Centre National du Livre) qui concernait les maisons de plus petite taille. Mais je ne veux pas qu’on m’aide, je veux pouvoir faire mon métier ! 2021 risque d’être beaucoup plus compliquée que 2020, qui a été une meilleure année pour les plus petits libraires que certaines de leurs années précédentes, alors que des très gros ont vu leurs résultats baisser. Je ne sais pas si au niveau de l’édition on peut vraiment faire une différence entre petits et gros, mais ces périodes de confinement ont suscité une passion pour le livre et la lecture, compensant bon an mal an les manques. Ceux de mars-avril-mai ont été compensés par juin-juillet, ceux d’octobre-novembre par décembre et nous nous y sommes retrouvés. Mais l’année dernière a été marquée par des coupures terribles et des regains d’enthousiasme délirants. Cette année, c’est une morosité généralisée, continue, et le début d’année est difficile. Mais la maison n’est pas en danger.

A. G. – Avez-vous réduit la voilure au niveau des publications, sachant qu’on a beaucoup parlé, après le premier confinement, de surproduction, l’occasion de remettre sur table une certaine dérive constatée depuis quelques années avec des rentrées littéraires délirantes que ne pouvaient absorber ni les lecteurs ni les libraires ? Avez-vous décidé de réduire les tirages pour limiter les coûts, les risques ?

L. L. – Oui, nous avons été obligés l’année dernière de décaler des livres, bouger des choses. Et cette année, en février-mars, par exemple, je n’ai pas sorti de grands formats, le climat n’étant vraiment pas propice pour porter, découvrir, conseiller des livres. Uniquement des poches. 

A. G. – Y a-t-il des grands formats sortis en mars 2020 qui, du coup, n’ont pas eu leur chance ?

L. L. – Oui, un très beau roman que je rêvais de publier depuis vingt ans, De la forêt de Bibhouti Bhoushan Banerji (traduit du bengali par France Bhattacharya) mais il ne s’en est finalement pas trop mal sorti. Au moment du confinement, la moitié des libraires l’avait reçu, il était perdu dans des cartons je ne sais où, c’était désespérant. 

A. G. – Mais vous resterez sur dix à douze grands formats par an ?

L. L. – Je fais ce métier parce que j’aime être éditrice. Je n’ai pas la passion de la gestion d’une TPE, de la paperasse. Ce qui m’intéresse c’est de publier les livres, travailler avec les auteurs et traducteurs, imaginer la promotion d’abord sur le texte puis tout ce qui va autour. Plus je publie de livres moins je peux m’en occuper directement, ce qui est moins intéressant.

A. G. – Vous êtes combien dans l’équipe actuellement ?

L. L. – Après de nombreux changements, nous sommes quatre à temps plein. Nous avons conservé le poste de « relation libraires » dont Valentin s’occupe désormais – ainsi que des déplacements d’auteurs, des festivals, des rencontres, de tout un tas de choses qui sont à l’arrêt pour le moment…

A. G. – Un autre point a été remis sur table, celui des SP (services de presses), on a beaucoup aussi parlé du pilonnage, toutes ces problématiques sont ressorties. J’imagine que vous questionnez vos coûts de production sur des livres aussi jolis quand vous adressez des épreuves ?

L. L. – Relativement, ce qui coûte le plus cher c’est la poste, ce n’est pas le livre, c’est le timbre. Honnêtement, je ne sais plus quoi penser de tout ça. Bien sûr que des libraires les demandent, d’autres savent qu’on leur envoie, on ne peut se fier qu’à la connaissance que nous avons de chacun et se demander ce qui va leur plaire. Je ne pense pas que ce soit le meilleur réflexe de couper en priorité ce lien essentiel avec les libraires qui sont au cœur de la promotion de nos livres. Si un libraire n’a pas fait une demande au représentant parce qu’il n’y a pas pensé ou qu’il n’était pas spécialement intéressé, lui envoyer le livre peut peut-être le rattraper. Pourquoi abandonner la certitude qu’ils vont me suivre, ça leur a peut-être échappé mais moi je ne veux pas qu’ils m’échappent (rires). Les libraires sont essentiels, je veux qu’ils aient envie de découvrir les livres que je publie, et dépenser dix euros pour leur mettre un de mes livres entre les mains est le meilleur moyen. 

A. G. – Vous avez un rapport privilégié avec le libraire. Le considérez-vous comme votre premier lecteur ou comme votre meilleur passeur ? Et y a-t-il un contact direct avec les lecteurs, surtout dans un monde où il y a de moins en moins d’interactions, surtout dans les salons. Aimiez-vous les retours de lecture directs ?

L. L. – Les deux. Je pense que je suis une des seules éditrices au monde à aimer le Salon du livre de Paris, un moment très joyeux, le stand de Zulma étant tenu par les libraires des Lucioles que nous aimons beaucoup. Nous n’avons jamais privilégié les simples signatures d’auteurs. En revanche, nous avions un vrai rendez-vous avec nos lecteurs, avec en permanence une vingtaine de personnes présentes qui soit connaissaient la maison et regardaient les titres qui leur auraient échappé, soit la découvraient. Un moment de partage très fort. On ne se rend pas à un festival comme Étonnants Voyageurs à Saint-Malo pour arpenter le stand de la librairie, mais pour écouter les débats passionnants qui se tiennent pendant le temps du festival. Donc la librairie n’est pas le lieu principal. Les foires du livre avec des auteurs derrière leurs piles de livres ne nous intéressent pas beaucoup non plus. Mais Paris est un salon d’éditeurs permettant une reconnaissance de la marque, du catalogue. C’était un moment fabuleux de rencontres et de conversations avec nos lecteurs que je retrouvais chaque année. Je ne sais pas quelle tournure cela va prendre ni ce que cela va devenir, mais Zulma a un énorme fan club de lecteurs qui nous suivent, nous aiment, s’intéressent très régulièrement aux nouveautés de la maison.

A. G. – Ces moments doivent manquer, ne serait-ce que pour sentir l’air du temps, les attentes des lecteurs, qui, ainsi que le ressentent les libraires, ne veulent pas de bouquins tristes, par exemple.

L. L. – La question ne se pose pas en termes d’attente, mais très égoïstement de livres qui me tiennent à cœur et que j’ai envie de publier. Le geste de publier est d’autant plus fort qu’il est ancré dans une démarche très personnelle, où nous allons puiser l’énergie de partager. Pour avoir envie de partager quelque chose, il faut déjà avoir envie de le faire sien. Je ne me demande pas quelles sont les envies des lecteurs ni si je dois infléchir les publications, mais plutôt comment raconter l’histoire, comment donner envie de découvrir tel ou tel livre, voilà qui est passionnant. Qu’est-ce qui attire les gens, leur donne envie ? Comment ont-ils lu tel livre, qu’en ont-ils retenu ? Comment ont-ils eu envie de le lire ? Ce qui nous permet de comprendre que telle quatrième de couverture est loupée : pourquoi les gens reposent-ils le livre après l’avoir lue ? Où nous sommes-nous trompés, où avons-nous mal raconté l’histoire ? Ou l’inverse : pourquoi vont-ils tous vers ce livre ? Nous essayons, de fait, d’analyser notre propre message et la manière dont nous portons les livres. Par exemple, nous avons publié il y a quelques années un roman islandais, une sorte de dystopie entre littérature d’imaginaire, SF, roman hyper engagé sur l’écologie et très drôle, avec toujours cet esprit décalé islandais : LoveStar, d’Andri Snaer Magnason. C’est l’histoire d’un fou furieux de la technologie autoritariste, aux inventions apparemment géniales mais qui s’avèrent au final très liberticides. La couverture, un peu délirante, est dans les tons roses, ce qui ne nous a pas frappés. Ce sont des rencontres avec les lecteurs qui m’ont permis de comprendre que le mélange du mot « love » et du rose de la couverture a eu un effet désastreux : les gens ont cru qu’il s’agissait d’une romance quelconque. Le roman a eu le Grand prix de l’imaginaire et ça nous a remonté les bretelles, mais je ne m’en étais pas rendu compte. 

A. G. – La traduction a l’avantage de vous autoriser à changer les titres, ou mettre une contrée en avant. Est-ce que des valeurs sûres comme Rosa candida vous permettent de traduire et faire paraître De la forêt, qui parle moins aux gens ?

L. L. – Rosa candida et l’Islande vous paraissent une évidence, mais quand nous avons publié Rosa candida, l’Islande était totalement méconnue sur le plan littéraire, aucune littérature islandaise n’était traduite en France en dehors d’Indridason pour le polar et Laxness, le Prix Nobel islandais. 

A. G. – La crise sanitaire empêche les interactions et entraîne peut-être un problème de vente de droits puisque vous êtes aussi obligée d’avoir un regard sur l’édition mondiale et de rencontrer les éditeurs étrangers via des foires internationales. Tout cela est-il paralysé ou arrivez-vous encore à accéder aux manuscrits ?

L. L. – Le principal domaine concerné ce sont les essais, mais pour ce qui est de la littérature, la vente de droits passe par un réseau de relations à travers le monde que nous pouvons tenir informées sans se voir à Francfort. Les acquisitions littéraires passent – en dehors des propositions de traducteurs ou des découvertes personnelles – à 10 % par des propositions d’agents. Les foires sont en soi des moments sympathiques de rencontres qui renforcent les liens, mais leur absence ne nous a pas empêchés d’accéder à ce marché-là. En revanche, nous avons depuis 2019 sorti une collection d’essais à raison de trois titres par an, et là, ça nous a davantage manqué. Il est beaucoup plus compliqué de sortir un essai paru il y a dix ans. Les essais sont, par définition, davantage liés à l’actualité, à l’évolution de la pensée et aux échanges intellectuels de tous les chercheurs à travers le monde, contrairement, par exemple, à un roman brésilien sorti il y a dix ans au Brésil, pas traduit en France, pour lequel le temps ne change rien, ni à sa qualité ni à son succès. Nous avons besoin d’être dans l’actualité sans être la dernière roue du carrosse, les agents doivent être en mesure de nous proposer les livres avant leur parution. Pour cela, ils doivent nous connaître. Les rencontrer nous a par conséquent manqué.

A. G. – D’autant que Zulma n’est pour l’instant pas forcément encore identifiée comme maison d’essais. D’où vous est venue cette volonté de vous lancer dans un nouveau créneau ?

L. L. – Pendant une quinzaine d’années, pour acquérir une notoriété, je me suis concentrée uniquement sur la fiction, mais avec des envies parfois d’exprimer un engagement, des visions du monde de manière différente, de façon plus frontale. Nous avons publié un très bel et passionnant essai de Timothy Morton, La pensée écologique, un texte fabuleux qui n’a rien à voir avec le champ de la pensée écologiste en France, mais aussi L’âge de la colère de Pankaj Mishra ou Le mur et la porte, un essai d’un avocat israélien sur la question de la défense des droits des Palestiniens en Israël, notamment à la Cour suprême. Ce sont des titres très engagés dont la narrativité en fait des lectures très plaisantes. À l’automne dernier, L’âge du capitalisme de surveillance de Shoshana Zuboff, découvert au cours de conversations avec des agents, a rencontré un très beau succès en France et partout dans le monde. Des livres de fonds sur des sujets forts, qui peuvent durer, malgré des impératifs d’actualité. 

A. G. – Voilà qui affirme une fois de plus votre identité, car faire le choix de publier un essai politique assoit votre positionnement. 

L. L. – C’est important. La littérature évidemment dit tout ça, mais elle s’adresse à un autre espace de notre imaginaire. J’avais à cœur de dire des choses différemment, parler plus à l’intellect, toucher un public différent. Les deux modes de discours sont essentiels, ils nous parlent du réel, de nos émotions, de nos sentiments, de tous ces univers qui nous habitent. La littérature reste première dans la communication avec soi-même et celle avec les autres.

A. G. – Vous avez fait des études de linguistique, vous êtes éditrice depuis un moment, vous avez le goût de la langue, et de la langue dans sa forme aussi. Qu’est-ce que le style, selon vous, Laure Leroy ? Les mêmes mots agencés différemment ?

L. L. – Oui, mais c’est cet agencement qui va provoquer une étincelle. Le style, c’est bien plus que l’écriture. Je ne suis pas une théoricienne de la littérature, mais – à la base de tout – il y a la poésie, comme une huile essentielle qui déclenche des images, des émotions, des sortes de réactions chimiques dans notre cerveau. Ce n’est pas l’histoire d’abord, qui, quelle qu’elle soit, n’impacte que la surface – la surface des divertissements –, alors que la poésie nous touche intimement. Je ne suis pas une psychorigide anti-divertissements, je le suis un peu sur la question du livre, je ne pourrais pas lire un livre qui équivaudrait à certaines séries, à moins de me laisser prendre au jeu de l’image. Lire, cette conversation imaginaire avec l’auteur, est un acte très intime, mais si cela reste à la surface ça n’a pas grand intérêt, c’est juste une forme d’auto-hypnose pour s’occuper l’esprit et ne pas penser à autre chose. La poésie est la seule manière de raconter qui creuse un vrai chemin intérieur en nous.

A. G. – Tout est politique, tout est poésie, belle conclusion !

Entrevue avec Chloé Pathé (Anamosa)

28 avril 2021

L’entrevue suivante a été réalisée par Amandine Glévarec et est également disponible sur son blogue http://kroniques.com.

Amandine Glévarec – Chère Chloé Pathé, pourriez-vous vous présenter ?

Chloé Pathé – J’ai 42 ans. Avant de créer Anamosa, j’ai été en charge, durant treize ans, de la collection d’atlas, des domaines Histoire et Ouvrages illustrés aux éditions Autrement. C’est une expérience qui compte beaucoup pour moi, qui est vraiment fondatrice dans l’indépendance et le travail d’équipe. Certaines de mes partenaires d’aujourd’hui sont d’ailleurs des anciennes salariées d’Autrement. J’y avais édité des auteurs qui m’ont suivie chez Anamosa. Je dois beaucoup à Autrement et à Henry Dougier, son fondateur, dans la conception du métier et dans mes envies d’indépendance.

A. G. – Quand avez-vous lancé Anamosa ?

C. P. – Les premiers livres sont parus en mars 2016. Après mon départ d’Autrement, qui avait été racheté, je me suis questionnée sur les représentations du métier, sur la façon dont j’avais envie de travailler. Je n’avais pas 40 ans, j’avais la force, l’expérience pour me lancer, j’avais besoin de rebondir sur d’autres projets, sur le « faire soi-même », en somme l’envie d’aller au bout d’une démarche personnelle. Je voulais expérimenter une manière de porter un projet de bout en bout, aussi dans une forme d’acte « politique » dans le sens de « porter des voix dans la cité ». En fait, c’est allé relativement vite à partir du moment où j’ai pris la décision de me lancer ; j’avais en effet des projets sous le coude, des auteurs qui attendaient de savoir comment j’allais me positionner après mon départ d’Autrement, des amis, des proches qui m’ont encouragée, y compris financièrement. C’est extrêmement précieux.

A. G. – Vous parlez de conception du métier, de politique. En tant qu’éditrice indépendante, non liée à un groupe, souhaitiez-vous aussi retrouver des choix éditoriaux forts ?

C. P. – Le démarrage n’est pas toujours facile, mais je voulais en effet promouvoir une vision à long terme : installer des livres sur un temps long, aller chercher une manière de traiter les sujets qui me correspondait mieux, et pouvoir porter ma propre vision, c’est-à-dire ma perception, mes sentiments ou mes intuitions, sans que cela ne soit prétentieux. Tout cela, au fil des cinq ans écoulés, se dessine, se nourrit de ce qui se passe dans la société. Dès le départ, le projet était ancré dans l’idée que – même si nous faisons de l’histoire ancienne – nous voulions nous faire l’écho de questionnements contemporains plus ou moins souterrains ou en train d’émerger, ou, à l’inverse, de plus en plus perceptibles visibles. Je vois qu’au fil des années ce qui se passe dans la société traverse la maison d’édition et la manière dont nous avons envie de porter les projets. Par exemple, la collection « Le Mot est faible », ces petits essais d’intervention lancés en 2019, était une envie qui était là dès le départ, et il est vrai que le contexte politique – et là ça s’accentue de plus en plus ! – a suscité un sentiment d’urgence à s’emparer de ces mots, à essayer de leur redonner du sens, de les « recharger » comme l’a si justement écrit Déborah Cohen, l’historienne autrice de Peuple. Je crois beaucoup au pouvoir que peuvent avoir certains textes, un pouvoir d’émancipation critique mais peut-être aussi comme outils citoyens, voire politiques. Par exemple, et ça c’est très intéressant et peut-être source d’espoir dans le climat délétère que l’on vit, des institutionnels et politiques (de gauche) ont sollicité des entretiens auprès de la sociologue Sarah Mazouz, qui a écrit Race, afin d’en savoir plus sur son travail. C’est extrêmement réjouissant et gratifiant de se dire que, oui, un texte – ou des concepts, des manières de penser, des travaux critiques qui interrogent la société – a peut-être ce pouvoir-là, celui de questionner des pratiques, et peut-être de les changer.

A. G. – Et c’est important que tout cela soit finalisé dans un livre ?

C. P. – Je souhaitais faire des choses qui durent. Même les titres de cette collection, Le Mot est faible, qui peuvent apparaître comme des essais d’intervention qui s’inscrivent ou se nourrissent d’un moment particulier, reviennent sur l’histoire des notions, donc le travail référencé va durer. Depuis 2019, on commence à voir des ouvrages publiés la première année s’installer comme références dans un domaine, je pense à La Paix des ménages de Victoria Vanneau, historienne du droit, qui est une histoire des violences conjugales, ou à Du sexisme dans le sport de Béatrice Barbusse qui a eu énormément de retours de lecture d’hommes et de femmes. C’était avant #MeToo, avant la libération de la parole dans certaines disciplines sportives sur des violences sexistes et sexuelles. Son livre a peut-être permis aussi à ces voix, aidées par #MeToo, de s’exprimer dans le sport. Il était paru en octobre 2016 et nous sommes aujourd’hui en train de travailler sur une nouvelle édition actualisée, qui va intégrer ce qui s’est passé depuis la parution du livre, voire la réception de celui-ci. Faire vivre un fonds et se dire que l’on a posé des jalons fait vraiment plaisir.

A. G. – Combien de livres publiez-vous par an ?

C. P. – Cela fluctue encore un peu, le rythme de croisière que nous aimerions tenir désormais est une bonne douzaine de titres par an. Auxquels, il faut ajouter deux volumes par an de la revue de sciences sociales Sensibilités. En 2016, la première année, nous avons publié six titres et lancé deux revues. En 2017, année de l’élection présidentielle, il y a eu les retours de la première année, ce fut plus difficile, avec sept titres. En 2018, il a fallu se recentrer, réduire un peu le rythme pour analyser les éventuelles erreurs de pilotage mais aussi ce que nous étions capables de faire et de porter en tant que nouvelle maison. Il a fallu deux ans de publications pour affiner par exemple les tirages et les prix de vente, appréhender toute cette économie du livre, en fonction de ce qu’était la maison. En 2019, nous avons adopté ce rythme plus soutenu d’une dizaine de titres qui nous permettent d’avoir des rendez-vous réguliers avec les représentants et avec les libraires. En 2020, la crise sanitaire nous a contraints à reporter certains projets, avec toutefois l’immense joie de recevoir le Prix Femina Essai pour Joseph Kabris, ou les possibilités d’une vie, 1780-1822 de Christophe Granger. Cette année, qui était très particulière, a finalement été une très belle année.

A. G. – Votre programme, aussi réduit soit-il, reste dense avec un titre par mois. On parle aussi d’histoire récente dans certains livres. J’en reviens à la politique mais y a-t-il une prise de risques à donner la parole à certaines personnes, à savoir comment ça va être reçu, d’autant plus que vous êtes une femme, et indépendante ?

C. P. – Je dirais qu’en soi tout livre est une prise de risques, car personne ne l’attend vraiment ; nous sommes dans une économie de l’offre. La vraie question est de savoir à qui on fait appel et qui sont nos auteurs et autrices. Pour cela, nous allons vers des auteurs·trices qui maîtrisent leur sujet, qui font « du terrain » (dans les archives ou par des enquêtes dans la société), qui sans doute partagent aussi le goût de l’indépendance avec nous ; l’écriture compte aussi beaucoup. Nous lisons leurs livres précédents, des articles, afin d’avoir une bonne appréhension des sujets que nous souhaitons aborder, mais aussi du paysage intellectuel environnant.

Quand on voit que des chercheuses et des chercheurs, aux travaux sérieux et étayés, subissent de violentes, voire très violentes, attaques en raison de leurs sujets d’études, la question n’est plus je crois la prise de risque, mais la nécessité de transmettre ces idées et ces concepts. Selon moi, ce ne sont pas ces chercheuses et ces chercheurs qui « cassent la République en deux », qui « séparent », bien au contraire. Depuis l’automne 2020, des ministres, en l’occurrence celui de l’Éducation nationale et celle de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, ont pris à différentes reprises pour cibles les travaux critiques sur la race et le concept d’intersectionnalité – ne parlons même pas des accusations de quelque chose qui n’existe pas, l’« islamo-gauchisme ». Cela me semble extrêmement grave. De ce fait, début mai, nous avons ajouté hors collection un tout petit format intitulé Pour l’intersectionnalité, coécrit par Sarah Mazouz, sociologue et autrice de Race, et Éléonore Lépinard, qui est professeure en études de genres à l’Université de Lausanne. En voyant la tournure que prenaient les choses, j’ai repensé à un article qu’elles avaient écrit en 2019, que j’avais trouvé remarquable, dans lequel elles exploraient pourquoi le concept d’intersectionnalité provoquait autant de résistance auprès de certain·es chercheuses et chercheurs de sciences sociales en France. Elles ont accepté de reprendre cet article en l’augmentant et en le retravaillant complètement, pour que nous puissions ajouter une pierre à l’édifice car, aujourd’hui, nous entendons tout et n’importe quoi. Et pour reprendre leurs propres mots, peut-être que « la force critique d’un concept se mesure à la panique qu’il suscite » !

De fait, comme la plupart de nos auteurs et de nos autrices sont des chercheurs·euses ou des enseignant·es-chercheurs·euses, ce qui les touche nous touche ; je pense ici par exemple à la Loi pour la Programmation de la Recherche. Dans le projet qu’est Anamosa, il me semble très important d’être à leurs côtés. D’ailleurs, en fin d’année dernière, avec d’autres maisons de sciences humaines et sociales, nous avons rédigé une tribune pour réagir aux propos de Jean-Michel Blanquer et à la LPR qui n’était pas encore votée. Nous voulions exprimer pourquoi nous, en tant qu’éditeurs et éditrices, mais aussi en tant que citoyen·ne·s, cela nous inquiétait. Les conditions de travail et de débat à l’université ont des répercussions sur l’édition.

A. G. – Les choses se sont sans doute accélérées avec la crise sanitaire et politique que nous traversons depuis un an, mais pensiez-vous, quand vous avez lancé Anamosa il y a cinq ans, qu’une maison d’édition serait un outil pour rebondir aussi rapidement ?

C. P. – Oui… peut-être pas autant mais j’en suis d’autant plus contente parce qu’il s’en dégage un sentiment d’utilité, même si nous menons évidemment aussi une activité commerciale. En lançant la maison, il y avait aussi cette envie de participer à la diffusion du savoir, d’avoir une visée presque d’éducation populaire, de pouvoir apporter des choses aux lecteurs et aux lectrices, aussi lors de rencontres en librairies qui nous manquent cruellement aujourd’hui. Par rapport au projet initial, l’absence de rencontres fait perdre une partie du sens. Certes, les textes circulent et les lecteurs et lectrices se déplacent en librairie, tant mieux, mais il manque le débat, la dimension incarnée par les auteurs, les autrices, par nous-mêmes… Tout cela est assez frustrant…

A. G. – Gallimard a lancé récemment une petite collection, « Tracts », qui rencontre un grand succès, où l’on retrouve aussi cet aspect « rapide » de l’édition mais qui laisse aussi penser, dans une certaine manière, qu’elle peut suppléer au travail des journalistes. D’après vous, est-ce que les maisons d’édition doivent prendre ou reprendre un parti pris ou un credo par rapport au journalisme ?

C. P. – J’ai le sentiment que par rapport à il y a dix ou quinze ans, où on nous disait que les sciences humaines étaient en chute libre, au contraire depuis quelques années ce sont des rayons qui se développent, voire qui progressent. Il est probable que, sur certains sujets, les gens curieux ne trouvent plus leur compte dans la presse telle qu’elle est aujourd’hui, et ont besoin de se retourner vers le livre. C’est un exemple, mais ça m’avait marquée : j’habite à Paris dans le XIIe arrondissement, donc pas très loin du XIe et du Bataclan, de la Belle Équipe. Au lendemain des attentats du 13-Novembre, je suis sortie marcher, les seuls magasins ouverts en dehors des magasins alimentaires étaient les librairies, et il y avait du monde en librairie. Les gens venaient là pour échanger, chercher des explications, ils sont allés vers le livre. C’est un jour de ma vie auquel je pense souvent.

Le dixième titre de la collection Le Mot est faible qui vient de paraître s’intitule justement Journalisme, il a été écrit par Olivier Villepreux. Je ne sais pas si nous devons, en tant qu’éditeurs, suppléer la presse, qui est un tout autre métier, mais les lecteurs ont sans doute besoin d’aller vers ces collections, telles que Tracts ou Le Mot est faible, ou vers d’autres ouvrages plus volumineux sur des sujets d’actualité. La presse quotidienne est prise dans un flux continu et terrible d’informations, c’est ça qui rend aussi difficile le travail des journalistes, sans cesse rattrapés par des actualités, petites ou grandes. Sonia Devillers en a fait récemment une de ses chroniques matinales sur France Inter, et c’est un des points dont part Olivier Villepreux dans son livre. Par ailleurs, la communication politique à la Trump ou ce que font aujourd’hui nos gouvernants, par annonces successives, obligent les journalistes politiques à suivre, comme si on les abreuvait intentionnellement pour ne pas les laisser penser. Nous sommes à un moment, probablement, où la presse est en plein questionnement sur ses modèles, et c’est nécessaire, car nous avons besoin d’une presse indépendante, qui enquête – certains le font d’ailleurs très bien, comme MediapartLes Jours et d’autres encore. Mais les quotidiens, je pense, ont été pris de court par l’accélération des flux imposée par le numérique.

A. G. – Cette surcommunication, cet effet buzz qui se sont accélérés peut-être aussi du fait que nous vivons tous en huis clos, n’atteignent pas votre envie de créer des choses sur l’Histoire plus ancienne qui peuvent éclairer l’époque contemporaine ?

C. P. – C’est un objectif auquel nous tenons et que nous ne perdons pas de vue quand on dessine le programme. J’ai beaucoup parlé du Mot est faible et du contexte car nous baignons dedans, mais parmi les sorties d’août-septembre prochains, il y a un gros ouvrage de Jean-François Bert, qui avait publié chez nous Comment pense un savant ?, et d’un autre chercheur, historien et sociologue des sciences, Jérôme Lamy, qui va s’appeler Voir les savoirs. C’est une synthèse qui n’existe pas et qui prône une histoire matérielle des savoirs, des lieux, des objets, des gestes… Ils ont fait un énorme travail de lectures et de réflexion, et là on traverse l’histoire. On ne perd pas de vue ce travail de somme, car c’est aussi ce qui est au cœur d’Anamosa, cet espace de laboratoire des sciences humaines, au sens de lieu d’expérience, aussi dans les écritures.

A. G. – Quand tout s’effondre, c’est ce que vous disiez à propos du Bataclan, les gens se tournent vers le livre, en règle générale, et peut-être plus particulièrement vers l’essai. Avez-vous conservé un public pour les sommes, ces gros livres qui nécessitent aussi de prendre le temps ?

C. P. – Je ne sais pas si ça a beaucoup changé. Porté par le prix Femina Essai, le livre de Christophe Granger a très bien marché, probablement grâce au sujet, à l’ambition même du projet (qu’est-ce qui fait une vie ?), à l’écriture bien sûr et ce, malgré ses 500 et quelques pages. Le livre Arpenter le paysage. Poètes, géographes et montagnards de Martin de la Soudière, un livre de près de 400 pages que nous avons publié en 2019, est aussi toujours régulièrement vendu. Malgré le contexte, je crois que la curiosité reste ouverte, les amateurs de certains domaines restent au rendez-vous. Les libraires seraient plus à même de répondre à ces questions sur le report, ou pas, des lecteurs vers des textes plus brefs, plus incisifs. Par rapport à notre catalogue, pour le moment, je ne crois pas l’avoir perçu, mais là encore nous n’avons que cinq ans de recul au niveau de nos parutions. Je vois apparaître un fonds, des ouvrages qui nous sont demandés régulièrement, mais il est difficile de sentir vraiment à ce stade et à travers les flux de nos seuls ouvrages ces tendances plus larges…

A. G. – Vous disiez que l’absence de manifestations littéraires coupe la communication, le lien avec vos lecteurs, hormis par le biais numérique ou par les chiffres de vente significatifs mais qui parviennent avec du retard. Paralyse-t-elle cette fameuse intuition, cet air du temps que vous évoquiez ?

C. P. – Je n’espère pas trop, et je n’en ai pas l’impression au vu du programme 2022 qui s’annonce, mais c’est vrai que personnellement je pense que oui, il manque des choses. Déjà rencontrer des gens, discuter avec des auteurs·trices mais aussi avec des lecteurs·trices. C’est ce que j’aime dans les salons : c’est pour l’éditeur ou l’éditrice l’occasion d’avoir des retours directs sur les livres. Et puis à titre personnel je me nourris aussi beaucoup de tout le reste, en dehors du monde du livre, de la vie quotidienne, des conversations entendues au café par exemple. Certes nous sommes isolés en ce moment, mais nous voyons du monde malgré tout, des partenaires de travail, des amis proches dans de petits cercles ; en revanche, tout ça reste dans un entre-soi, ouvert intellectuellement bien sûr, car nous avons la chance d’être dans des métiers qui brassent des idées, mais cela manque d’entendre parler des gens différents, pour nourrir les réflexions…

A. G. – Accordez-vous une partie de vos publications aux traductions ?

C. P. – Cela fait partie des pistes de développement que je pensais réaliser plus tôt. Mais avec l’année 2015, les attentats, les « gilets jaunes », la prise de conscience du gouffre qui sépare les gens de la ville et ceux de la campagne qui ne se connaissent pas, ne se comprennent pas, finalement avec toutes ces choses à explorer autour de nous, le programme éditorial s’est dessiné avec peu de traductions. Il y en a eu une la première année, Les Émeutes raciales de Chicago de Carl Sandburg. En mai, nous publierons un livre constitué en partie d’une traduction, Léon Chautard. Un socialiste en Amérique, 1812-1890, établie et présentée par Michaël Roy, maître de conférences en études nord-américaines, spécialiste notamment des récits d’esclaves. Léon Chautard a participé à la révolution de 1848 ; il a été arrêté, « transporté » à Belle-Île, puis à Alger, puis au bagne de Cayenne, d’où il s’est enfui pour rejoindre, en 1857, après moult pérégrinations, le continent américain, où il s’est rapproché des cercles abolitionnistes. Sur place, aux États-Unis, il en a fait un récit publié en anglais qui n’avait jamais été traduit en français. C’est une présentation passionnante que nous fait Michaël Roy de la vie de cet homme, qui mêle histoire française (et européenne) et états-unienne, monte les liens transatlantiques tant politiques que dans la circulation des idées… D’un point de vue littéraire, on peut dire qu’il y a dans le récit même de Chautard, quelque chose du roman picaresque et aussi une imprégnation forte des récits d’esclaves qui paraissaient à l’époque et qui constituaient vraiment un genre à part entière – on peut passer à Frederick Douglass, à Solomon Northup dont le témoignage a donné lieu au livre et au film Twelve Years a Slave, etc.

A. G. – Vous faites référence au genre littéraire. On a beaucoup parlé de politique, mais vous faisiez aussi référence à la qualité de l’écriture. Vous considérez-vous comme une historienne, une sociologue ou comme une littéraire, et dans ce cas-là une place sera-t-elle donnée à la littérature de fiction, romanesque ?

C. P. – Je me définis comme une éditrice de sciences humaines et sociales et du réel, avec cette attention à l’écriture, quels que soient les ouvrages, à une dimension incarnée dans la construction des sujets et des objets, à la manière dont les auteurs et les autrices s’en emparent, voire sont présent·es. Je pense qu’un essai peut se lire avec autant de plaisir que de la littérature, c’est un peu l’ambition. Dans le catalogue, trois textes parus en 2019 ont été plutôt travaillés en littérature. Il y a eu Le Revers de Richard Gasquet, un essai littéraire de Jean Palliano autour de la figure de Richard Gasquet, prodige et « Mozart du tennis » qui n’a jamais gagné un tournoi du Grand Chelem. La meilleure formule pour décrire en peu de mots ce texte est celle d’un journaliste du Monde dans un article consacré au livre : « Éloge de l’espoir déçu », c’est aussi une réflexion sur de l’échec et sur les projections déçues.

Il y a aussi eu Le Mirage El Ouafi de Fabrice Colin. Ce qui nous a intéressés était son envie de faire un texte qui revenait sur son enfance en Algérie, et son intérêt pour le marathonien « indigène », comme on disait à l’époque, Boughera El Ouafi, qui a remporté pour la France le marathon aux jeux Olympiques d’Amsterdam de 1928. C’est un magnifique récit où se mêlent le retour sur les origines et la tentative du narrateur d’aller au bout des rares traces de ce sportif, mort dans des conditions obscures, vraisemblablement assassiné, dans un café parisien pendant la guerre d’Algérie. Enfin, il y a Les Hommes du ministère de Léonard Vincent : l’auteur s’intéresse à un pays qui n’est jamais nommé, vraisemblablement situé en Afrique ; il interroge, à travers ses personnages et l’atmosphère de surveillance généralisée, les mécanismes de la terreur et de la peur dans une dictature « ordinaire ». Léonard Vincent connaît très bien l’Érythrée et a trouvé une manière d’aller au bout de l’exploration de ce pays en utilisant le biais de la fiction mais en se nourrissant de ses connaissances et d’un exemple qui le travaillait.

Ce sont des textes magnifiques, mais peut-être ne nous attendait-on pas en littérature. Je crois qu’être éditeur ou éditrice en littérature, c’est très difficile, en revanche j’aimerais ne rien m’interdire dans les écritures. La leçon pour nous, est qu’il nous faudrait, si nous devions vraiment explorer la fiction, prendre davantage de temps, refaire un travail de terrain auprès des libraires. Rien n’est exclu mais ce n’est pas notre priorité pour le moment…

A. G. – Ce sont quelque part trois biographies romancées, la fiction servant à combler l’absence de preuves tangibles, de documents. Ne pourrait-on pas aussi se dire qu’elle est également un vecteur d’émotions, peut-être absents des essais ?

C. P. – Sans doute, mais je ne dirais pas que les essais ou la non-fiction empêchent cela. Le catalogue est aussi traversé d’auteurs et d’autrices qui explorent le sensible, il y a des essais traversés d’émotions et qui s’en servent comme mode d’intellection… Dans la collection Le Mot est faible, par exemple, Utopie de Thomas Bouchet est une pilule d’espoir qui procure du plaisir et de la joie. L’auteur joue sur la langue, il finit d’ailleurs sur une proposition poétique en citant des vers de Rimbaud. Nous avons aussi publié d’autres ouvrages qui ont pu s’emparer de la question des émotions, Les Larmes de Rome. Le pouvoir de pleurer dans l’Antiquité de Sarah Rey paru en 2017, ainsi que la revue Sensibilités. La dimension sensible fait partie des manières d’explorer le réel qui m’intéressent, je ne peux pas dire que c’est ce qui sépare essais et littérature, en tout cas pas dans la façon dont nous essayons de porter nos textes chez Anamosa. Dans Comment pense un savant ? Un physicien des Lumières et ses cartes à jouer, l’auteur Jean-François Bert s’intéresse à Georges-Louis Lesage, savant du XVIIIe qui a publié des articles dans l’Encyclopédie et avait élaboré une théorie autour de la gravité – qui s’est révélée fausse -, mais qui avait surtout la particularité de tout noter sur des cartes à jouer (35 000 cartes conservées aux Archives de Genève) ; on peut y lire des réflexions sur son travail, mais aussi le sentiment de vieillir, la peur de perdre la mémoire, des pensées personnelles, des projets… avec des passages extrêmement forts et émouvants. Je tiens beaucoup à ce livre qui renvoie à chacun de nous, au travail intellectuel, à cette angoisse du vieillissement du corps, du cerveau. Dans un certain nombre de nos ouvrages, l’archive ou le document, comme dans le très illustré Déflagrations. Dessins d’enfants, guerres d’adultes, coordonné par Zérane Girardeau, qui rassemble tout un corpus de dessins d’enfants dans des situations de guerre, de la Première Guerre mondiale jusqu’à la Syrie, où il s’agit d’entendre et de donner une place à la parole des enfants. La lecture de certains dessins provoque un effet de sidération ou d’effroi, parfois aussi d’émotion esthétique.

A. G. – Depuis quelques années, effectivement les sciences humaines se développent, semblent être plus accessibles, peut-être aussi parce qu’elles explorent deux courants très forts, l’écologie et le féminisme qui nous touchent dans notre vie quotidienne et s’adressent aussi bien aux hommes qu’aux femmes. Bien que vos rapports avec vos lecteurs soient un peu édulcorés en ce moment, le profil du lecteur est-il devenu celui d’une lectrice ? Peut-il y avoir une approche un peu moins pesante, plus ludique ?

C. P. – En pensant les sujets, les ouvrages dans leur forme, nous avions cette envie d’essayer d’attirer – ne serait-ce que par l’objet livre, l’utilisation de couleurs qui peuvent aller jusqu’au fluo, une maquette attrayante – un autre public vers les sciences humaines et sociales, de faire passer l’idée que les sciences humaines, sociales ou les essais peuvent être aussi des lectures accessibles et excitantes. J’ai pu observer, lors des lancements que nous avons pu faire – par exemple autour de sujets liés au féminisme (par exemple en 2020, Le Bus des femmes d’Anne Coppel, avec Malika Amaouche et Lydia Braggiotti, ou Seins. En quête d’une libération de Camille Froidevaux-Metterie), mais aussi de Race, de Sarah Mazouz sorti en septembre dernier – un public plus jeune, garçons et filles, en dessous de trente ans, que ces questions intéressent. C’est vrai que sur ces champs-là, on sent un rajeunissement du lectorat, ce qui est plutôt réjouissant surtout avec le discours ambiant sur la supposée dépolitisation des jeunes. En fait, ils vont aussi vers le livre, qui n’est pas un support exclu de leurs références. Sur des ouvrages d’histoire, nous n’avons pas perçu le profil type du lecteur « homme de plus de soixante ans », ils nous lisent aussi, mais il n’y a pas qu’eux. C’est aussi lié à la manière dont les sujets sont construits. Par exemple, notre livre « Première Guerre mondiale », un ouvrage remarquable, L’Appel de la guerre. Des adolescents au combat, 1914-1918 de Manon Pignot, a sans doute touché non seulement un lectorat passionné par cette guerre mais aussi des gens qui s’intéressent à l’adolescence, d’autant plus que l’historienne a mobilisé nombre de notions et de lectures d’anthropologie, de psychanalyse et de sociologie autour de la question « qu’est-ce qui pousse des jeunes gens à aller au combat, alors qu’ils n’en ont pas l’obligation ? »

A. G. – Cette notion de transversalité revient souvent et peut aussi devenir un casse-tête pour un libraire qui se demande dans quel bon rayon ranger un livre. Cette chambre d’écho entre les différentes sciences humaines vous réjouit-elle ?

C. P. – J’aime ne pas enfermer les livres dans des genres, mais je suis obligée. Rien que dans la présentation des programmes à destination des représentant·es que je dépose sur la plate-forme d’Interforum, notre diffuseur, je dois rentrer des codes rayons, préciser des thèmes. Et c’est vrai que souvent la question revient de la part des représentant·es qui s’interrogent sur le rayon où positionner tel livre, car l’interlocuteur ne sera pas forcément le même selon les rayons, lorsqu’ils et elles présenteront le livre en librairie. Nous nous étions beaucoup interrogés autour du livre de Thomas Bouchet, De colère et d’ennui. Paris, chronique de 1832 (2018), une expérience d’écriture de l’Histoire d’une maîtrise et d’une subtilité remarquables et pour laquelle il a utilisé la fiction. Nous avons beaucoup discuté, nous avons même décidé de le reporter pour prendre le temps de choisir le bon rayon, et finalement nous avons décidé de le présenter en Histoire – rayon dans lequel Thomas Bouchet a déjà un nom et est connu des lecteurs et lectrices, mais aussi pour saluer son travail d’historien qui est réel dans cet ouvrage – et non en Littérature, où il aurait pu être pris comme un roman historique, ce qu’il n’est pas du tout.

Un autre exemple : Arpenter le paysage de Martin de la Soudière, que les représentants ont adoré et me conseillaient de « débloquer » aussi en Voyages pour la FNAC et pas seulement en Sciences humaines. À la Librairie Actes Sud à Arles, c’est le responsable Littérature qui avait demandé le service de presse et c’est lui qui l’a porté, sans doute du fait des références très littéraires (Gracq, Jaccottet, Pessoa…) qui nourrissent la réflexion de l’auteur et jalonnent le texte. À la librairie Comme un roman à Paris, Olivier Morin, qui s’occupe du rayon Poésie et Littérature, en a vendu, de son côté, plus de 90 exemplaires. Le livre aussi vit bien dans des librairies spécialisées en architecture, de par la dimension « paysage ». Ce livre-là, typiquement vit sa vie dans différents rayons.

A. G. – En passant des éditions Autrement à éditrice indépendante, vous étiez-vous posé toutes ces questions concernant la gestion, le tirage, la question économique, le contact direct avec les représentants, le placement en librairie… ?

C. P. – En étant éditrice chez Autrement, je voyais aussi les représentants, nous faisions nos comptes d’exploitation avec des prévisions de tirage, de même que nous pouvions avoir un regard sur la gestion des stocks (retirages, pilon, etc.), mais de manière moins prégnante. Ce qui change beaucoup en revanche, c’est toute la partie gestion à proprement parler, facturations, trésorerie, etc. Chez Autrement, le contact avec les imprimeurs était indirect aussi ; il se faisait via la cheffe de fabrication – je lui dois beaucoup, j’adorais aller la voir, l’entendre parler de ses choix… mais forcément, pour les collections adultes, les collections étaient installées, très cadrées. Désormais je suis plus libre. Non pas que se pose à chaque livre la question du papier, de la forme, mais j’essaye, car c’est un domaine que j’aime beaucoup. Il y a des formats récurrents certes, mais on peut adapter, changer le papier, pour toujours tenter de trouver la meilleure alliance fond-forme. Là, c’est effectivement une partie du métier que je ne touchais pas de près avant.

A. G. – Chère Chloé, vous parlez beaucoup au « nous », peut-on savoir pour conclure qui compose votre équipe ?

C. P. – Oui, le « nous » compte beaucoup, c’est vrai, et en plus il est large. Dans l’équipe resserrée, il y a Marie-Pierre Lajot, et Doris Audoux, mes deux amies et camarades, passées aussi par Autrement, qui se sont associées à mon projet puis m’ont rejointe. Elles gardent d’autres activités en free-lance, mais leur présence accrue depuis 2017 permet de partager les décisions du quotidien, de tirage, retirage, de « qu’est-ce qu’on fait ? », de « ça coûte combien ? » (rires). Autre personne plus que centrale : Monika Jakopetrevska, la directrice artistique, avec qui j’ai beaucoup travaillé – en amont, avant que les premiers livres ne paraissent – à réfléchir, à tenter des choses. Il y a aussi Christophe Granger et Olivier Villepreux, qui sont à la fois auteurs et parties prenantes du projet. Enfin, l’attaché de presse, Antoine Bertrand, est indépendant et travaille pour d’autres belles maisons, mais est un interlocuteur quotidien. Et puis, cruciaux dans le développement et rayonnement de la maison, il faudrait citer aussi l’équipe des représentant·es, l’agence qui s’occupe de nos droits…

Anamosa est une aventure collective où nous échangeons beaucoup. Le « nous » est aussi partagé par les auteurs·trices, parce que s’engager avec une maison qui se lance, surtout les premières années, est courageux et une marque de confiance. Il faut avoir conscience que sur un CV de chercheur ou de chercheuse, avoir son travail publié par Anamosa n’a peut-être pas au départ la même valeur symbolique qu’une publication dans une maison déjà très établie, mais cela évolue petit à petit. En 2020, lors du premier confinement, j’ai été extrêmement touchée par les marques d’attention de plusieurs de nos autrices et auteurs, s’inquiétant de savoir comment nous et la maison allions, alors que tout était à l’arrêt, demandant ce qu’ils ou elles pouvaient ou pourraient faire le moment venu pour aider d’une quelconque manière… C’est réjouissant de se dire qu’il existe une sorte de nébuleuse autour de la maison, dans laquelle je compte aussi l’équipe de la revue Sensibilités, évidemment très proche de la maison. Je pense que les auteurs et autrices, dans notre cas, sont vraiment des partenaires.

Entrevue avec Marie Hasse (éditions Metropolis)

18 février 2021

L’entrevue suivante a été réalisée par Amandine Glévarec et est également disponible sur son blogue http://kroniques.com.

Amandine Glévarec – Chère Marie Hasse, pourriez-vous dans un premier temps vous présenter et nous parler de votre parcours ?

Marie Hasse – Mon parcours n’a rien à voir avec ce qu’on appelle les « métiers du livre » : licence de lettres classiques, master de philosophie, études théâtrales… et, surtout, la passion de lire. En fait, je suis née de parents enseignants qui ont eu à cœur de me donner très tôt les armes de la culture pour affronter l’existence. Mais ça n’a pas été chose facile pour eux ! Impossible, par exemple, de me faire lire des livres pour enfants. Et ne parlons pas de la bande dessinée à laquelle j’étais littéralement allergique ! Et puis un jour, j’avais peut-être douze ou treize ans, voilà que je tombe sur un livre « de grande personne ». Et que je l’ouvre à la première page. Et, là, je tombe dans un gouffre. C’étaient Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau.

Tenez, écoutez :

Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme, ce sera moi. Moi seul. Je sens mon cœur, et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j’ai vus ; j’ose croire n’être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. 

Pour la première fois de ma vie j’avais l’impression en lisant un livre que quelqu’un me parlait, à moi, personnellement, intimement. Et que c’était mon frère humain. Que nous étions faits de la même matière, de la même solitude. Du même tragique, peut-être. J’étais adolescente, à cet âge-là on possède un sens du tragique du monde dont certains par bonheur ne se souviennent plus – je ne suis pas sûre d’en faire partie. À partir de ce moment-là, lire n’est pas seulement devenu une passion mais un besoin vital. J’ai dévoré les livres, j’ai dévoré Rousseau, mon premier amour, et puis Chateaubriand, Hugo, Sartre, pêle-mêle tout ce qui pouvait me tomber sous la main.

Mais j’avais besoin aussi de garder mes livres. Ce n’était pas seulement le contenu que je chérissais. L’objet livre a un parfum, une histoire, un toucher. On pourrait dire, pour être un peu romantique, qu’il est comme cette fontaine devant laquelle on ne peut pas passer sans se souvenir de l’homme qui vous y a fait sa déclaration d’amour. Les deux font partie de votre géographie intime. Cela prête à sourire mais je suis convaincue que l’objet livre détermine la lecture qu’on en a. Je me souviens de ma découverte des Misérables de Victor Hugo. Je l’ai commencée à la maison, j’ai lu le « livre premier », Un Juste, dans une magnifique édition reliée, et puis je partais en vacances et j’ai dû me procurer les poches (dont je détestais les couvertures) pour ne pas risquer d’abîmer ces volumes de collection. Jamais je n’ai retrouvé l’émotion que j’avais ressentie à la lecture de ce livre premier. Et je ne pourrai jamais savoir si c’est à cause du contenu ou tout simplement de l’objet.

Jeune adulte, je me suis plongée corps et âme dans les études littéraires classiques, avec latin et grec, surtout le grec, dont la connaissance change tellement l’appréhension que l’on peut avoir des Antiques. Mais quand on aime vraiment lire, vous le savez peut-être, les études littéraires, c’est à double tranchant. D’abord on ne lit plus que ce qu’on a à lire – finis la liberté, le hasard, les flâneries romantiques parmi les ouvrages. Ensuite on ne lit plus que pour traduire, dans un sens ou dans l’autre, ou pour commenter. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à re-lire. À relire jusqu’à connaître par cœur. À ce moment-là que j’ai découvert le théâtre. J’avais besoin de laisser résonner les choses. Avant d’en parler. J’avais tellement besoin de les laisser résonner que je me suis perdue dans ce silence. Et c’est ce silence qui est devenu ma passion. C’est pour ça que j’ai fait du théâtre. Parce que quand on y réfléchit bien, c’est le seul lieu du monde dans lequel la parole naît réellement du silence. Physiquement. Du noir de la salle. Et qu’elle résonne. Et qu’elle est entendue. C’est ce qui m’a conduite aussi à la musique. Au chant lyrique.

Et vous voyez comme finalement je suis arrivée là, et quelle chance insensée j’ai eue de rencontrer Michèle Stroun. Parce qu’aujourd’hui mon travail se situe à la naissance même de l’œuvre. Mon travail consiste à accompagner cette naissance. À donner aux livres ce qu’il leur faut pour l’existence, avant de les offrir au monde. À leur donner la forme et la matière qui leur convient pour qu’ils rencontrent leur lecteur. À construire de mes propres mains ces petites fontaines qui feront partie, peut-être, un jour, de la cartographie intime de mes semblables. Parce que je crois que nous sommes faits de nos lectures. Qu’elles sont, pour citer Proust, les « initiatrice(s) dont les clefs magiques nous ouvrent au fond de nous-mêmes la porte des demeures où nous n’aurions pas su pénétrer (…) ».

A. G. – Comment êtes-vous entrée en contact avec la maison d’édition Metropolis, et quelles ont été les circonstances qui vous ont amenée à en devenir la nouvelle directrice ?

M. H. – En fait, c’est un petit miracle. Eté 2018, je suis invitée à déjeuner chez ma tante, et au fil de nos échanges, lui vient l’idée de me présenter à Michèle Stroun, parce qu’elle a, me dit-elle, « une intuition ». Il se trouve que Michèle à ce moment-là cherche quelqu’un pour reprendre sa maison d’édition. Pas quelqu’un à qui la vendre. Quelqu’un qui la comprenne, de l’intérieur, qui soit capable de rentrer dans l’intimité de son catalogue et de le défendre comme s’il l’avait lui-même construit. Quelqu’un de sensible, en somme, mais qui ait, si je puis dire, outre un supplément d’âme, des épaules…

Et, effectivement, la première fois que j’ai ouvert le catalogue de Metropolis, j’ai eu l’impression d’entrer chez quelqu’un. Il y a dans l’éclectisme des choix éditoriaux de Michèle durant ces trente années une cohérence intime assez indéfinissable au final, mais dont j’ai ressenti, très fortement, la vibration. Comme quand deux êtres se rencontrent pour la première fois, et que sans qu’ils puissent se l’expliquer, parce qu’ils ne se sont jamais vus, tout à coup, mystérieusement, ils se reconnaissent. C’est ce qui s’est passé avec Michèle. Dès la première fois que je l’ai vue, j’ai eu l’impression de la connaître depuis toujours. Ça été une sorte de coup de foudre amical, presque filial.

A. G. – Metropolis a fêté ses 30 ans, quelle est l’histoire de cette maison ?

M. H. – Michèle Stroun, la fondatrice, donc, de la maison, était journaliste et traductrice. L’idée de devenir éditrice lui est venue parce qu’il y avait un manuscrit dont elle connaissait l’auteur, un texte dont elle était tombée amoureuse, et qui était systématiquement refusé par toutes les maisons d’édition. Ensuite, je peux dire pour lui rendre hommage, que c’est trente ans d’audace et de courage, de rigueur, de droiture intellectuelle et de ténacité. Trente ans de folie peut-être, parce qu’il faut être fou pour se lancer dans pareille aventure. Je ne vous dirai pas son âge, mais quand je vois l’énergie de Michèle, sa passion, sa sur-activité, je suis impressionnée. Trente ans de rencontres aussi avec Jérôme Charyn par exemple, dont Michèle a publié, entre autres, la traduction française de Metropolis en 2000. Lui même, d’ailleurs, a  été directeur de collection pour la maison. Cette collection, intitulée « Les Oubliés », a fait revivre des textes de qualité, abandonnés pour diverses raisons, comme les chefs-d’œuvre réédités et retraduits de Bernard Malamud, Jerzy Kosinski, Marilynne Robinson ou encore Herbert Gold. Une autre amitié qui a joué un rôle déterminant pour la maison est celle qui a lié Michèle à Nicolas Bouvier, dans les dernières années de sa vie. C’est à elle qu’il a confié ses derniers manuscrits, et j’ai la chance d’avoir hérité de ces trésors : La Chambre rouge, Une Orchidée qu’on appela Vanille, Routes et déroutes, mais aussi L’Échappée belle. Ce sont des textes extraordinaires d’intelligence et d’humanité. Il faut lire, par exemple, la préface qu’il a écrite à Douleur, de Vladimir Holan, éditée par Metropolis en 1998. Des pages  bouleversantes.

A. G. – Le catalogue s’est développé autour de plusieurs axes, pourriez-vous nous indiquer lesquels ?

M. H. – Michèle est une femme entière. Son catalogue est à son image. On parle généralement de ligne éditoriale, mais ici, ce que je ressens, c’est un tempérament, une ardeur, une curiosité qui s’est peu à peu exprimée à travers plusieurs collections.

En mars 1988 paraît le premier livre de la maison, La Traversée de la Nuit d’Irena Lusky. Il s’agit d’un témoignage traduit de l’hébreu sur la trajectoire d’une jeune fille de bonne famille qui se retrouve plongée dans l’enfer d’Auschwitz avec sa jeune sœur. Suivra Amanda, ce fruit maudit de vos entrailles, un roman construit autour du Frankenstein de Mary Shelley, par Thérèse Moreau.

Petit à petit se construisent des collections :

1) Celle de littérature française comprend des textes d’auteurs francophones comme, donc, Nicolas Bouvier mais aussi Vahé Godel, Fernand Auberjonois, Daniel de Roulet ainsi que des découvertes littéraires comme Esther Orner (couronnée par les Palmes académiques), Mathilde Fontanet, Marie Gaulis. Michèle se refusait à cantonner la littérature française à la seule Romandie : nos auteurs sont Haïtiens, Belges, Français et, bien entendu, Suisses. 

2) Celle de littératures traduites. Traductrice de formation, il a semblé naturel à Michèle de chercher des textes dans d’autres cultures. Ont ainsi été traduits des ouvrages de l’allemand, du brésilien, du russe, du polonais, du yiddish, de l’anglais, de l’espagnol, de l’italien, de l’hébreu, de l’arabe, du farsi. Voici quelques noms parmi les auteurs les plus connus : Jérôme Charyn, dont j’ai déjà parlé. Mais aussi des inédits de Hermann Hesse en français, Tessin et Feuillets d’album. Un inédit d’Anne-Marie Schwarzenbach, Voir une femme, découvert aux archives de Berne par son petit-neveu Alexis Schwarzenbach, traduit et préfacé par Etienne Barilier. Des auteurs israéliens, dont une anthologie de femmes. 

3) La collection Histoire/Essais. Plusieurs essais concernent la Suisse, la Yougoslavie, Israël. Une collection dédiée à Genève. Des essais restituant des témoignages d’époque, comme les récits autobiographiques traduits du yiddish par Nathan Weinstock retrouvés dans les ghettos de Pologne après la guerre ou concernant la naissance du mouvement ouvrier juif ; les rêves d’un libraire genevois du XVIIIème siècle, retrouvés par Michel Porret. Grâce à Bertrand Lévy, géographe, Metropolis a publié une série d’essais sur la littérature de voyage avec souvent la complicité de Kenneth White. Des documents littéraires, comme cet ouvrage acclamé par toute la presse, suisse et française, de Catherine Lawton-Lévy sur cet éditeur suisse, son père, qui a fondé à Paris les éditions BIFUR, un ouvrage dont Angelo Rinaldi a écrit : « On doit prévoir une semaine pour la lecture. Une semaine sans cinéma …. Ni haltes au bistrot… On n’y pensera d’ailleurs pas. »

4) Une place est faite également aux ouvrages féministes, qu’il s’agisse d’un manuel pratique pour les femmes qui veulent se lancer en politique, ou La Bible et l’Histoire au féminin, ou encore le très critiqué (au moment de sa parution il y a vingt-cinq ans) Nouveau dictionnaire féminin-masculin des professions, des titres et des fonctions. (Malgré une invitation chez Pivot et une prestation remarquable de Thérèse Moreau, grammairienne, il aura fallu attendre des années pour que finalement son message soit entendu !)

5) Enfin, « La Cuisine de mes Souvenirs » est particulièrement originale : c’est une collection d’ethno-cuisine, à cheval entre littérature, sociologie et histoire, comprenant notamment Le Journal gastronomique de Daniel Spoerri, artiste suisse, ou Le Livre de la Cuisine Juive de Claudia Roden, en coédition avec Flammarion.

A. G. – Il semble qu’une place particulière soit laissée à la voix des femmes, était-ce la volonté première de la fondatrice de Metropolis ?

M. H. – Absolument. Michèle Stroun est une féministe convaincue. Mais pour ma part je suis toujours très prudente avec ce terme. Il n’avait pas du tout le même sens à l’époque des luttes pour les droits fondamentaux des femmes, comme celui d’accéder aux études supérieures, à tous les pans du monde du travail, au vote… À cette époque, comme c’était un combat courageux pour la justice et pour l’égalité, j’aurais été évidemment féministe. Aujourd’hui, je refuse de me caractériser comme telle. Et je pense même que c’est faire honneur au féminisme d’autrefois que de se dire femme, pleinement, et sans avoir besoin de préciser féministe, sans se ghettoïser dans un combat qui devrait être celui de toute une société, pas celui d’une frange de la population. Mais c’est une position très personnelle.

Ceci étant dit, cette collection « Femmes » m’est chère : la preuve, je m’y inscris dès ma première série de publications. Parmi mes nouveautés prévues au mois de mars, il y a en effet un ouvrage intitulé Miss Julia Flisch, L’aube du féminisme, un essai biographique de Christian W. Flisch sur son aïeule suisse émigrée aux États-Unis à la fin du XIXème siècle, richement illustré de documents d’archives et de peintures et photographies d’époque. Je me suis personnellement prise de passion pour cette jeune femme militante au destin hors du commun. Mais c’est évident, pour prendre le risque d’une publication, il faut que la passion l’emporte !

A. G. – Reprendre une maison d’édition à une époque où toutes les cartes sont rebattues par la situation sanitaire mondiale semble un pari fou, quel est votre état d’esprit aujourd’hui ?

M. H. – En fait, paradoxalement, je me dis que c’est une chance pour moi. En tant que nouvelle éditrice, tout ce que je fais est une première fois. Et dans le contexte actuel, en réalité je me sens moins seule, parce que personne ne sait précisément comment réagir, tout le monde invente, c’est un moment où les formules habituelles ne peuvent pas s’appliquer, où il faut trouver comment faire autrement. De plus, cette période d’incertitude qui se prolonge encore et encore a fini par créer une solidarité incroyable. Certaines personnes m’ont proposé leur aide, spontanément, ont partagé avec moi des informations précieuses, parce que, comme je l’ai entendu plusieurs fois, « en 2021, il va falloir s’entre-aider » !

A. G. – Pour nous qui ne sommes pas en Suisse, pourriez-vous nous faire un bilan de la façon dont le marché du livre a été impacté par la Covid ? Dans quelle mesure la crise a-t-elle eu un effet sur vos ventes ? sur les ventes en général ?

M. H. – Je ne peux pas vous le dire précisément. Je crois que les gens lisent beaucoup en ce moment. Mais je dirais que le problème essentiel, c’est qu’ils ne lisent que ce qu’ils ont décidé de lire. Ils commandent des livres parce qu’ils savent déjà ce qu’ils veulent. Tout ce que j’ai vendu depuis quelques mois, ce sont les ouvrages qui font référence, qui ont leur notoriété. Tant qu’on est privé de librairies, on n’a plus la possibilité de tomber sur un livre au hasard. Cela ôte le « coup de foudre ». On cherchait vaguement quelque chose et on repart avec des livres dont on ne soupçonnait même pas l’existence. En revanche, j’entends de plus en plus de gens qui depuis quelques mois ne commandent plus sur Amazon, mais qui, conscients de la crise et de la détresse parfois dramatique des petites enseignes indépendantes, vont commander chez leur libraire. Je suis peut-être très optimiste, mais là aussi, j’ai l’impression que les mentalités changent et vont vers plus de solidarité.

A. G. – Vous qui possédez un catalogue composé de textes francophones et de traductions, ressentez-vous la volonté des lecteurs de se tourner vers une littérature plus locale ? L’objectif est-il de continuer à le promouvoir plus localement, ou au contraire de conquérir d’autres marchés ?

M. H. – Il y a quelque chose de très particulier à Genève. Genève, ce n’est pas la Suisse. C’est une ville à part, une ville-canton, cosmopolite, une ville de passage aussi, avec tous ses organismes internationaux. Mais c’était aussi la patrie de Rousseau, une patrie à part entière, une République. Je trouve que c’est le siège idéal d’une maison d’édition. La littérature locale est bien sûr essentielle, les Genevois aiment les Genevois, c’est évident, et de manière générale, il y a des trésors dans la littérature suisse romande contemporaine qui méritent très largement de passer les frontières. Mais dans l’autre sens, c’est magnifique de pouvoir être en dialogue avec d’autres cultures à partir de Genève. Si je publie des textes sur la Shoah, comme Michèle l’a beaucoup fait, ou sur n’importe quel conflit mondial, cela n’a absolument pas le même sens que si j’étais une maison d’édition française, par exemple. À Genève, on est, en effet, à la fois complètement dans le monde et suffisamment hors du monde pour dialoguer en vérité avec lui. En d’autres termes, je veux que Metropolis soit une maison pleinement Genevoise, pleinement ancrée dans son territoire et, partant de cette identité forte, pleinement ouverte au monde. Mon objectif est évidemment aussi de développer au maximum à la fois mon lectorat et mon vivier d’auteurs dans toute la francophonie.

A. G. – Avez-vous ou êtes-vous soutenus financièrement par le gouvernement ?

M. H. – Pour l’instant nous avons été soutenus très ponctuellement dans la publication de certains de nos livres. Je n’ai aucune aide au fonctionnement. Pour tout vous dire, j’attends d’avoir fait mes preuves pour solliciter les autorités. Je ne vois pas pourquoi on me soutiendrait si on ne sait pas qui je suis. Je ne me sentirais guère légitime à demander quoi que ce soit aujourd’hui.

A. G. – Aucune aide n’a donc pour l’instant été décrétée du fait de la crise sanitaire ? Pourtant vous avez dû en ressentir l’effet, surtout les librairies ont été (et sont ?) fermées ou empêchées dans leur fonctionnement habituel ?

M. H. – J’ai l’impression que tout change tous les jours. Le vrai problème pour nous qui préparons la sortie de nos livres, ça a été la tournée des représentants chez les libraires. Côté Suisse romande, il n’y a eu qu’une semaine possible sur les trois habituellement prévues. Sophie Moor, par exemple qui s’occupe de la diffusion, a commencé sa tournée le 11 janvier, et le 18, tout était fermé, plus de librairie, plus de rencontre possible. Elle a continué par mail, zoom etc., mais il est évident que cela ne remplace pas la parole vivante, en face à face. Quant à mes représentants français, je n’ai même pas pu les rencontrer autrement que virtuellement. Ce n’est évidemment pas de leur faute mais le résultat c’est qu’on présente les livres à toute allure, sans à peine savoir comment vos interlocuteurs s’appellent, s’ils ont aimé les livres qu’ils doivent défendre. On ne voit pas les réactions, on ne peut rien sentir. C’est infiniment délicat. Et puis il y a aussi que les libraires sont dans une grande détresse, qu’ils vendent évidemment beaucoup moins, et qu’ils sont assez réticents à prendre encore des livres s’ils ne sont pas absolument sûrs de les vendre. Et comme je ne pense pas avoir de best-seller… En cela, je suis de l’école de Michèle. Elle a toujours défendu, contre le best-seller, le long-seller. Des livres qui échappent aux modes, qui ne sont peut-être pas spécifiquement dans l’air du temps, mais que les gens continueront à demander sur le long terme, tout simplement parce qu’ils ne seront jamais datés. C’est d’ailleurs le propre des classiques : ils sont de leur temps et pourtant, d’une actualité sans cesse renouvelée.

A. G. – Malgré ces incertitudes, vous avez pris le parti d’éditer sept livres de mars à septembre 2021, quels sont-ils ? L’absence de manifestations littéraires vous a-t-elle fait revoir votre plan de développement ?

M. H. – En fait, j’avais imaginé une rentrée fracassante, quelque chose d’extrêmement festif. Au départ je voulais publier sept livres d’un coup ! Et faire un grand événement avec tous les auteurs, leurs amis, les amis de la maison, et j’avais prévu une formule théâtrale pour six comédiens qui aurait permis de présenter tous les livres de manière originale et vivante… Malheureusement tout a été chamboulé par l’interdiction des réunions et j’ai repris mon sang-froid, si je puis dire, en échelonnant mes publications jusqu’à l’été.

Quelques mots, donc, sur mes livres. En mars sortiront en Suisse et en France :

Et la guerre est finie… de Shmuel T. Meyer, une trilogie de nouvelles présentées en un coffret contenant trois petits livres : Les Grands Express Européens, Kibboutz et The Great American Disaster (avec sur chaque couverture un dessin original de Samy Briss). C’est une écriture d’une incroyable humanité. Une écriture de la solitude et de l’exil. Errances de destins entrecroisés confrontés à l’histoire et à leur impuissance à la contrarier. On y retrouve les thèmes de prédilection de cet auteur déjà publié plusieurs fois chez Gallimard et chez Metropolis : l’injustice, le racisme, l’incommunicabilité, mais aussi l’amour, le jazz et une nostalgie qu’il dessine avec humour et cruauté. 

Variations autour du Licencié de Verre de Cervantès de Jean-Michel Wissmer. Il s’agit d’un essai sur le Siècle d’or espagnol, incluant cette nouvelle trop peu connue de Cervantès sur la fragilité sensible et physiquement pathologique d’un homme qui se croit transformé en verre.

L’ouvrage de Christian Flisch que j’évoquais tout à l’heure sortira aussi en mars en Suisse mais seulement en avril-mai en France : Miss Julia Flisch, L’aube du féminisme. Comme je vous le disais, c’est une biographie extrêmement documentée sur une jeune femme suisse émigrée aux Etats-Unis à la fin du XIXème siècle. La vie et l’œuvre de Julia Flisch apportent un éclairage passionnant sur un moment charnière de l’histoire américaine à travers les yeux d’une femme qui s’est battue pour ses droits et qui s’est engagée dans la cause féminine. Par ses écrits (poèmes, nouvelles, romans, essais), mais aussi par son travail de journaliste puis de personnalité publique, elle nous donne accès à ce qu’était le quotidien dans les États du Sud et plus particulièrement en Géorgie au tournant des XIXème et XXème siècles. L’essai de Christian Flisch est suivi de deux textes de Julia, une nouvelle et un article de presse, qui donnent un aperçu de sa plume remarquable.

D’autres ouvrages sortiront avant l’été :

L’Avoir aimée, un livre d’amour de Jean-Baptiste Jeener préfacé par Yasmina Reza.

Carnets Borgnes, récit de Francesca Parachini.

Petit guide de la Suisse insolite / Made in Switzerland, guide de voyage bilingue de Mavis Guinard (réédition actualisée et augmentée).

A. G. – Comment le catalogue est-il distribué en Suisse et à l’international ?

M. H. – Nous avons un diffuseur suisse, Servidis, et un diffuseur pour la France et la Belgique, la Cédif, qui travaille avec notre distributeur français, Pollen. C’est évidemment très difficile pour eux, comme je l’ai dit, en ce moment de faire leur travail auprès des libraires, mais pour nous ce sont de vrais partenaires. Nous échangeons régulièrement avec eux, et j’ai beaucoup de chance qu’ils défendent la maison en pure confiance.

A. G. – Combien êtes-vous dans l’équipe pour assurer tous ces objectifs, lancer de nouveaux projets et valoriser un fonds d’importance ?

M. H. – J’ai commencé à me familiariser avec la maison, main dans la main avec Michèle Stroun ; mais maintenant je suis absolument seule aux commandes. Depuis quelques semaines j’ai demandé à Rebecca Wengrow de m’aider pour la communication côté France, parce que la charge est évidemment énorme. Elle s’investit énormément à mes côtés (et à 560 kilomètres de distance !). Mais pour le moment je n’ai pas les moyens d’avoir une équipe autour de moi.

A. G. – C’est à dire qu’aujourd’hui vous assumez l’entièreté des tâches, du choix du manuscrit à l’élaboration de la maquette, en passant par la gestion financière et le contact avec les distributeurs ? ça paraît insurmontable, surtout quand on n’a pas d’expérience préalable dans l’édition… Qu’est-ce qui vous a semblé le plus contraignant, le plus étonnant, et le plus agréable ?

M. H. – C’est vertigineux. Mais quand on est passionné, rien n’est impossible. Le quotidien s’échelonne en trois temporalités. Le temps présent, avec les manuscrits que je reçois, les innombrables factures – loyers, téléphone, wifi, assurances, impôts…. La préparation de l’avenir, avec les manuscrits que je décide de choisir, et le travail à faire avec les auteurs. Et les sorties qui commencent en mars, qu’il faut préparer, anticiper, auprès des journalistes, des bloggeurs….

A. G. – Metropolis est une maison d’édition indépendante, peut-on évoquer la question des chiffres, le nombre de titres du fonds encore disponible, approximativement le nombre de ventes annuel ? Arrive-t-on à se dégager au moins un salaire ?

M. H. – Le catalogue de Metropolis, comme vous l’avez compris, est exceptionnel. Tous les mois, je reçois un relevé des ventes de la part des distributeurs suisses et français. C’est toujours une grande joie de voir que les titres continuent à se vendre, des dizaines d’années plus tard. Mais il y a le problème du stockage des livres, du bureau qui m’est indispensable pour travailler, du salaire de Rébecca… Ce sont des coûts incontournables qui se chiffrent à trois zéros. Par exemple, j’ai à peu près 50000 livres en stock. Vous comprendrez que cela prend beaucoup de place ! Evidemment je ne peux pas rentrer dans mes frais pour le moment. Dégager pour moi un salaire, c’est impossible. Mais j’ai bon espoir de vendre davantage de livres et peu à peu de convaincre mécènes et fondations de m’aider.

A. G. – Pour conclure, vous qui parlez si bien de littérature, avec tant de cœur et de passion, votre soif de découvertes et votre curiosité sont-elles aussi intactes à l’âge adulte qu’à l’adolescence ?

M. H. – Un seul mot : Oui !

Entrevue avec Thierry Bodin-Hullin

1 février 2021

L’entrevue suivante a été réalisée par Amandine Glévarec et est également disponible sur son blogue http://kroniques.com.

Amandine Glévarec — Peux-tu nous expliquer comment on devient éditeur ? 

Thierry Bodin-Hullin — Je suppose qu’on devient éditeur par passion, même si c’est une réponse qui peut paraître un peu bateau. J’ai toujours baigné dans le livre, depuis tout jeune, depuis l’école, et j’ai toujours eu envie d’étudier la littérature, d’écrire. J’ai d’ailleurs commencé très tôt, vers 12 ans. J’écrivais beaucoup de poésie, des récits, des contes, des petits journaux que je faisais à la maison. J’ai fabriqué mes premiers livres avec mes frères, quand j’étais petit, sur des feuilles doubles. On faisait chacun un petit journal interne, qui était lu par trois personnes, en l’occurrence eux et moi. Un de mes frères avait fondé Les Petits potins, moi, Le Triangle bleu. Je touchais déjà la matière, je créais du contenant. À la même période, ma marraine m’a offert une machine à écrire pour mon anniversaire, c’est sans doute un des plus beaux cadeaux que l’on ne m’ait jamais fait. À partir de ce moment-là, je pouvais commencer à faire de la mise en pages, dessiner, relier… On peut donc dire que c’est une passion de jeunesse. 

Par la suite, j’ai entamé des études littéraires, toujours absorbé par la lecture, l’écriture et le monde du livre. À 25 ans, j’ai pensé à être libraire. J’ai donc fait une étude de marché et je me suis aperçu que ça ne rapportait pas grand-chose d’être libraire, dans les années 80. Encore aujourd’hui, me diras-tu. À l’époque, je vivais à Paris. Toujours est-il que le projet est resté à l’état d’ébauche. Après mes études littéraires, je suis devenu enseignant, puis, peu enclin à poursuivre l’enseignement, j’ai eu l’opportunité de travailler en faveur des publics en difficulté. J’ai œuvré pendant 35 ans dans la sphère des politiques publiques d’insertion, de formation et d’orientation auprès des jeunes en situation d’échec, des demandeurs d’emploi et des salariés. Mais la lecture a toujours été présente et les vieux démons ont fini par se manifester à nouveau. Il se trouve qu’un de mes amis m’avait fait lire son manuscrit. Je l’avais trouvé très bon, mais il ne trouvait pas d’éditeur intéressé et ça m’a un peu fait gamberger. Je lui ai proposé de monter une maison d’édition qui permettrait de donner vie à des manuscrits qui ne trouvaient pas preneur, qui serait en quelque sorte une maison d’édition pour premiers romans. Nous en avons parlé à plusieurs personnes de notre entourage, qui ont adhéré au projet. C’est ainsi que sont nées les éditions L’Escarbille, sous la forme associative, le concept étant donc d’éditer exclusivement des premiers romans. 

A. G. — On est en quelle année ? 

Th. B.-H. — On a monté la maison en 1997. Et on avait un principe, on ne devait pas s’autoéditer dans l’équipe. On a lancé un appel aux manuscrits et l’aventure a pu commencer. On en a lu beaucoup, puis on a publié nos premiers livres. On découvrait le monde de l’édition, du livre en général, et tout le système de promotion, de diffusion, de commercialisation, etc. Il a fallu apprendre, car on n’y connaissait absolument rien, on était tous autodidactes. On était sept et chacun avait un rôle bien défini : une d’entre nous gérait la relation avec les libraires, un autre la gestion des manuscrits, un autre encore la conception… À partir du troisième ouvrage, je me suis chargé de ce dernier volet, la personne qui s’en occupait ayant quitté la région. Il a fallu que j’apprenne le maquettage, la mise en page, que je me familiarise avec Xpress, InDesign, Photoshop, la retouche d’images… On a tout appris sur le tas, et ça fonctionnait bien. On avait en outre mis en place un système d’abonnement pour les deux livres qu’on allait sortir dans l’année. Je crois me souvenir qu’on a compté jusqu’à 230 abonnés… qui ne savaient pas à quoi ressembleraient les livres qu’on allait publier ! C’était une sorte de souscription, qui participait à notre fonctionnement, puisqu’on s’autofinançait. C’est un principe qui nous convenait. Certains titres, qui ont bien marché en librairie, ont même été réédités. Des gourmandises sur l’étagère, de Françoise Moreau, s’est vendu par exemple à plus de 5 000 exemplaires. Plusieurs de nos auteurs ont eu des récompenses, comme Françoise Moreau, pour Eau-forte, ou Arnaud Le Gouëfflec, pour Basile et Massue, lauréat du Prix du roman de la ville de Carhaix. Il y a eu de très jolies choses, on a vécu une belle aventure éditoriale. J’ai été président de l’association, dont j’étais un des co-fondateurs, pendant 13 ans. J’ai fini par me lasser, tout comme mes camarades qui étaient là depuis l’origine. Cet essoufflement émanait essentiellement de la lecture de manuscrits, parce qu’on en voyait passer beaucoup et qu’on s’est fatigués à lire des textes qui, parfois, n’étaient pas transcendants… On publiait 1 % de ce qu’on recevait, ce qui veut dire que 99 % passaient à la trappe. Je n’irai pas jusqu’à dire que 99 % de ces manuscrits étaient mauvais, mais je pourrais aller jusqu’à 90 %… On s’est épuisés à toujours vouloir découvrir, découvrir… J’ai donc décidé de m’arrêter. J’avais toujours mon métier, ça ne me posait donc aucun problème financièrement. Au bout de deux, trois ans, j’ai commencé à m’ennuyer, les vieux démons sont remontés à la surface, encore une fois, et j’ai alors ressenti le besoin de replonger. On est alors en 2013, j’ai eu envie de refaire quelque chose qui soit à l’opposé de la politique qu’on avait mise en place à L’Escarbille. C’est ainsi que j’ai fondé L’Œil ébloui. Il n’était cette fois plus question de premiers romans, mais plutôt d’un désir de travailler de façon plus pérenne, sur la durée. En 13 ans, je m’étais créé un réseau de connaissances, mon idée était donc d’aller vers des auteurs que j’avais vraiment envie de publier.  

A. G. — N’était-ce pas également le choix de la sécurité ? Quand on monte une maison d’édition avec l’ambition d’en vivre, n’est-il pas plus judicieux de miser sur des auteurs déjà confirmés et pour lesquels le travail de promo est en partie déjà fait ? Le premier roman est sans doute un peu plus bankable aujourd’hui qu’il ne l’était à l’époque… 

Th. B.-H. — Détrompe-toi, le premier roman était déjà très populaire ! On était par exemple en cheville avec le Festival du Premier Roman de Laval, où deux de nos titres avaient été sélectionnés. Je pourrais également citer le Festival du Premier Roman de Chambéry… Au contraire, c’était très à la mode. Pour moi, ce n’était pas une solution de facilité. Je n’avais plus envie de lire des manuscrits qui venaient de l’extérieur, mais plutôt des titres que je choisirais. J’allais chercher des écrits, je sollicitais des auteurs que je ne connaissais pas forcément personnellement, mais dont je n’ignorais rien de l’œuvre. Je voulais aussi faire un peu de réédition de textes qui étaient tombés dans l’oubli, comme L’ardoise magique, de Georges Perros, qui est accompagné d’un poème de Michel Butor, un des plus beaux que j’aie sortis et qui n’avait jamais connu une vie livresque autonome. Il était sorti dans Papiers collés III paru après la disparition de Perros, après avoir été publié sous forme de plaquette juste au moment de sa mort. J’étais habité par cette volonté d’aller fouiller, fouiner, creuser, et de publier des textes pour les faire revivre. 

A. G. — Quitte à faire des commandes auprès de certains auteurs ? 

Th. B.-H. —Tout à fait. Quitte aussi à ce que certains écrivent pour moi, comme c’est le cas de Jean-Paul Andrieux, avec Le Flacon, ou de Christophe Bagonneau, qui sera publié courant 2021. J’avais envie d’une relation familière, amicale avec les auteur·e·s.  Je passe alors d’une expérience associative à sept à une aventure entrepreneuriale solitaire, ce qui n’est plus du tout la même chose. J’ai eu la chance de pouvoir arrêter mon travail et de bénéficier d’un congé individuel de formation, dans le cadre d’une reconversion professionnelle. Formation que j’ai suivie à l’Asfored pendant 6 mois. Cette formation a consolidé mes bases, m’a appris pas mal de choses nouvelles — le monde de l’édition n’est plus exactement le même en 2020 qu’en l’an 2000 —, et m’a permis d’appréhender mon métier de manière encore plus professionnelle. 

A. G. — Tu dis que le marché du livre a évolué, la surproduction aurait-elle pu constituer un élément rédhibitoire ? 

Th. B.-H. — Oui, mais ça ne m’a pas découragé. N’oublions pas non plus que le nombre d’éditeurs a doublé en 20 ans et que la surproduction est une réalité. C’est beaucoup plus difficile aujourd’hui et je peux assurer que je rame. À L’Escarbille, on ne ramait pas, tout était simple. C’était facile d’avoir un article dans la presse, ce n’était même pas très compliqué d’avoir un article dans Le Monde… C’est devenu un peu plus complexe. Les autres moyens de communication ont considérablement évolué, également. Le contact avec les libraires était plus direct, moins contraignant, un peu moins stéréotypé, aussi. La diffusion était peut-être un peu moins cadrée, mais c’est sans doute le domaine qui a le moins changé. La commercialisation, elle, n’est plus du tout la même, on entre aujourd’hui beaucoup plus dans des cases qu’il y a 20 ans, et on est bien obligés de s’y conformer, sinon ça ne pourra pas fonctionner. Des collègues éditeurs ont trouvé d’autres moyens de diffusion, de distribution, de relation avec les libraires, de vente… On a diversifié les modes de vente. Le système classique de commercialisation en librairie est devenu hyper contraignant. 

A. G. — Qu’est-ce qui est le plus compliqué ? 

Th. B.-H. — Il faut davantage anticiper, ce que je ne savais pas vraiment faire, même au début de L’Œil ébloui. Aujourd’hui, je suis obligé de prévoir ma programmation un an à l’avance. Le temps est une notion que je ne maîtrise pas toujours mais, là, je n’ai pas le choix, j’ai des deadlines à respecter. Je les connais 6 à 8 mois à l’avance. 

A. G. — Ce qui a aussi modifié ton planning, c’est que tu es passé de l’auto-distribution avec l’association à une distribution plus classique ? 

Th. B.-H. — Pas tout à fait. Avec l’association, à un moment, on a fonctionné avec un diffuseur et un distributeur. Ça s’était mal passé avec deux diffuseurs, qui ont mis la clé sous la porte assez rapidement, à l’époque. On s’est alors tournés vers Pollen, qui est également le distributeur avec lequel je travaille aujourd’hui. Avec L’Œil ébloui, j’ai commencé en autodiffusion, comme autrefois. Je prenais mon bâton de pèlerin et j’allais voir les libraires. Dans un premier temps, je me suis créé un réseau d’une trentaine de libraires autour de mon territoire. Comme je vis à Nantes, ça concernait essentiellement la Loire-Atlantique, un peu la Bretagne, où j’ai quelques points d’attache. Au bout d’un moment, une petite cinquantaine me suivait régulièrement. Pour se faire connaître, il faut miser sur la relation individuelle, le contact est primordial. J’ai pris un distributeur quand les commandes ont commencé à affluer de la France entière. Faire ses petits paquets tous les jours, sa facturation, le suivi de sa facturation, plus celui des dépôts en librairie, c’est assez lourd et j’avais du mal à fournir. J’y consacrais plus de 50 % de mon temps. Le distributeur a alors pris le relais sur la distribution des livres, le suivi libraire et la facturation. Je travaille depuis deux ans avec un indépendant multicartes, qui collabore lui-même avec plusieurs éditeurs et diffuseurs, qui m’a pris sous sa coupe et assure la distribution sur le Grand Ouest, qui regroupe une vingtaine de départements. Le 1e janvier dernier, j’ai signé avec le Cédif, qui est lié à Pollen. Après négociations, on a convenu de faire courir le contrat sur un an et de faire le point à ce moment-là. 

A. G. — J’imagine que ta marge pâtit de ce fonctionnement, non ? Se professionnaliser, ça coûte cher… 

Th. B.-H. — Tu imagines bien ! (Rires.). C’est aussi pour cette raison qu’on fera le point dans un an. Je suis parfaitement conscient du fait que ma marge en souffre. Je l’ai fait pour une raison simple, parce que j’ai du stock. Je n’arrive pas à épuiser mes tirages, alors que mes livres sont imprimés à 700 exemplaires environ. Je suis parvenu, sur 95 % de mes livres, à atteindre le point mort. Je n’ai pas de pertes, mais le gain est relativement faible. Pour des ouvrages que j’ai publiés il y a 7 ou 8 ans, il me reste toujours 200 ou 300 exemplaires. 

A. G. — Le point mort, c’est la bascule à partir de laquelle tu commences à gagner de l’argent ? Il se situe à quel niveau ? 

Th. B.-H. — C’est ça. À partir de 30/35 % de vente du tirage, c’est-à-dire environ le tiers, je commence à gagner un petit peu. 

A. G. — Ça concerne la majorité des titres du catalogue ? 

Th. B.-H. — Je ne parlerai pas des derniers sortis, parce que je ne suis pas dans la vente immédiate, je ne vends pas des livres en trois mois, comme peuvent le faire les grandes maisons. Moi, ce serait plutôt sur 10 ans ! Je sais si un livre a marché au bout de trois, quatre ou cinq ans. Pour quelques ouvrages parus les deux dernières années, je ne suis pas encore arrivé au point mort, mais pour tous les autres, si, à l’exception d’un. 

A. G. — C’est une philosophie de vouloir prendre du temps, de publier peu, de refaire du Perros, par exemple, du classique, ou du Nora Mitrani. C’est aussi un moyen d’entrer en librairie et d’y rester ? 

Th. B.-H. — Oui, ça permet de créer une relation sur le long terme, avec les auteurs comme avec les libraires. Certains me suivent, c’est-à-dire qu’ils ont mon fonds dans leur boutique. C’est du commerce, on est bien obligés de raisonner en termes de rentabilité, mais si je voulais vraiment bien gagner ma vie, je sortirais un livre sur le développement personnel ! Or, ce qui m’intéresse, c’est la littérature, le roman, la nouvelle, la poésie, le fragment, c’est la « petite chose littéraire », comme j’aime l’appeler. J’ai une certaine exigence sur l’écriture, je n’ai pas envie de publier ce qui est facile à publier. Ce que je publie me correspond, n’oublions pas qu’il s’agit avant tout d’un projet personnel. Ce qui me passionne, c’est cette écriture de l’intime, cette sensibilité des êtres, personnages de fiction ou poètes, qui provoque l’émotion. Le fait est que ça ne se vend pas aussi facilement que les bouquins des collections Harlequin, mais ça, je le savais avant de commencer. Le système que j’ai mis en place, pour la distribution, puis la diffusion, est un système progressif, un projet qui se construit sur la durée. J’ai fait un bond en 2019, puisque j’ai doublé mes ventes par rapport à l’année précédente, et j’espérais faire 10 % de mieux en 2020. Dans les faits, les ventes ont été multipliées par 2 entre 2013 et 2018, puis de 2018 à 2019. Je voulais rendre cette progression plus régulière encore — le fait de travailler avec un diffuseur n’y est pas étranger —, et je pensais que c’était parti, ce qui ne signifie pas que j’allais gagner des fortunes, simplement que j’allais pouvoir en vivre a minima. J’étais sur une bonne dynamique, qui aurait dû perdurer, mais la crise a surgi. Je suis toujours vivant, mais la belle mécanique s’est enrayée et il va falloir la relancer. 

A. G. — Effectivement, lors du premier confinement, les librairies étaient fermées et la chaîne de distribution était paralysée… 

Th. B.-H. — Oui, pile au moment où je sors deux livres, le premier en mars 2020, l’autre en avril. J’ai hésité, j’en ai discuté avec mon représentant et mon distributeur et on a décidé de le faire quand même. Évidemment, ça n’a pas eu l’effet escompté. Un des livres est signé Éric Pessan, j’ai eu la chance de pouvoir vivre un peu sur son nom. L’ouvrage est de grande qualité, ça aide aussi ! Le fait est qu’en temps normal, j’en aurais probablement vendu le triple. 

A. G. — La vie s’est complètement arrêtée. Placer un titre en librairie est une chose, mais nous sommes aussi privés de salons, de séances de dédicace, or c’est une autre manière de le faire vivre. J’imagine que c’est une frustration supplémentaire ? 

Th. B.-H. — Oui, c’est le deuxième effet de la Covid. Grosso modo, mes ventes se répartissent comme suit : 50 % en librairie, 40 / 45 % sur les événements, à savoir les salons, lectures et animations diverses. Je fais en moyenne une douzaine de salons par an, en temps normal. En 2020, je n’ai participé qu’à un seul, fin janvier à Saint-Mandé et, grâce à un collectif dont on parlera tout à l’heure, je suis allé à Bruxelles, début mars, à un moment où on savait que Livre Paris était annulé et qu’on allait être confinés, en France. Les Belges, eux, ne connaissaient pas encore la Covid et s’en amusaient un peu, alors qu’ils en ont bien bavé par la suite. On s’est dit rétrospectivement qu’on avait été complètement fous d’aller à Bruxelles à ce moment-là. C’est à ce jour le dernier salon auquel j’ai participé. Le prochain devrait être encore celui de Saint-Mandé, qui est pour l’instant maintenu, mais je t’avoue que je n’y crois pas beaucoup, et il y aura peut-être le Salon de l’Autre Livre, à Paris, début mars ou début avril. Pour résumer, on a vécu douze mois sans salons, ce qui signifie que 40 % de mon chiffre des années précédentes s’est évaporé. J’ai vendu un peu plus par le biais de mon site. J’ai énormément communiqué via les réseaux sociaux, via mon propre réseau — j’ai des listings de gens qui me suivent. Je les ai contactés pour solliciter leur soutien, cela a pu compenser légèrement, mais de manière plutôt symbolique. Je vendais entre 5 % et 8 % de mes livres sur mon site marchand, j’ai passé la barre des 10 % cette année, ça reste des petits chiffres et de la petite économie. 

A. G. — La transition est toute trouvée : avez-vous été soutenus financièrement ? 

Th. B.-H. — Je suis content que nous en parlions.On peut évoquer ce qu’on a perdu, mais il ne faut pas oublier de dire qu’on a effectivement touché des aides. Si la question est de savoir si ces aides ont compensé les pertes, la réponse est non. Sur une perte de chiffre réelle brute de 50 %, je perds au final environ 25 à 30 %. 

A. G. — Les aides ont donc permis d’assurer la pérennité de la maison ? 

Th. B.-H. — Disons qu’elles m’ont permis de poursuivre. S’il n’y avait pas eu ces aides, j’arrêtais, c’est clair. Mais je tempère aussi. Il s’agit des aides du fonds de solidarité en grande majorité. Je regrette que la toute petite édition, avec des chiffres d’affaires modestes, ait été oubliée au niveau national, pour les aides spécifiques à l’édition. Ceux qui vivent uniquement de l’édition ne peuvent pas s’en sortir. Vont survivre ceux que l’édition ne fait pas manger, soit parce qu’ils ont une activité à côté, soit parce qu’ils sont une structure associative, soit parce qu’ils sont retraités. C’est mon problème, à l’heure actuelle. L’édition ne me fait pas vivre et je pense sérieusement à chercher un travail pour combler les deux ans qu’il me reste avant ma retraite. 

A. G. — S’il n’y avait pas eu la crise sanitaire, la donne aurait-elle été différente ? La question économique était réglée ? 

Th. B.-H. — Non, pas complètement. Ce n’est pas nécessairement lié à la Covid, mais ça a mis à mal toutes les prévisions. 

A. G. — Je rebondis une nouvelle fois sur les aides. En passant de l’associatif à une structure professionnelle, tu endosses plusieurs métiers à toi seul, c’est bien ça ? 

Th. B.-H. —Voilà. Je vais te livrer mon analyse : si on veut avoir le minimum vital, disons le Smic, on ne peut pas y arriver tout seul. Il faut bien comprendre qu’on endosse effectivement toutes les fonctions, d’autant plus que j’essaie de limiter au maximum les intervenants extérieurs. Si j’avais beaucoup d’argent, je ne me gênerais pas… On sait que les coûts de diffusion et de distribution sont conséquents, j’assume donc tout le reste, à commencer par la maquette des livres. Malheureusement, je n’embauche pas non plus de correcteurs, je m’occupe du traitement des images — même s’il m’arrive de faire appel à des professionnels, que je rémunère, pour la finalisation. Concrètement, il me faut tout faire, assurer la conception, la commercialisation, la communication, la promotion, la relation avec les auteurs, c’est-à-dire tous les métiers liés à l’édition. Toutes ces étapes reposent sur les épaules d’une seule personne, hormis la fabrication du livre, qui est entre les mains de l’imprimeur, et la diffusion/distribution dorénavant. C’est évidemment chronophage et j’aimerais pouvoir déléguer de temps en temps, mais il faut croire que j’aime ça ! On est tous un peu fêlés, dans l’édition ! 

A. G. — C’est ce qui vous a incités à vous réunir au sein d’un collectif, le Coll. LIBRIS, dont tu es le président ? 

Th. B.-H. — Quoi ? De réunir des fêlés entre eux ? (rires). Le Coll.LIBRIS, c’est un collectif d’éditeurs, marqué géographiquement, puisqu’il concerne des éditeurs de Pays de Loire. Il s’agit d’une association, financée à parité par la DRAC et la Région Pays de la Loire, et qui a été créée en 2012. Cette création émane de l’initiative de cinq éditeurs jeunesse, à la demande de la Région, qui trouvait plus judicieux de confier à une association d’éditeurs le financement de la participation au Salon du livre de Montreuil. La totalité de cette subvention a été consacrée à ce salon. Le président fondateur, Albert de Pétigny, des éditions Pour penser, a très vite envisagé d’aller au-delà de cette démarche, pour provoquer des synergies, tant il est vrai que de nombreux petits éditeurs indépendants locaux ressentaient un besoin de partager, d’échanger, de mutualiser et de concevoir d’autres projets communs que le seul Salon de Montreuil. Le collectif s’est étoffé, puisqu’il rassemble aujourd’hui 40 éditeurs. 

A. G. — Existe-t-il des critères pour pouvoir intégrer ce collectif ? 

Th. B.-H. — La principale condition est de publier à compte d’éditeur, et il faut également adhérer à la charte de la Fill. Ça concerne exclusivement les indépendants. Quelques éditeurs plus importants en font partie, comme MeMoGulf Stream… Nous comptons parmi nos adhérents trois éditeurs qui dépassent les 500 000 euros de chiffre d’affaires annuel, et qui ne sont pas adossés à un groupe. Tous les autres sont des petits, puisque plus de 50 % d’entre eux réalisent un chiffre de moins de 30 000 euros à l’année. Et pourtant, la synergie entre tous est réelle. Il existe un besoin commun d’échanger, de capitaliser davantage, de mutualiser, et beaucoup ressentent la nécessité de se professionnaliser. Aujourd’hui, on ne fait plus que deux ou trois salons collectifs, comme l’année dernière à Bruxelles grâce à une subvention complémentaire octroyée par la Région. Ce n’est plus l’objet du collectif en 2021. Sa vocation, à l’heure actuelle, est de nous permettre d’améliorer notre système de communication interne et globale pour mieux promouvoir nos catalogues, ou défendre quelques valeurs éthiques, liées par exemple à la transition énergétique ou au développement durable. On débat aussi sur l’impression au niveau local, sur l’adaptation de la démarche de « circuit court » au monde de l’édition, sur la façon d’optimiser notre relation avec les libraires de la région. À cet égard, on travaille en étroite collaboration avec l’Association des Librairies Indépendantes en Pays de la Loire (ALIP) et Mobilis, le pôle régional du livre et de la lecture. L’idée est de mieux s’implanter localement pour mieux rayonner, et beaucoup plus loin si possible. Un gros travail reste à faire auprès des bibliothèques. 

A. G. — Est-il envisageable de mutualiser les forces vives, pour s’offrir les services d’un correcteur, par exemple, puisque beaucoup de maisons ne peuvent pas se le permettre ? 

Th. B.-H. — Oui, peut-être, mais ce n’est pas le sujet prioritaire. Je pensais aussi à des moyens de stockage en commun. Cette mutualisation nous apporte surtout un plus incontestable pour tout ce qui concerne la communication. 

A. G. — Quid de la concurrence au sein même du collectif ? 

Th. B.-H. —Ce qui peut paraître surprenant — et c’est assez admirable —, c’est que je n’ai, à aucun moment depuis que j’en fais partie, entendu la moindre remarque liée à cet aspect des choses. Il existe des associations de ce type dans 9 des 13 régions que compte la France, dont certaines sont plus anciennes que la nôtre. Celle des Hauts-de-France, par exemple, existe depuis 20 ans et regroupe une soixantaine d’éditeurs. Il y a désormais un besoin de plus en plus marqué, une volonté de coordination entre les associations des différentes régions, et l’ambition de transformer des objectifs au niveau local en objectifs nationaux. Il arrive que nous, petits éditeurs, soyons un peu déçus par nos représentants, au niveau national. On ne peut pas dire que le Syndicat National de l’Édition (SNE) représente l’ensemble des éditeurs. On peut espérer que des forces vives, effectivement, se rassemblent pour fédérer les éditeurs les plus modestes. 

A. G. — Benoît Virot m’a dit exactement la même chose…

Th. B.-H. — (Rires.) La réalité, c’est qu’on n’a pas le sentiment d’être soutenus, dès lors qu’on n’a pas un certain poids économique. 

A. G. — Quand on fait 300 000 euros de chiffre, on a un certain poids, non ? 

Th. B.-H. — Sans doute. La cotisation annuelle, pour adhérer au SNE, c’est déjà plus de 500 euros. Je suis désolé, mais je ne peux pas me permettre de mettre 500 euros pour adhérer au SNE ! 

A. G. — Je suppose que, au sein de la profession, la Covid s’est trouvée au centre de toutes les conversations, ces derniers mois. La crise sanitaire, justement, a-t-elle fait ressortir les dysfonctionnements de la chaîne du livre ? De nouvelles idées, de nouvelles problématiques ont-elles émergé ou est-ce encore un peu tôt ? 

Th. B.-H. — Les questions liées à la surproduction sont réapparues et, plus précisément, celles liées à la programmation raisonnée et raisonnable. La question de la bibliodiversité est fortement apparue aussi. Et puis, l’histoire du coût postal pour l’envoi des livres ! Aujourd’hui, envoyer un livre coûte une fortune et la profession en général réclame un coût spécifique, lequel existe déjà, mais seulement pour les livres qu’on envoie à l’étranger. Si je veux expédier un livre au Portugal, ça va me coûter 2 à 3 fois moins cher que si je l’envoie à Châteaubriant, à 50 km d’ici. 

A. G. — L’envoi concerne aussi les services de presse, que vous envoyez aux journalistes, aux libraires… 

Th. B.-H.  — Oui. Je ne suis pas capable de dire qui de l’éditeur, du libraire ou du diffuseur paye le plus de frais postaux, je sais juste qu’on en paye tous beaucoup. Le tarif « livres et brochures à l’étranger », a été créé il y a très longtemps, justement pour promouvoir le rayonnement de la culture française hors de nos frontières. Pourquoi ne pas la promouvoir aussi sur notre propre territoire ? Si cette charge était moindre, la transmission du livre en France s’en verrait grandement favorisée. 

A. G. — Vous aviez donc réclamé un tarif préférentiel, qui avait été seulement accordé aux libraires pendant le deuxième confinement ? 

Th. B.-H. — Le système est très segmenté, on ne place pas l’ensemble de la profession dans une même réflexion. Les syndicats eux-mêmes sont plus ou moins forts sur ce sujet. Le Syndicat de la Librairie Française (SLF), ce n’est pas la même chose que le Syndicat National des Éditeurs. Quelques grands patrons, à la tête du Syndicat National des Éditeurs, avaient négocié il y a plusieurs décennies des tarifs préférentiels avec la Poste, qui n’ont d’ailleurs jamais été rediscutés depuis. De plus, on n’en parle pas, mais ils sont les seuls à en bénéficier. Il existe donc d’importantes disparités entre les différents traitements. Et ce qui a été proposé là, c’est de la « mesurette ». Il avait été décidé que les frais de port seraient offerts aux seuls libraires pendant la seule période du confinement. En réalité, cette faveur n’a donc été accordée que pour un mois, un mois et demi. Encore fallait-il se faire rembourser. J’avais fait une commande d’un montant de 400 euros, à titre personnel, auprès d’un libraire que je connaissais, lui demandant s’il pouvait me l’envoyer dans le sud de la France. Il a accepté, tout en m’expliquant que c’était une galère sans nom pour récupérer ses frais d’envoi. 

A. G. — Il y a les effets d’annonces et la mise en pratique… 

Th. B.-H. — Exactement. Et le problème est toujours là. Ça n’avance pas. Des présidents de conseils régionaux, comme ceux des Hauts-de-France ou des Pays de la Loire, se sont mobilisés pour que l’ensemble de la profession puisse en bénéficier, non pas seulement en période de crise, mais de façon permanente. Tous les acteurs de la profession sont d’accord sur ce point, mais il faudrait que les négociations entre la Poste et l’État avancent. Manifestement, c’est un peu complexe. On aurait aimé se sentir un peu plus soutenus. La profession englobe plusieurs professions, il faudrait vraiment la considérer dans sa globalité, et non de façon sectorisée. 

A. G. — Il est sans doute un peu tôt pour faire un bilan mais, dans ce contexte un peu morose, vous vous battez pour votre survie, en quelque sorte ? 

Th. B.-H. — Je ne cache pas que 2021 sera une année test pour L’Œil ébloui. Pour la première fois, j’ai bâti une programmation anticipée, un peu plus ambitieuse que les années précédentes, puisque je sors 4 livres en 10 mois, et peut-être même un cinquième. Je commence à travailler avec un diffuseur, je ne change rien à mes tirages, je ferai le point dans un an. La situation sanitaire est évidemment un paramètre à prendre en considération, mais je ne pense pas que les librairies fermeront à nouveau. J’ai le sentiment que les leçons du premier confinement ont été retenues. La fermeture des librairies, à ce moment-là, a constitué une erreur fondamentale. Les librairies ont la chance, contrairement aux autres professions du secteur culturel, de pouvoir ouvrir, restent les chiffres : l’année 2020 a-t-elle été si maussade pour les libraires ? La baisse constatée est de moins 3,3 % pour l’ensemble des libraires, mais ce n’est pas le cas pour les libraires dont le chiffre est inférieur à 300 000 euros. Ce qui veut dire que la proximité, ça peut fonctionner. Les gens se sont mobilisés localement, puisqu’ils sont majoritairement retournés chez le libraire du coin plutôt que dans les grandes surfaces, ce qui a permis à une partie de l’édition, sur les valeurs sûres, de bien vendre dans les boutiques en question. 

A. G. — Durant la période click and collect, le métier de libraire a complètement changé, le conseil a cédé place à la manutention, les lecteurs se sont tournés vers les livres dont ils entendaient parler, ce qui est forcément plus à l’avantage des gros groupes que des maisons indépendantes. Peut-on craindre que la diversification éditoriale en pâtisse ? 

Th. B.-H. — Tout à fait, le libraire a effectivement perdu sa fonction de conseil pendant cette période. Mais il sera intéressant, à terme, de savoir si une dynamique s’est créée, si cette « nouvelle clientèle », qui est venue en boutique d’une façon différente, va conserver ce réflexe. 

A. G. — Les libraires se sont posé la question de savoir si les comportements d’achat avaient changé et s’aperçoivent que la plupart des gens reviennent. Que les libraires puissent recommencer à exercer véritablement leur métier n’est-il pas un enjeu majeur pour la profession ? 

Th. B.-H. — Bien sûr, tout l’enjeu est là, dans ce qu’on appelle la bibliodiversité. Pour les librairies indépendantes, il réside dans le fait de pouvoir développer encore plus l’offre, en termes de contenu éditorial, car cette diversité existe bel et bien dans la petite édition et ne trouve pas encore complètement sa place dans l’ensemble des lieux de vente. Il faut réussir à travailler communément pour que tout le monde ait sa part du gâteau. Dans une période plus apaisée, j’espère bien qu’on pourra y revenir. 

A. G. — Peut-être cette crise sanitaire aura-t-elle au moins permis aux différents acteurs de mieux connaître les rouages des métiers des uns et des autres ? 

Th. B.-H. — Oui, en effet, ça nous a permis de mieux comprendre la logique économique de chacun. 

A. G. — Pour un éditeur, c’est difficile de placer un titre en librairie, de se déplacer pour livrer un seul livre, d’envoyer des services de presse sans savoir si ça va se concrétiser par un achat… J’imagine que ça peut générer de la frustration. Mais l’éditeur a-t-il conscience que, pour le libraire, c’est aussi fastidieux de gérer les dépôts, que c’est une comptabilité parallèle qui peut s’avérer pénible. Pensez-vous qu’il soit possible d’optimiser les collaborations ? 

Th. B.-H. — Oui, probablement. À cet égard, je voudrais revenir sur cette manifestation, Circuit court, qui va avoir lieu en mars, proposé par le Conseil régional dans un contexte de relance du livre dans la région. Pendant deux semaines, il va y avoir des animations, des lectures, des rencontres dans les librairies ligériennes, avec des auteur·e·s, éditeurs et éditrices de la région, avec un événement central, qui se déroulera le week-end à Angers. L’objectif est de proposer une vitrine un peu plus marquée, en privilégiant peut-être, en fonction des goûts des libraires, quelques maisons d’édition. Cette démarche, le Coll.LIBRIS l’a déjà entamée avec l’Alip, en lien avec Mobilis. Tout cela doit devenir naturel dans le temps. 

A. G. — L’idée est-elle de créer une force économique commune, au niveau local ? N’est-ce pas à l’opposé de la stratégie que vous étiez en train de mettre en place, qui est de conquérir le marché régional d’abord, mais avec la volonté de s’étendre ? Est-ce une stratégie temporaire, en raison du contexte, sachant que les foires de ventes de droits, par exemple, n’ont pas eu lieu, ce qui signifie aussi qu’il y aura certainement moins de traductions ? 

Th. B.-H. — L’éditeur doit aussi accepter le fait qu’un libraire ne peut pas tout vendre et que c’est à lui de diversifier ses modes de vente. Il n’y a pas que la librairie, des éditeurs ont trouvé d’autres lieux de vente, qui peuvent être un marché ou des boutiques spécialisées, par exemple. Et, je le répète, les salons représentent 40 % de mon chiffre. C’est notre travail de chercher de nouveaux canaux, parce qu’on ne peut pas se reposer uniquement sur les libraires. Je suis très heureux de faire 50 % de mes ventes en librairie, et même si je diversifie mes canaux de vente, j’aimerais aussi que la valeur de ce pourcentage soit un peu plus importante. 

A. G. — Appartenir au fonds d’une librairie, ça n’a pas de prix, non ?

Th. B.-H. —  Bien sûr. Il est bien aussi et tout à fait envisageable de développer des partenariats plus forts avec quelques librairies. La quasi-totalité de mes titres sont en rayonnage à L’Ivraie, à Douarnenez. Certes, dans ce cas, c’est du dépôt, mais quelques lieux marqués, c’est bien. 

A. G. — Avec 4 publications par an, le modèle économique est-il viable ? 

Th. B.-H. — Non. Le modèle économique de l’éditeur qui en vit, c’est a minima 6 à 8 publications par an, un distributeur, une diffusion nationale qui peut prendre différents modèles, et deux personnes au moins, par forcément à plein temps. Tout seul, c’est un peu peine perdue, économiquement parlant, mais ça n’empêche pas de vivre pleinement sa passion.  

Entrevue avec Benoît Virot

1 février 2021
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L’entrevue suivante a été réalisée par Amandine Glévarec et est également disponible sur son blogue http://kroniques.com.

Amandine Glévarec  — Première question : comment devient-on éditeur ?

Benoît Virot— Un peu par hasard. Les meilleures choses qui me sont arrivées dans ma vie d’éditeur, à commencer par les premiers choix, stratégiques et éditoriaux, se sont produites sans que je ne les dessine, sans que je ne les prévoie. Ma vocation, depuis l’âge de 6, 7 ans, était de devenir journaliste, en tout cas de créer un journal. J’avais vraiment la tête, au sens propre, plongée dans les pages de Libération que mon père ramenait le matin et, au sens figuré, dans des projets de création de journaux. Selon les âges, c’étaient des journaux de quartier, puis de lycée, puis j’ai eu un projet de revue politique et artistique, à 18 ans, à mon arrivée à Paris. Celui-ci n’a pas abouti, mais l’idée de devenir une sorte de courroie de transmission est restée gravée en moi, comme celle d’investir un media : si je n’avais pas été journaliste, j’aurais voulu devenir programmateur de cinéma ou publicitaire, ou publiciste. 

Au début de mes études littéraires, le fait de devoir travailler de manière acharnée sur un programme proposé, qui était celui des écoles supérieures, a provoqué chez moi une grande frustration de lecture. Dans mes moments perdus, je ressentais l’envie passionnée de revenir à des lectures différentes. À ce moment-là, le hasard m’a amené sur les traces d’auteurs oubliés, comme Eugène Dabit, Georges Darien ou Charles-Louis Philippe. Je pense que ma tête a vrillé, un peu comme dans La Belle Verte, de Coline Serreau, et que j’ai développé une sorte de fascination pour les auteurs oubliés. J’ai envisagé un temps, au milieu de mes études littéraires, vers 19 ou 20 ans, de rééditer un volume de nouvelles d’Eugène Dabit. J’ai appelé Gallimard, je leur ai demandé ce qu’il fallait faire pour récupérer les droits. Ils m’ont répondu très clairement qu’il fallait décrire avec le maximum de précisions les caractéristiques techniques du livre. Puis ce projet s’est perdu. J’ai intégré l’école de journalisme, j’ai passé une maîtrise de lettres. Par la suite, même si je n’étais pas vraiment au chômage, je ne trouvais, en tant que journaliste, que des petits boulots, notamment de correcteur-rewriter, dans la presse spécialisée culinaire ou financière. C’est très bien payé, ça vous laisse du temps, mais ça ne nourrit pas intellectuellement son homme. J’ai également été correspondant de l’AFP en Seine-Saint-Denis. Toujours est-il que j’ai eu suffisamment de temps pour réfléchir à ce que serait mon premier journal. On a donc créé, à trois amis et en un temps record de cinq semaines, le premier numéro de la revue littéraire Le Nouvel Attila, dédiée à l’exploration des auteurs maudits et triquards du patrimoine littéraireOn s’est attachés à développer l’originalité et la singularité de la revue — aussi bien dans la com’, qui a toujours été un peu « second degré » et atypique, que dans le fond, qui faisait des listes noires d’auteurs à (ré)éditer d’urgence ou qui critiquait, de manière plus ou moins voilée, la paresse éditoriale et critique des éditeurs et des journalistes en place — qui s’est, par la suite, transformée en maison d’édition. 

A. G. — Comment tombiez-vous sur ces auteurs oubliés, justement ? 

B. V.  Les tout premiers, ceux qui m’ont mis la puce à l’oreille, c’est dans Le Nouveau dictionnaire des œuvres et des auteurs de tous les pays, de Laffont- Bompiani, qu’une tante m’avait offert après l’obtention de mon brevet, que j’ai eu connaissance de leur existence. J’en ai découvert beaucoup d’autres en fréquentant la bibliothèque Sainte-Geneviève et, surtout, la librairie du Dilettante. J’avais glané une liste d’une dizaine de noms dans une anthologie. Je suis allé voir Dominique Gauthier, à qui j’avais proposé une interview, au Dilettante. Je lui ai demandé de me briefer, dans le sens de la formule journalistique qui nous habite tous, de me dire un mot de chacun de ces auteurs. Cette bibliographie a formé une espèce de point de départ de mes conquêtes éditoriales. Il y avait notamment Raymond Guérin, Fred Deux, qui ont fait les beaux jours des sommaires de la revue Le Nouvel Attila. Je me suis aperçu que c’était comme découvrir un nouveau continent ou une autre langue, comme une pelote qu’on prenait par un bout, qu’on tirait, et qu’on tricotait presque sans limites. J’ai eu l’impression de réapprendre une langue étrangère. On ne pouvait plus s’arrêter, on était insatiables, chaque auteur nous entraînait sur les traces d’un autre. C’est comme ça qu’on finit par disséquer des courants littéraires entiers. L’exemple le plus frappant, à mes yeux, étant celui que j’appelle, selon une expression de Jean-Yves Tadié, « le vent noir de la littérature française », avec Emmanuel Bove, Henri Calet, Raymond Guérin. Peut-être faudrait-il y ajouter, même s’il est beaucoup plus lyrique et ambitieux, Paul Gadenne. 

A. G. — La production éditoriale est vaste, quelques 600 titres à chaque grande rentrée littéraire. Ne faudrait-il pas faire confiance au tamis de l’histoire et se dire que, si ces auteurs ont été oubliés, c’est peut-être que d’autres, meilleurs, sont apparus, ou qu’ils sont en décalage avec l’époque actuelle ?

B. V. — En fait, il y a déjà quelque chose de fascinant, c’est le mystère de leurs péripéties éditoriales, l’espèce de fréquence régulière d’oubli et de résurrection dont ils ont bénéficié. C’est comme si, tous les vingt ans, on entrait dans une matrice obscure, une matrice d’oubli, qui leur permettait de se reconstituer. Pardonnez-moi si j’en fais une lecture de super-héros. Le fait est que ces auteurs, que j’ai cités, bénéficient tous les vingt ou vingt-cinq ans — comme par hasard le temps d’une génération —, d’un climat de renouveau éditorial. La première embellie éditoriale s’est produite à la fin des années 70 et au début des années 80, avec l’émergence de maisons comme Le Tout sur le tout, devenu Le DilettanteLe temps qu’il fait, Du LérotPlein Chant… Derrière, il y a eu une nouvelle zone d’ombre, puis l’apparition de FinitudeL’Arbre vengeurLe Nouvel AttilaMonsieur Toussaint Louverture, ou encore Cambourakis, qui a récupéré un auteur belge, André Baillon, qui est beaucoup plus précoce que les autres, Bove, Guérin, etc., mais qui développe à peu près le même humour noir et le même cynisme. On a l’impression que ces auteurs subissent des vagues, des flux et des reflux. Si on s’interroge sur les mystères de leur oubli, on s’aperçoit que c’étaient des êtres très pessimistes, avec une écriture plus humble que la moyenne, sans être une écriture trop blanche, ni neutre. Même chez Bove, c’est une fausse écriture blanche. Tous les vingt ans, des éditeurs passionnés, comme s’ils faisaient partie d’une société secrète, redécouvrent des auteurs et estiment que le plus fort et le plus corrosif de la littérature, ce n’est pas uniquement Céline, c’est aussi Raymond Guérin, par exemple. Les sceptiques sont libres d’y voir un « petit » Céline. À mon sens, et beaucoup de mes collègues éditeurs me rejoignent sur ce point, on a là une forme d’irréductible et d’incandescence littéraire, qui est une approche très noire, très critique, très caustique et complètement intemporelle du monde quotidien. Les éditeurs de cette génération se ressemblent. Chez Le Tout sur le tout, Toussaint Louverture, vous trouvez quelque chose de très typo, tandis que Le Dilettante ou Le Nouvel Attila ont plutôt cherché à développer le côté visuel. Il y a aussi une volonté d’épouser la singularité du fonds par une recherche formelle plus aboutie. D’un point de vue purement pragmatique, il se murmure souvent que c’est plus facile pour un éditeur de se distinguer par la littérature étrangère, étant donné le poids des grandes maisons d’édition françaises en littérature. Gallimard, Le Seuil, voire Verdier ou Verticales, pour les plus jeunes, occupent densément le terrain, pour le meilleur (Verdier, par exemple) ou pour le pire. Il se trouve que Cambourakis, Toussaint Louverture ou Le Nouvel Attila se sont créées sur la littérature étrangère, mais ont très rapidement intégré cet aspect de réédition, qui était d’ailleurs prédominant chez les éditeurs bordelais comme Finitude ou L’Arbre vengeur. Je crois beaucoup à cette société secrète, au fait qu’il existe un fil secret, à cette idée complètement paradoxale qu’il puisse y avoir des influences littéraires inconnues. J’aime bien l’idée de relire, à rebours, des auteurs du présent à travers des auteurs du passé. C’est peut-être un peu prétentieux, mais j’ai par exemple découvert Tolstoï grâce à Charles-Louis Philippe, et je suis persuadé que, lorsque je me mettrai sérieusement à explorer Dostoïevski, ce sera à la lumière de Paul Gadenne. 

A. G. — Comment s’y prend-on, en tant qu’éditeur — puisqu’on ne peut pas négliger l’aspect financier —, pour faire vivre ou revivre des auteurs oubliés et les remettre au goût du jour ? On évolue dans une société « rapide », où la notion de buzz est très présente, on imagine donc que le lecteur et les libraires vont avant tout s’intéresser à des écrivains vivants, qu’on peut faire se déplacer en salon, par exemple. Les gens aiment pouvoir avoir ce contact direct… Comment donner sa chance à Bessette, qui était complètement tombée aux oubliettes ? Et comment le gère-t-on financièrement ? 

B. V. — Cette question tombe à pic aujourd’hui, quand notre travail, au départ souterrain, a porté ses fruits. Je veux y voir un signal favorable dans la floraison et la pluralité, très vivaces, de nouvelles maisons d’édition, qui reprennent, d’une certaine façon, les clés et les codes qu’on a instillés de manière totalement inconsciente. Dominique Bordes, chez Monsieur Toussaint Laventure, et moi-même — sans s’être concertés, puisque nous nous sommes rencontrés quatre mois après la naissance de nos maisons respectives — portions quelque part le sceau des influences des clubs du livre, moi, également, de Pauvert et de Losfeld. Je pourrais citer aussi les éditions Jérôme Martineau, même s’il a moins franchi les barrières de l’histoire. Je considère qu’il existe aujourd’hui une pluralité d’éditeurs fabuleux, comme L’OgreTusitalaLe Typhon, qui ont réussi, beaucoup plus vite et de manière beaucoup plus consciente que nous, à fédérer la qualité du fonds et de la forme. Ils ont su développer une espèce d’intuition d’enfants terribles du livre, une intuition géniale dans leurs contacts commerciaux. Je pense que ça nous a pris plus de temps, ça porte peut-être ses fruits plus rapidement aujourd’hui. Nous, on a commencé par des traductions payées à vil prix. Les premiers risques éditoriaux, on les a pris avec Hilsenrath, par exemple. On a bénéficié à ce moment-là de circonstances incroyables, puisque les traductions étaient intégralement payées par l’Allemagne. Avec Dominique Bordes, on a fait une anthologie de textes oubliés, mais les droits n’étaient que très peu conséquents. On a toujours réussi à faire des économies de bouts de ficelles pour amener les objets les plus beaux au prix le plus bas. Pour Marc Agapit, dont on a réédité une nouvelle dans Perdus/trouvés, en 2007, avec Dominique Bordes, on n’a pas eu plus de droits à payer que pour un premier roman. La prise de risques financière, à la base, n’était pas plus importante et on s’est retrouvés, en tant qu’éditeurs, à occuper le terrain que n’occupaient pas nos auteurs, puisqu’ils étaient soit étrangers, soit morts. On a déplacé l’intérêt des libraires et de la presse de l’auteur absent à la personne de l’éditeur. La démarche éditoriale est, de fait, revenue plus au centre de l’attention qu’elle ne l’avait été à une époque. Je sais que c’est un peu pervers. Paul Otchakovsky-Laurens, par exemple, aurait détesté, dans son éthique, cette attention sur l’éditeur, lui qui était vraiment soucieux d’une transparence totale. Je pense qu’à un moment donné de la radicalisation de l’absurde de la chaîne du livre et de la saturation éditoriale, on avait besoin de remarquer que, au-delà du texte, qui reste le fonds absolu et irremplaçable, il y avait également un côté essentiel ou quintessentiel dans la démarche éditoriale, simplement parce qu’il y a une variable de choix, aussi importante sur le fonds que sur la forme, et que les grosses structures ont à une époque passé ça par pertes et profits, au motif que c’était plus rentable de passer des mois à chercher une typo ou une qualité de papier. Cette démarche a porté ses fruits après quelques années, puisque que beaucoup de moyennes structures comme Zulma ou Sabine Wespieser se sont remises à faire des couvertures avec rabat en papier bouffant, que Fayard a repris des couvertures dessinées, avec des rabats et du bouffant, même si ça n’a pas duré longtemps. Stock, de son côté, a lancé Arpège, une collection entièrement typographiqueOn voit des maisons d’édition y aller de leur effet, artistiquement, ce que les économistes appellent le ruissellement. Les succès commerciaux de Steve Tesich, Hilsenrath ou Jean-Pierre Martinet ont montré que ce qu’on a appelé « le vintage » redevenait rentable et une valeur sûre de l’édition. J’ai l’impression qu’on a pu inverser la mode et les repères. 

A. G. — Peut-on rapprocher ce phénomène du fait que le traducteur est un peu plus mis en avant qu’auparavant, où il était considéré comme un homme de l’ombre ? 

B. V. — Oui, je crois même que la part de la traduction a précédé la part de l’édition. La première couverture de Télérama sur Claro date de 2005-2006, je pense, à l’époque où il a sorti Le Tunnel, de William H. Glass, aux éditions Lot 49, en même temps que la traduction de Mason & Dixon, au Seuil. C’était aussi un moyen, au milieu de la faconde, de l’hyperproductivité des éditeurs, de réintroduire des variables de choix et de montrer au lecteur que, au-delà de l’anonymat produit par le nombre, il pouvait choisir un livre soit pour la beauté de la couverture, soit pour l’intuition de développer le paratexte, soit pour le nom de l’éditeur ou du traducteur. Je fais souvent cette comparaison avec la politique d’auteurs, qu’a revendiqué la Nouvelle Vague à un moment donné de son parcours, avec un certain recul sur ce qu’elle avait développé. Aujourd’hui, dans le monde du livre, on est en mesure de cultiver une politique d’auteurs, c’est-à-dire de faire des choix à toutes les étapes du parcours : choisir une ligne, un état d’esprit pour la maison, accompagner des auteurs humainement et artistiquement, jusqu’au bout, prendre des risques sur la fabrication, passer du temps sur peu de livres, ad libitum, jusqu’à ce qu’on ait épuisé les possibilités matérielles et temporelles de la relation auteur-éditeur. 

A. G. — Autre maillon de la chaîne du livre, le libraire. Comment le démarcher, en tant que petite structure indépendante, avec des textes d’auteurs dont on n’a jamais entendu parler ou qu’on a oubliés ? C’est une démarche de fourmi… On essaye de les convaincre que c’est important de les lire, que ce sont des succès potentiels également ? 

B. V. — J’avoue que l’image de la fourmi aurait tendance à me démoraliser, même si c’est très réaliste ! Je vais exprimer la chose autrement : je dis qu’il faut gagner pied à pied les lecteurs, sachant que les journalistes et les libraires sont les premiers lecteurs de nos livres. Effectivement, on gagne les lecteurs un par un, je sais que le libraire fait pareil. Elle est loin, l’époque où les gens entraient dans une librairie, ivres de curiosité, pour se jeter sur les livres. Je me demande d’ailleurs si ce phénomène a vraiment existé ou si c’est un mythe qu’on s’est construit a posteriori, en se disant « Ah ! comme c’est difficile aujourd’hui ! ». Quand j’ai des accès de pessimisme, en regardant le résultat de certaines ventes, je me rappelle toujours qu’Hélène Bessette, de 1953 à 1973, n’a vendu que deux livres à plus de 600 exemplaires. Je constate que les ventes moyennes de Bessette étaient à peu près au niveau des ventes moyennes pour un premier roman aujourd’hui, entre 400 et 450 exemplaires. C’est pareil pour tout le monde, qu’on s’appelle Gallimard ou Le Nouvel Attila. Ce travail pointilleux, je le revendique, même s’il est ingrat, parce qu’il faut recommencer tous les ans. Un journaliste, si on ne va pas le voir au moins une fois par an, on sombre dans sa mémoire, et c’est la même chose pour un libraire. Si on fait l’effort, son attention est gagnée. Il y a des exceptions : il y aura toujours une base de 10 ou 20 journalistes ou libraires fanatiques, parce qu’ils sont en adéquation intime avec l’esprit de la maison. Mais, de la même manière qu’on n’adore pas tous les auteurs qu’on lit, on ne peut pas adorer tous les éditeurs avec qui on travaille. Il faut construire et fortifier cette base régulièrement, et c’est assez compliqué. Quand un éditeur commence à développer un catalogue français, les auteurs sont très exigeants en temps. En réalité, c’est la relation avec l’auteur qui est exigeante, c’est le souci technique d’aller au bout d’un texte pas achevé, pas abouti, c’est l’accompagnement commercial. C’est cette dernière partie, la campagne commerciale de lancement, qui dévore aujourd’hui l’esprit disponible des éditeurs. J’estime que la moitié de notre esprit doit être consacrée à la manière dont on va parler du livre, et le promouvoir à partir de sa sortie. C’est assez chronophage. Ça laisse moins de temps pour la lecture des manuscrits ou la rencontre de nouveaux auteurs. 

A. G. — Vous êtes combien dans l’équipe, à l’heure actuelle ? 

B. V. — On est trois, une assistante, un apprenti et moi-même, je suis donc le seul permanent. Les apprentis changent tous les ans, tous les dix-huit mois, au mieux. On travaille régulièrement avec des free-lance pour la mise en page de certaines collections, la correction, et la presse et la librairie sur les gros enjeux, pour lesquels on a donc recours à des relations presse ou relations libraires. Financièrement, on ne peut se le permettre que sur des enjeux notables et singuliers de notre catalogue. 

A. G. — Vous en êtes à combien de publications par an ? 

B. V. — Le Nouvel Attila, c’est dix livres par an, pour le petit label expérimental Othello, dédié aux livres mutants, 3 ou 4, ce qui fait une moyenne d’un peu plus d’un livre par mois. 

A. G. — Vous arrivez à jauger de votre rentabilité à partir du nombre de ventes ? Quand pouvez-vous considérer que l’objectif a été atteint ? 

B. V. — Quand j’ai démarré dans l’édition et que je n’avais aucun frais externe, on rentabilisait un livre aux alentours de 600, 700 exemplaires. Quand j’ai commencé à rémunérer mes free-lance, le seuil est passé à 1000 et, quand je suis vraiment devenu une structure professionnelle diffusée, ce qui implique d’embaucher des free-lance pour chaque livre et d’inviter les libraires au restaurant, le seuil de rentabilité est passé à 2000 exemplaires vendus pour chaque livre. Ce qu’il faut savoir, c’est qu’à 2000, on rembourse les imprimeurs, mais on ne se paye pas soi-même. 

A. G.  — Vous tirez à combien ? 

B. V. — Le tirage moyen a beaucoup baissé en dix ans, pas seulement dans les maisons indépendantes. Chez nous, il est passé de 3500 à 2500. Il a baissé d’environ 1000 exemplaires, par prudence et par principe des réalités. Depuis dix ans, les diffuseurs ont ouvert grand leurs portes à des nouvelles maisons d’édition et les gros ont continué à produire encore plus. Le nombre moyen de livres augmente, paraît-il, d’au moins 1 % chaque année mais, comme l’assiette est de plus en plus large, cette augmentation représente chaque année un peu plus de livres. Du fait que les bons de commande explosent, se gavent littéralement de nouvelles références, les mises en place baissent. En octobre 2020, il y a eu plus 30 % en volume de publication, automatiquement les libraires ont réagi comme à la fronde  et il y a eu moins 30 % de mise en place et moins 30 % de chiffre d’affaires. 

A. G. — Ce qui soulève un point inquiétant, mis en évidence par le confinement et la fermeture des librairies, c’est que la part de l’édition indépendante a tendance à baisser drastiquement, par rapport aux « valeurs sûres » que sont les grosses maisons d’édition, qui possèdent un autre poids de diffusion, de commercialisation…

B. V.  — C’est vrai. J’aurais envie de demander une minute de silence pour les parts de marché entre la grosse édition et l’édition indépendante, mais elle ne se verra pas à l’écrit. Il faut quand même battre en brèche le constat de gloriole fait un peu rapidement par les journalistes, notamment le service économique du Monde, qui est nullissime en matière d’économie du livre. La ruée des lecteurs dans les librairies est trompeuse. Sur l’année 2020, on est en baisse de 3 % du chiffre de la vente de livres, par rapport à 2019, mais certaines librairies de quartier sont en fait à plus 5, 10 ou 15 %. Le souci, c’est que ça ne coïncide pas du tout avec une augmentation du chiffre d’affaires des éditeurs indépendants. Au mois de mai, après avoir été privés de contact livresque pendant deux mois, on a pu penser, d’un côté, que tous les libraires indépendants allaient vouloir donner une prime aux éditeurs indépendants, en se disant que, après tout, c’étaient ceux qui mettaient le plus leurs pratiques en adéquation avec leurs idées et qu’il y avait une sorte de morale à leur laisser plus de place sur les tables et, d’un autre côté, tout le contraire. Le SLF(Syndicat de la Librairie Française) avait d’ailleurs appelé à présenter en priorité des livres à fort potentiel, ce qui est un message un peu douteux à entendre pour les éditeurs de la part de l’unique syndicat patronal de la librairie. Il y a là une forme de cynisme que j’aurais aimé voir accompagnée de prudence ou de clin d’œil aux éditeurs. Jamais je n’ai vu le mot « éditeur » cité dans les communiqués du SLF. Je me sens pourtant extrêmement proche de ses postions sur la majorité des sujets polémiques et à enjeux. Mon syndicat (SNE : Syndicat National de l’Édition) ne prenant jamais la parole, heureusement qu’on a les communiqués du SLF. À l’inverse, on aurait aussi pu imaginer que les libraires basculent leurs tables pour n’y placer que des grosses valeurs, mais je crois qu’ils ont à peu près respecté l’équilibre et les proportions habituelles en vigueur avant le confinement. En revanche, les gens ont acheté massivement du fonds et il se trouve que, par une forme d’inertie cinétique, les éditeurs qui ont du fonds sont des vieux éditeurs, des gros éditeurs. On parle de catalogues de poche qui appartiennent exclusivement à des grosses maisons. En réalité, les lecteurs ont acheté ce qu’ils trouvaient en magasin, c’est-à-dire, en grande majorité, des livres issus des catalogues des grandes maisons. 

A. G. — Revenons à cette année 2020, qui a été on ne peut plus particulière. On a vécu deux vagues : le premier confinement, pendant lequel les librairies étaient fermées, la chaîne du livre paralysée, puis le déconfinement, à partir duquel les gens se sont tournés plutôt vers le fonds, le temps que la machine se remette en marche. Différemment, pour le deuxième confinement, on est partis sur le click and collect, ce qui était forcément un peu bizarre, puisque les gens ne pouvaient pas se rendre en librairie et que les libraires ne pouvaient pas les conseiller. Le client achetait ce qu’il repérait par lui-même, c’est donc encore une autre façon d’acheter. Savez-vous si ce système a tourné en faveur des petits éditeurs, sachant qu’il a été conçu aussi pour soutenir les librairies de quartier ? Est-ce que cette prise conscience s’est étendue aux éditeurs qui, peut-être, se mettent désormais plus en scène, expliquent plus facilement les rouages de leur métier et les difficultés inhérentes à leur fonctionnement, et communiquent un peu plus dans les réseaux sociaux ? 

B. V. — J’ai toujours l’impression d’être un peu pessimiste, mais les gens qui travaillent avec moi me rassurent en me disant que je suis le pessimiste le plus optimiste qu’ils connaissent. Mais je le suis en effet un peu sur cet aspect-là des choses. Pendant les confinements, plus encore pour le deuxième que pour le premier, les éditeurs ont considérablement étendu leur prise de parole et leur espace sur les réseaux sociaux. Lors du premier, beaucoup d’entre nous ont colporté de manière un peu mécanique les derniers articles qui paraissaient sur nos livres, ce que je trouvais un peu vain, pour rester poli, étant donné que les boutiques étaient fermées et que je n’avais aucune envie de m’auto-congratuler dans une forme d’autosatisfaction médiatique — alors que je ne crois plus beaucoup au pouvoir prescripteur de la presse —, ni d’inciter les gens à acheter massivement en ligne sur FNAC.com. C’est aussi parce que mes gros enjeux étaient sortis depuis longtemps, ou allaient paraître en septembre, et que je ne roulais pas non plus sur les revues de presse à cette période-là. Pour moi, le premier confinement a plutôt été l’espace propice à une réflexion collective, sur laquelle je reviendrai plus tard. Pour ce qui est du deuxième confinement, mon sentiment est malheureusement qu’on est un peu prisonniers de cette manière routinière de faire de l’édition avec, d’un côté, de la production, à outrance ou pas et, de l’autre, de la communication directe sur les réseaux sociaux, autour des retours de lecture, des invitations d’auteurs… Je trouve qu’on n’est pas nombreux à innover dans la façon de communiquer. J’aimerais saluer les copines d’Asphalte qui, pendant les deux confinements, ont été à l’origine d’un catalogue commun d’éditeurs proches dans l’esprit, mais représentés par des maisons de diffusion différentes. Julien Delorme a beaucoup pesé pour les partager et pour réunir ces voix. Nous-mêmes avons impulsé une tribune collective d’une quinzaine d’éditeurs pendant le premier confinement, parue dans Le Monde des livres, pour réclamer des nouvelles pratiques, en concertation profonde avec les libraires, avec une série de propositions techniques, parfois un peu provocatrices. Le Typhon, qui sortait son tout premier roman, Le chien noir, de Lucie Baratte, a proposé une série de rendez-vous atypiques, en Zoom, avec son autrice et des bloggeurs ou des instagrammeurs. Il a institutionnalisé, à l’échelle d’un livre, quelque chose que je n’avais jamais vraiment vu dans ce domaine. Je crois que Le Typhon et un instagrammeur, Anthony Lachegar, sont à l’origine du fil Varions Les Éditions En Live (#VLEEL) qui, me semble-t-il, a systématisé les invitations d’auteurs et d’éditeurs, à partir du mois de mars. 

Pour le reste, je suis un peu épuisé, et même gavé — c’est une petite pique contre les amis libraires —, de voir aujourd’hui la publicité effrénée faite autour du service presse. On en est à partager pour savoir quel libraire aura reçu la plus belle ou la plus grosse enveloppe de service de presse, et on accompagne cette espèce d’idéologie qui ne dit pas son nom, cette idéologie de la quantité. C’est une forme de don, mais un don qu’on ne compte plus, qui n’a plus beaucoup de valeur. Le service presse, à l’heure actuelle, a tendance à peser gravement, pas seulement sur l’économie (poster un jeu d’épreuves coûte plus cher que l’impression), mais surtout sur la logique. C’est-à-dire qu’on envoie couramment une centaine de services presse par livre, même pour ceux dont l’espérance de vente est limitée. On peut aller jusqu’à 200 ou 300 sur des livres dont le potentiel de ventes est plus important. À mon sens, la logique devrait être inverse. Nous, on doit cultiver le désir par notre communication, on devrait toujours attendre que le libraire ou le journaliste manifeste un désir de se pencher sur un livre et d’y consacrer du temps. C’est une absurdité. Deux exemples : Aurélie Jannsen, de la librairie Page et Plume, à Limoges, c’est 27 services presse par semaine, Charlotte Desmousseaux, de La Vie devant soi, à Nantes, 21. J’ai fait le calcul, au mois de mai, c’est grosso modo le nombre de manuscrits que je reçois à la maison d’édition en une semaine. Je publie 1 % des manuscrits que je reçois. Imaginez que ces libraires ne soient en mesure de lire et de conseiller qu’1 % des services presse qu’elles reçoivent… Ça en dit long sur la disproportion entre l’offre et la demande de lecture en amont. La menace du nombre nous guette tous et il faudrait pouvoir apprendre la patience et mieux gérer le désir. Le désir des uns et des autres, il faut savoir l’attiser. 

A. G. — Est-ce que ça ne pourrait pas être géré par la diffusion, la distribution, qui sont un point central dans la chaîne du livre ? N’est-ce pas aux représentants de mieux cibler et de servir d’intermédiaires ? 

B. V. — Effectivement, c’est la courroie de transmission, et c’est le nœud de la réussite d’une maison d’édition, c’est même pratiquement la chose la plus importante. Depuis une dizaine d’années, la plupart des petites et moyennes maisons développent ces services de relations libraires en amont comme en aval, non pas pour combler les lacunes ou les faiblesses de la diffusion, plutôt pour personnaliser. On pourrait dire que le rôle du représentant est de susciter le désir et que les relations libraires sont là pour accompagner spirituellement le livre, pour affiner par le discours. Mais je crois que personne n’a vraiment le choix, parce qu’on est tous pris par le temps, guettés par la presse, par la masse, le nombre. Les représentants communiquent beaucoup avec les éditeurs, que ce soit chez Volumen ou MDS, et ils ont à cœur que cette relation soit la plus fine possible. On n’imagine pas du tout l’étendue de leur territoire, le nombre de références et de clients qu’ils ont à défendre. Généralement, ils ont deux à trois heures, au maximum, pour passer en revue un nombre de nouveautés qui peut certainement, chez les gros diffuseurs comme la Sodis, approcher la centaine. 

A. G. — Vous faisiez état d’une tribune dans le Monde des livres , s’agissait-il de propositions quelque peu impertinentes ? Quelles étaient-elles et peut-on se dire que la crise, qui met en exergue les faiblesses de la chaîne du livre, très complexe et probablement perfectible, peut amener à une autre manière de réfléchir ? Est-ce qu’on peut ébranler cette chaîne du livre ? 

B. V. — Il y a six mois, j’aurais répondu autrement. Au cœur du premier confinement, quand j’avais le temps de lire une heure le matin et une heure le soir et de redécouvrir des chefs-d’œuvre, comme Rebecca, de Daphné du Maurier, que je n’avais jamais lu, j’avais sans doute l’esprit plus libéré et plus disponible pour imaginer des lendemains heureux… Il m’a semblé que les efforts des indépendants étaient restés un peu sectorisés et isolés, c’est-à-dire que, même avec le plus grand désir des uns et des autres de réaliser l’union des forces, on s’est laissés rattraper par nos calendriers respectifs. J’étais convaincu que, si on n’avait pas communiqué de manière très concrète, symbolique et forte au 15 mai, ce serait foutu, qu’on ne trouverait plus aucune audience auprès des journalistes. C’est pour cette raison que j’avais suggéré à mes camarades cette deadline pour aboutir à un texte commun, qu’on a finalement rédigé avec des libraires de l’association Libraires du Sud et une quinzaine d’amis éditeurs, L’ArcheLa BaconnièreEmmanuelle CollasLes Forges de VulcainLes Fourmis rougesHélice HélasHors d’atteinteMeMoMonsieur Toussaint LouvertureNouriturfuL’OgreLe TyphonLa Ville brûle. La réflexion s’était faite en deux temps. 

De mon côté, après concertation avec Dominique Bordes et Julien Delorme, j’avais publié un texte dans Médiapart, qui s’intitulait « Pas plus la crise que d’habitude », qui posait une sorte de diagnostic. Le diagnostic est long, mais il est partagé par tous. Ce n’était pas de l’ironie, je pensais vraiment que ce n’était pas plus la crise que d’habitude. C’était une manière de mettre à jour des dysfonctionnements beaucoup plus structurels et pérennes de la chaîne. Simplement, personne ne les voyait, à commencer par les journalistes. La véritable ironie de l’histoire, c’est que, lorsque j’ai soumis mon texte pour la première fois au Monde des livres, ils l’ont trouvé trop « en avance » et m’ont dit que le temps de la réflexion n’était pas encore arrivé. C’était deux semaines après le début du confinement. Ce texte a servi d’intermédiaire pour se rassembler avec les amis éditeurs et libraires. Parmi les propositions qui étaient ressorties, la plus provocatrice était de taxer le pilon, dans le sens où le pilon était pour nous le symbole d’un dysfonctionnement majeur des flux dans la chaîne du livre, à l’origine d’un désastre économique et écologique. 

A. G. — Quel pourcentage est pilonné ?  

B. V. — On estime, même si les chiffres peuvent varier, que 20 à 25 % des livres imprimés en France sont pilonnés mais, si on ne considère que les nouveautés en littérature, on atteint les 40 %. Quand je parle des nouveautés littéraires, il faut bien considérer que cela inclut les 300 000 exemplaires du prix Goncourt, qui se vendent sans aucune peine. Si on devait, en plus, exclure les best-sellers, on peut imaginer qu’un livre sur deux serait pilonné. Ce qui signifie que, si vous n’êtes pas l’éditeur du futur Goncourt, vous savez, mécaniquement, que vous imprimez deux fois trop, donc deux fois vos espérances de vente. Il y a donc quelque chose de pourri au royaume d’Hugo. J’en viens à la deuxième proposition, qui était de réclamer un tarif postal unique, favorable pour les professions du livre, et notamment pour les libraires, mais aussi les éditeurs, qui ont été un peu oubliés par Roselyne Bachelot pendant le deuxième confinement. Dans l’idée, ce tarif permettait, pour les libraires, de rétablir les distorsions de concurrence envers Amazon et, pour les éditeurs, de pouvoir aller au bout de leur politique de communication et de pouvoir faire connaître leurs livres au plus grand nombre. Il y en avait une troisième, qui demandait de mettre fin au taux de remise particulier des libraires envers les collectivités, et de renégocier la remise libraire auprès des grands diffuseurs. 

A. G. — Pouvez-vous entrer un peu plus dans le détail, que tout le monde puisse y voir clair… 

B. V. — Oui ! Même pour moi, qui suis quand même de la partie, ce n’est pas un terrain familier. Les libraires, qui ont un taux de rentabilité moyen de 1 % — en l’occurrence, on mélange les plus grosses librairies de province comme Mollat ou Le Furet du Nord avec la plus petite librairie de quartier entièrement bénévole — considèrent que les 9 % accordés aux collectivités viennent rogner beaucoup trop leur marge et que, si on venait à bout de cette remise, ça ne changerait pas grand-chose aux volumes de commandes globaux, mais ça modifierait considérablement leur marge. 

A. G. — La Loi Lang accorde 5% de remise maximum, mais les collectivités bénéficient d’une remise de 9% car la différence finance la Sofia qui gère le droit de prêt. Peut-on dire que la crise vous a finalement permis de découvrir d’autres métiers ? Pensez-vous être plus conscients de l’existence et du rôle des uns et des autres dans cette chaîne du livre qui englobe finalement beaucoup d’acteurs ? 

B. V. — Effectivement. Ce qu’on a gagné, c’est une prise de conscience sur le fait que nos professions sont très diverses. Les libraires et les éditeurs font partie des échelons les plus proches, c’est-à-dire qu’ils communiquent beaucoup entre eux. Les éditeurs sont au début de la chaîne financière — je n’oublie évidemment pas les auteurs, mais eux ne sont pas là pour faire des comptes d’exploitation ou des plans de financement — et, du fait de leur proximité avec les libraires et de la nécessité de négocier avec tout le monde, sont très attentifs à cette communication. C’est encore plus vrai pour notre génération d’éditeurs, qui sommes souvent présents en librairie. On s’est aperçus que les libraires sont assez peu au courant des règles qui concernent les à-valoir. Ils ne savent pas forcément quel auteur en touche ou pas. Certains seraient sans doute surpris de savoir que Gallimard, par exemple, n’a pas pour habitude de verser des à-valoir aux auteurs de premier roman. Je sais que les libraires ne sont absolument pas au courant des montants de ventes, et on est nombreux à penser que, s’ils connaissaient les ventes moyennes de l’édition indépendante, ils seraient peut-être deux fois plus actifs et deux fois plus militants. Nous, on a l’impression de faire des best-sellers à partir de 10 000 exemplaires, alors qu’apparemment, chez Gallimard, c’est plutôt à partir de 30 000.  D’ailleurs, 30 000 exemplaires, c’est le seuil à partir duquel Gallimard ou Fayard essayent de venir vous piquer vos auteurs. Nous, on est très, très heureux quand on atteint les 10 000. Imaginez que, pour la majorité des éditeurs de romans, 2 000 ventes, c’est un bon seuil, mais qu’on l’atteint rarement. On a ce qu’on appelle des effets de seuil, c’est-à-dire qu’on a toujours un ou deux auteurs qui vont atteindre les 5 ou 10 000 exemplaires et d’autres qui ne dépassent jamais les 600. Entre les deux, il y a une sorte de ventre mou. On se retrouve une fois sur deux en dessous, une fois sur deux au-dessus. Notre collègue de bande dessinée de Çà et Là, qui publie beaucoup d’étrangers, annonce chaque année les chiffres de ventes de tous ses livres. C’est le seul qui fasse preuve d’une telle transparence. Avec David Meulemans, des Forges de Vulcain, on est assez admiratifs. Nous, on ne pourrait pas le faire, parce qu’on fait beaucoup de littérature française et que ce serait très humiliant d’afficher à la face du monde que tel ou tel auteur de premier roman n’a vendu que 300 ou 400 exemplaires. Néanmoins, on se dit que ce serait un moyen, certes un peu radical, de responsabiliser les libraires, qui peuvent avoir de la sympathie pour un auteur, mais qui ne se rendent pas suffisamment compte qu’en vendre 10 ou en vendre 100, ce n’est pas tout à fait pareil, et que ça peut changer l’avenir d’un auteur. 

A. G. — Et peut-être aussi l’avenir de la maison ? Quand un bouquin se vend bien, vous assurez les droits de vente en poche, non ? 

B. V. — Absolument ! Le lancement d’un livre est d’autant plus critique que, du succès en grand format dépendent énormément de choses, notamment la perspective d’une reprise ultérieure en poche, ou à l’étranger, et les invitations en festivals. Mais il n’y a pas que ça, je ne veux pas mettre une pression démesurée sur la tête des libraires. Peuvent aussi entrer en ligne de compte une rumeur favorable ou non avant la sortie, le cursus de l’auteur, le nombre de réseaux et de gens qui seront éventuellement amenés à écrire des critiques aimables à son sujet, son historique de ventes, etc. Cela étant, la première chose qu’on nous demande, c’est le chiffre de ventes libraire et le plan média. 

A. G. — Vous avez commencé par publier des auteurs qui auraient dû faire partie du fonds, mais qui avaient été un peu oubliés. Devenir un éditeur de fonds, c’est le but ultime ? On peut faire la distinction, dans les publications, entre un livre qui va buzzer pendant trois mois — la durée de vie moyenne d’un bouquin en librairie — et le fonds, vers lequel sont retournés les lecteurs à un certain moment… 

B. V. — Je serai plus prudent, ou plus pragmatique. Le pense que l’idéal de l’éditeur un peu « rock & roll » ou réfractaire que j’aime à m’imaginer être, ce serait plutôt de faire des livres qui changent la face, soit du monde, soit d’un lecteur, et même d’un unique lecteur. J’aimerais vraiment que mes livres puissent pénétrer à ce point la moelle d’un lecteur, d’une frange du lectorat, ou d’une frange entière de la population, qu’ils puissent servir à un moment donné de viatique pour cette personne, ou ces personnes. Je prends l’exemple des Jardins statuaires, de Jacques Abeille, que deux éditeurs différents ont failli sortir avant Bernard Noël, notamment Régine Deforges. Noël l’a finalement publié après des péripéties dignes d’un roman-feuilleton de Ponson du Terrail ! Il en a peut-être vendu 300 ou 400. Le livre est sorti avec beaucoup de retard, puis les entrepôts ont brûlé. Quand il a été réédité par Joëlle Losfeld, elle a dû à son tour en vendre entre 300 et 400 également. Pour autant, je considère qu’ils n’avaient pas échoué dans leur tâche, contrairement à que ce mon ancien collègue et associé n’a eu de cesse de répéter à la face des commerciaux qu’il avait à sa disposition. Au contraire, ils ont fait leur travail, qui était de maintenir ce livre visible et lisible, même par une minorité, et de réinscrire Jacques Abeille comme un jalon dans le surréalisme. Heureusement que notre postérité n’est pas sanctionnée par l’unique succès commercial, sinon autant se suicider après le troisième livre ou après le premier échec ! (Rires). Je dirais très modestement qu’on joue notre rôle en accompagnant un auteur. C’est en premier lieu une affaire d’esprit et de philosophie, après le texte vit sa vie. J’insiste sur le fait qu’un texte, c’est quelque chose d’organique, mouvant, vivant. Il a sa première vie dans l’esprit de l’auteur, une deuxième, plus corporelle, plus plastique, entre les mains de l’éditeur, ensuite c’est au lecteur de se le réapproprier et de le faire vivre. Je pense que des textes peuvent circuler pendant des années entre les mains de très peu de lecteurs. Imaginons que Moby Dick a mis 50 ans avant d’être traduit en français et que c’est aujourd’hui une des œuvres cultes et référentielles de la littérature mondiale. C’est important de croire aussi à cette part de clandestinité, d’obscurité, c’est là que se préparent les forces futures. On dirait du Mitterrand ! (Rires.) 

A. G. — L’éditeur aurait-il une plus grande responsabilité envers le lecteur qu’envers l’auteur ? 

B. V. — Non, les deux. On se positionne face à l’auteur comme son premier lecteur et comme représentant des lecteurs, sans jamais essayer de se mettre à la place du lecteur. On est simplement un lecteur très privilégié. On est la caution que notre politique d’auteurs offre le maximum d’exigence et de cohérence à chaque livre. 

A. G. — Et de diversité ? La diversité, tout le monde la prône, mais on ne la retrouve pas toujours… 

B. V. — Effectivement, la fuite ou la peur du risque empêche parfois d’aller vers plus de diversité. Le fonds, c’est un travail sur la durée, c’est plus le travail des héritiers de l’éditeur. J’ai bien peur que les livres qui ne sont pas repris en poche ne soient enfouis à jamais. C’est plus difficile, étant donné la production actuelle, d’imposer un titre aux éditeurs de poche, ou en traduction. Je crains pour les relais qui sont censés maintenir l’œuvre visible pour la postérité.

A. G. — On parle d’auteurs qui font partie du fonds. On a peine à croire que Bessette, Hilsenrath ou Emmanuel Bove n’ont pas toujours été là. 

B. V. — À l’époque, ils avaient des articles papier, aujourd’hui ils ont des blogs. La qualité de réception est la même, mais le papier est pérenne, contrairement au blog, a priori. Ces auteurs ont toujours eu des articles, avec des critiques plus ou moins bonnes, mais ils avaient le mérite d’exister. Aujourd’hui, quand on a trop peu de presse sur un texte, on trouve toujours, sur la blogosphère, un accueil très intelligent, très pertinent, mais on sait aussi ces blogs vont disparaître, à cause des fournisseurs d’accès ou des droits de leur plateforme. 

A. G. — Avec le numérique, n’avez-vous pas, finalement, bouclé la boucle, malgré la difficulté des étapes économiques ? Votre désir originel, c’était la transmission du texte au lecteur… 

B. V. — On a toujours envie de se rapprocher toujours plus du lecteur et d’avoir, parfois, les moyens de se passer d’intermédiaires. L’idéal, pour moi, serait de forclore et de parfaire la médiation, de pouvoir inciter les libraires à sortir de la boutique et inviter l’auteur dans des quartiers, dans des commerces, etc. Et si on est encore confinés deux ou trois fois, je sens qu’on va vendre autant de livres dans les stations-service ou dans les salons de coiffure que dans les librairies… 

A. G. — Il faut démocratiser la vente du livre ? 

B. V. — Ça reste un vœu pieu depuis une centaine d’années ! 

A. G. — Enfin, souhaitez-vous citer des auteurs que vous avez envie de soutenir, des nouveautés ? 

B. V. — J’ai par exemple sorti, en deux ans, quatre auteurs québécois. Il ne s’agit pas d’un intérêt exclusif pour le Québec, je m’intéresse à tout ce qui peut me sortir de mon confort et de ma centralité et donc, par essence, à tout qui vient de la Francophonie. Je porte autant d’intérêt aux auteurs belges qu’aux auteurs suisses, africains ou québécois. Après avoir republié, il y a longtemps, Mailloux, d’Hervé Bouchard, qui est une œuvre culte au Québec, j’ai publié récemment Querelle (de Robertval), de Kevin Lambert, qui est sorti cette semaine en poche chez Point Seuil, avec la très belle photo originelle de Kyle Thomson. J’ai également publié, issu du même catalogue, du même travail et de la même rencontre éditoriale, Chienne, de Marie-Pier Lafontaine, copyright éditions Héliotrope. C’est un texte vraiment irréductible, essentiel, inouï, sans comparaison, sur la violence, l’humiliation constante et la terreur corporelle et psychologique imposées par un père à ses deux filles pendant dix-huit ans. C’est certainement le texte le plus bref, le plus épileptique, le plus réaliste qu’on ait écrit sur le sujet. Pourquoi ne rencontre-t-il pas le même succès critique que Vanessa Springora ou Camille Kouchner ? La réponse en dirait peut-être long sur les logiques médiatiques en vigueur dans l’édition française et nous apprendrait pourquoi les textes les plus pérennes ont du mal à sortir du lot. J’ai également sorti un premier roman d’Annie Perreault, La Femme de Valence (Valencia palace), qui vient d’être traduit en anglais. Il s’agit d’un texte classique, à mi-chemin entre Duras et Lynch, sur une femme qui se perd, à la suite d’un drame dont elle a été le témoin muet dans les ruelles maritimes de Valence et de Barcelone. Et nous venons de sortir un ovni, issu d’une revue québécoise militante, queer, des années 70, et c’est signé Josée Yvon, que j’appelle la Patti Smith queer. Son titre est Filles-commandos bandées, c’est le fac-simile du Numéro 35, de la revue surréaliste montréalaise Les Herbes rouges, il est sur vos tables depuis quelques semaines. Je crois que les Québécois nous envient beaucoup, parce qu’on n’a pas le droit de le vendre là-bas. Il n’est vendu que dans l’Europe continentale. Ce petit ancrage québécois va se poursuivre et l’ancrage africain va grandement se renforcer, puisqu’on accueille en avril une autrice marocaine et, en mai une autrice algéro-cap-verdienne. Je suis très satisfait de cette internationalisation du catalogue, qui vient un peu se substituer à mes frustrations en littérature étrangère. 

A. G. — Pour quelles raisons n’avez-vous pas le droit de le vendre au Québec ? 

B. V. — Tout simplement parce que Les Herbes rouges proposent l’œuvre complète, sous forme d’intégrale, et qu’ils ne veulent pas d’une dissémination des textes, ce qui me paraît tout à fait normal. 

A. G. — Trouvez-vous encore le temps de lire ? Se laisse-t-on encore éblouir, à 40 ans ? B. V. — Oui, et c’est au taux de lectures qui viennent me réveiller le matin que je mesure ma bonne santé et mon bon moral. Si je n’arrive pas à lire un livre pendant trois semaines, je suis très malheureux. Si on se coupe trop de la lecture d’autres livres, qui n’ont rien à voir avec son catalogue, on perd le recul et la respiration nécessaires pour apprécier sereinement et objectivement les nouveaux textes qu’on nous présente. J’essaie aussi de lire des choses très variées, très diverses, de fréquenter des jeunes éditeurs, des jeunes auteurs. Ce bain de rencontres me maintient l’esprit en perpétuelle ébullition, tout comme n’importe quel déplacement à Barcelone, Lisbonne, Montréal ou Kinshasa.