Entrevue avec Emmanuelle Colas

27 mars 2020

L’entrevue suivante a été réalisée par Amandine Glévarec et est également disponible sur son blogue http://kroniques.com.

Amandine Glévarec ‒ Emmanuelle Collas, pouvez-vous nous expliquer comment tout a commencé ? Quelles études avez-vous suivies, quelle était votre appétence pour la littérature, quand vous étiez jeune ?

Emmanuelle Collas ‒ J’ai suivi des études de Lettres classiques. Je voyageais dans ma tête. Je passais ma vie à lire, pas seulement de la littérature, de l’Histoire aussi. Je suis historienne de l’Antiquité, maître de conférences en histoire grecque. J’ai travaillé essentiellement sur la partie orientale de la Méditerranée du IIIesiècle avant notre ère au IIIe siècle de notre ère, ce qui nous entraîne de la Grèce, l’Asie mineure à la Syrie puis l’Égypte jusqu’à la Cyrénaïque. À l’époque, on y parlait le grec. C’est comme ça que, pendant ma thèse, j’ai parcouru l’Orient, notamment l’Asie mineure, où les pierres sont très bavardes. Ma spécialité, c’est l’épigraphie, à savoir le déchiffrement des inscriptions – qui n’est d’ailleurs pas sans rapport avec le métier d’éditeur. Dans les inscriptions, on rencontre des personnages connus ou non, dont on ne sait pas tout car il manque souvent des passages. Il faut alors travailler par recoupements. Quand un mot fait défaut, il faut le trouver. Plus on aura de matériau du même type dans la tête, plus on aura de la matière pour dresser le parcours d’un individu, son destin, l’histoire de sa cité. Et mieux on pourra évoquer et comprendre les relations des cités entre elles ou avec d’autres puissances dominatrices. En effet, dans l’Orient hellénistique ou romain, le monde politique est en perpétuelle transformation. Les cités grecques n’ont jamais été totalement indépendantes, notamment en Asie mineure. À partir de la fin du IVe siècle, elles perdurent mais dans un monde dominé par les différents royaumes hellénistiques, puis, à partir du 1er siècle avant notre ère, par l’Empire romain. Je me suis beaucoup intéressée aux relations entre ces cités, la communauté qui les constituait et ses relations avec la puissance qui la dominait, en m’attachant à comprendre l’évolution des institutions et des mentalités. Ainsi, que ce soit à partir de sources épigraphiques, numismatiques, archéologiques ou littéraires, on raconte des histoires d’individus, des destins particuliers d’une époque ou d’une autre, on dépeint une société, une culture, et tout cela a quelque chose à voir avec nous. De la même façon, on peut interroger, comme je le faisais dans la recherche, les notions de filiation, de citoyenneté, d’exil, de mémoire, de crise ou de risque.

Et c’est ce que je continue de faire en tant qu’éditrice. Le catalogue de Galaade ou des éditions Emmanuelle Collas a quelque chose à voir avec ce parcours. Entre le littéraire et le politique, on y retrouve des thématiques ou des problématiques similaires : la relation entre l’individu, la communauté, le monde. Comme quoi, peu importe l’itinéraire, on n’échappe ni à ses obsessions ni à ses convictions.

Avec une telle formation, j’aurais pu développer une maison d’édition académique, mais j’ai choisi exactement le contraire. Car, ancrée dans l’histoire de l’Antiquité, je sais qu’analyser les événements requiert un temps long qui permet de prendre le recul nécessaire. Donc impossible pour moi de publier des analyses sur le contemporain, le monde qui bouge… celui dans lequel on vit de plein fouet le meilleur ou le pire, sans toujours comprendre ce qui se joue réellement pour aujourd’hui et pour demain. Or, précisément, c’est ce monde-là que je voulais donner à voir. Seules la littérature et la poésie donnent à vivre une histoire, un destin, une situation, une langue, des mots, des sons ou un rythme particulier, qu’on découvre, qu’on lit ou relit, qu’on aime ou qu’on déteste, et permettent d’appréhender quelque chose de ce monde qui nous vient, quelque chose de ce qui toujours échappe.

A. G. ‒ Par le biais de la fiction ?

E. C. ‒ Effectivement.

A. G. ‒ Pourrait-on passer par le journalisme, également ?

E. C. ‒ Non. Pas moi. Je ne sais pas. Soit la fiction, soit l’histoire.

A. G. ‒ Pour raconter une histoire, faut-il « rajouter du gras », comme on dit dans le jargon journalistique ?

E. C. ‒ C’est un métier. Ce n’est pas le mien.

A. G. ‒ Pourquoi faire appel à l’imaginaire ?

E. C. ‒ Dans la recherche, on part des sources et on a parfois des intuitions. Et c’est une magnifique partie d’échecs. J’adore ça. En histoire contemporaine, on ne travaille pas de la même manière car, autant on manque parfois de sources pour l’Antiquité, autant on en a beaucoup, presque trop, pour l’époque contemporaine. On a parfois l’impression que les situations se ressemblent alors que ce n’est pas le cas, parce que le contexte est forcément différent. Les enjeux politiques ou géopolitiques, les questions locales, la valeur de l’humain qui n’est pas la même, les rapports entre un individu et sa communauté n’ont plus rien à voir, même la guerre a changé…

Alors, pour parler du monde contemporain, je préfère faire autrement. Publier des histoires, des personnages. Une écriture. De la fiction. Où la réalité n’est jamais loin. Tout écrivain se nourrit de ce qu’il est, de ce qu’il sent, de ce qu’il a vécu. Et, plus il se fait plaisir à écrire, meilleur c’est. Il va nécessairement se passer quelque chose. Quand on choisit de publier de la littérature, on n’espère que le texte va plaire, séduire, convaincre, provoquer une réaction, quelle qu’elle soit, mais rien n’est jamais gagné, et c’est précisément ce qui me plaît.

Mais il m’est arrivé, peu souvent certes, chez Galaade notamment, de faire appel à des auteurs, sous forme de commandes, pour de la non fiction. Et rien ne m’empêche de faire aussi ce choix pour les Éditions Emmanuelle Collas mais cela dépend des rencontres, des envies, des événements du monde. Je travaille de façon particulière, pas de collections, mélange des genres – romans en langue française ou étrangère, poésie, nouvelles… – et parfois des essais, des manifestes, des documents… Il y a aussi les textes qui vous obsèdent, qu’on a envie de publier, mais il y a toujours quelque chose qui vous en empêche. Je pense à Lettres à Taranta Babu, de Nâzım Hikmet, livre multiforme puisque c’est à la fois un roman avec des lettres, des collages, de la poésie… Une fiction éminemment politique. J’aime qu’un livre puisse prendre des formes diverses et complémentaires.

A. G. ‒ Vous êtes historienne et maître de conférences. À quel moment l’idée de fonder une maison d’édition surgit-elle ?

E. C. ‒ Ça ne s’est pas passé comme ça, c’est le fruit d’une démarche plus globale. Mais, pour concrétiser une envie, il convient de choisir le moment opportun. Au départ, je n’avais pas prévu d’être universitaire. Pas plus que je n’ai prévu de devenir éditeur. La vie est un itinéraire qui réserve parfois des surprises. Ce que je sais, c’est que j’ai toujours adoré lire, écrire, j’aime l’histoire, les langues, l’Antiquité, les voyages… J’ai aimé l’Orient ‒ j’espère y retourner un jour. C’est une terre à part, on en revient transformé. Ce sont les rencontres qui font une vie. Moi, j’ai eu la chance de travaillé dans le nord de la France, à Arras, puis dans l’est, à Mulhouse, et c’est tout sauf un hasard puisque c’est arrivé à cause des langues que je pratiquais, de ma passion pour la Turquie, la Syrie… Dans ces régions, qui se trouvent aux frontières, la question de la migration, des réfugiés, des langues et cultures se pose en permanence. Et l’Antiquité permet d’aborder avec de la distance citoyenneté, guerre, religion, migration, mémoire…  Ce qu’on apprend de et sur l’Antiquité peut très bien servir pour réfléchir sur le contemporain. J’ai adoré enseigner, faire de la recherche… J’ai vécu ainsi pendant 15 ans, me partageant entre Paris, le Nord puis l’Alsace, Istanbul, Ankara, Izmir, mais aussi Damas, Alep… ou Le Caire. Quand on enseigne, on devient en quelque sorte un passeur. Évidemment, les livres occupent une place importante dans ma vie. J’ai toujours été entourée de livres. Je peux me débarrasser de mes dossiers, même d’une partie de ma vie, mais de mes livres, non ! D’ailleurs, j’ai même travaillé en librairie, à Versailles, l’été, après les années d’Hypokhâgne et de Khâgne, et encore après jusqu’en maîtrise. L’édition m’attirait mais je ne connaissais personne et je ne savais pas du tout comment m’y prendre. C’est en travaillant à la librairie Ruat que j’ai eu la possibilité de mettre un pied dans la profession et d’apprendre. Là encore, tout est parti d’une rencontre.

A. G. ‒ Quel était votre rôle ?

E. C. ‒ Je suis devenue attachée de presse, ce qui m’a donné l’occasion de découvrir tous les maillons de la chaîne du livre, les différents acteurs, le processus de fabrication… À l’époque, c’était aussi le début de la PAO. Ça a duré 3, 4 ans, puis j’ai poursuivi mes études, j’ai voyagé et entamé une carrière universitaire. Mais l’université s’est elle aussi considérablement transformée, au fil des années. Pour faire bref, la vie m’a poussée à faire des choix, comme tout le monde, et j’ai fondé les Éditions Galaade en 2005.

A. G. ‒ Êtes-vous tombée sur un texte qui a servi de détonateur ?

E. C. ‒ Non, pas spécialement. Disons que c’est une conjonction de plein de choses. À un moment, j’ai ressenti ce besoin de créer un outil pour raconter le monde autrement.

A. G . ‒ Vous êtes-vous lancée toute seule ?

E. C. ‒ Non, on était plusieurs au début. Nous venions tous d’horizons très différents et nous avons connu des débuts un peu chaotiques. Puis, assez rapidement, il n’est plus resté que la colonne vertébrale, étayée par des associés et amis précieux. J’ai poursuivi un temps mon travail à l’université, puis je suis devenue éditrice à plein temps. Disons que l’édition est chronophage…

A. G. ‒ Il était donc nécessaire de franchir le pas ?

E. C. ‒ Oui, voilà comment sont nées les Éditions Galaade. La ligne éditoriale de la maison a évolué petit à petit pour aller de plus en plus vers ce qui m’a paru nécessaire. Dans toutes ces années, certaines rencontres m’ont marquée. La première, c’est Irvin Yalom. Voilà un homme, psychothérapeute et universitaire émérite, qui décide un jour de raconter, dans des nouvelles puis des romans, des histoires qu’il réservait habituellement à ses élèves. Et ce futLa Méthode SchopenhauerEt Nietzsche a pleuréLe Problème Spinoza… J’ai aussi eu la chance de connaître son épouse Marylin, universitaire féministe, décédée récemment, dont j’ai publié notamment Le Sein, une histoire.

A. G. ‒ Comment l’avez-vous rencontré ?

E. C. ‒ J’avais lu Et Nietzsche a pleuré. À l’époque, il était inconnu en France. Et personne n’avait pensé à donner accès à la philosophie, en mêlant psychothérapie et littérature.

A. G. ‒ Êtes-vous la première à l’avoir édité, en France ?

E. C. ‒ En réalité, non. Le Bourreau de l’amour avait déjà été publié mais ça n’avait pas marché. Or, Irvin rêvait d’être accompagné par un éditeur en France, d’autant plus que son épouse était francophone et francophile. Il était alors connu dans le monde entier grâce à plusieurs best-sellers. C’est en 2004 que nous nous sommes rencontrés. Et ce fut une des grandes découvertes de Galaade.

J’aimerais également évoquer ma collaboration avec Édouard Glissant, favorisée par des amis communs, sur des projets plus liés au politique. On a travaillé ensemble pendant 5 ans. C’était au printemps 2007. Je savais l’importance et l’étendue de l’œuvre d’Édouard Glissant. J’étais loin de l’avoir lue en entier, car c’est une œuvre qu’il est nécessaire de lire et relire, de s’y perdre et d’accepter de ne pas tout comprendre. Donc, quand j’ai rencontré Édouard, j’avais lu notamment Soleil de la Conscience qui fait partie des livres qui me sont arrivés je ne sais plus comment, au hasard peut-être, sauf qu’on ne lit jamais tout à fait par hasard. La première fois que nous nous sommes rencontrés, Édouard projetait de créer une nouvelle Acoma, cette revue qui fut pour lui un véritable laboratoire expérimental au début des années soixante-dix. Mais cette entreprise n’a jamais abouti. En revanche, j’ai publié Quand les murs tombentManifeste pour les « produits » de haute nécessitéL’Intraitable beauté du monde, textes écrits à quatre mains avec Patrick Chamoiseau. Puis Édouard Glissant et moi avons continué à travailler sur différents projets, et ce fut La Terre, le feu, l’eau et les vents. Une anthologie de la poésie du Tout-monde. On inventait des objets. Il y avait un enthousiasme et une énergie incroyable. Une période extraordinaire et mémorable. On vivait dans le monde et hors du monde, le jour, la nuit… Édouard résidait essentiellement à New York, moi à Paris, on était comme sur un bateau, on faisait des quarts et on avançait… C’est une anthologie telle qu’on n’en a jamais revue depuis. Une expérience qu’on n’oublie pas dans une vie d’éditeur. Un privilège.

J’ai publié pour Galaade plus de 150 livres, donc je ne vous raconterai pas toutes les anecdotes qui ont illuminé cette aventure. Sachez que le catalogue est devenu, au fil des années, de plus en cohérent. Et la troisième rencontre nous ramène évidemment en Orient, et plus particulièrement en Turquie. Quand je découvre l’Orient, je suis confrontée à une terre, des espaces, des langues, une autre façon de vivre… tout est nouveau pour moi. Le rapport au monde y est totalement différent. Il y a là une part d’irrationnel, quelque chose qui ne s’explique pas et qui reste ancré au plus profond de mon être. Or, quand on est éditeur, on fait en sorte de laisser ses sentiments de côté parce qu’on s’adresse à un lecteur et qu’on cherche le meilleur livre pour le lecteur potentiel et non pour remplir sa propre bibliothèque. Mais j’ai été rattrapée par mes démons !

A. G. ‒ Quand vous voulez faire des livres sur des pays ou des régions en particulier, vous y rendez-vous systématiquement, pour mieux vous imprégner du contexte ?

E. C. ‒ Pas tout de suite, je dresse d’abord une sorte d’inventaire ‒ le chercheur revient au galop ! Comme je suis une lectrice compulsive, j’ai ma propre bibliographie sur des thèmes récurrents. Je passe ma vie à lire des livres, pas seulement pour la maison d’édition, mais pour moi, pour étayer ma propre réflexionÇa peut prendre très peu de temps comme ça peut durer des années. Je passe des heures en librairie, je regarde ce qui est paru et, souvent, je finis par me rendre sur place, en effet, à la source. Pour la Turquie, c’est un peu particulier : j’ai accès à l’original. Alors j’ai choisi de compléter ce qui était publié en France par les autres maisons d’éditions et de me tourner vers l’Underground stambouliote, en mettant en avant une nouvelle génération d’écrivains tels que Murat Uyurkulak, avec Tol, Ayfer Tunç avec Nuit d’absinthe, Çiler İlhan avec Exil ou Hakan Günday, qui est l’auteur deD’un extrême l’autre (Az)ZiyanEncore(Daha) ou Topaz (Malafa)…

A. G. ‒ Encore a d’ailleurs été couronné par le prix Médicis…

E. C. ‒ Absolument. Encore, paru sous le titre Daha en Turquie en 2013, est le premier texte paru sur les migrants. C’est un roman puissant par le fond et par la forme. Ce texte coup de poing aborde le sujet par le « travers » car il pose la question des clandestins et des trafiquants autrement. Ils sont, selon Hakan Günday, des variations d’un même être. C’est l’histoire d’un enfant qui devient passeur, trafiquant d’êtres humains. J’aime quand la fiction pose les questions auxquelles on n’a pas de réponses toutes faites et quand elle dit le monde en train d’évoluer sous nos yeux – même si la réalité est encore pire…  J’ai pris un risque à publier ce livre en 2015 à cause du sujet dont on ne parlait pas encore beaucoup, de la manière de le traiter et puis parce que la littérature turque, ce n’est pas facile à défendre… mais le prix Médicis étranger 2015 a été un grand moment de joie !

A. G. ‒ L’émotion est également un formidable vecteur de messages…

E. C. ‒ Oui, la langue aussi. Je ne peux pas recenser toutes les joies qu’on a connues, mais certains moments sont plus importants que d’autres pour une maison d’édition, parce que ce sont aussi des succès. On publie beaucoup, et certains livres constituent une part de cet édifice, qui ressemble à une chambre d’écho, où les voix se parlent, racontent une histoire d’une façon ou d’une autre, sur des thématiques communes, dans une dimension universelle. Je continue à travailler de cette manière dans ma nouvelle maison, parce que je n’ai pas changé de convictions. Dans l’absolu, on n’a pas besoin de moi, il y a abondance d’éditeurs et des tonnes de livres sur toutes les tables. Cela étant, je suis sortie un temps du circuit et personne n’a pris cette place-là, ça signifie peut-être que c’est la mienne, tout simplement.

A. G. ‒ On vient d’évoquer l’aspect intellectuel, les rencontres, le plaisir de la découverte, de la langue. Et si nous revenions au concret, à la technique ?

E. C. ‒ L’édition, c’est un laboratoire expérimental, mais c’est aussi une économie, celle du livre. Si on n’y met pas les bons ingrédients, ce n’est même pas la peine d’y aller. Il faut du désir, de la curiosité, l’envie de faire passer quelque chose, mais la tâche est ardue. C’est une chaîne dans laquelle on retrouve un certain nombre d’acteurs, et c’est une économie particulière, dans le sens où on dépense l’argent très longtemps avant que les ventes nous en rapportent, si tant est qu’elles nous en rapportent. C’est du commerce, il faut donc, à un moment donné, que l’argent entre dans les caisses, si on veut réinvestir. Le livre, c’est tout un processus de recherche, d’écriture, parfois de traduction, d’édition, de fabrication, de diffusion et de distribution, ce qui représente un temps long. Pour exemple, nous sommes début mars et je dois présenter, dans les prochains jours, mon projet pour la rentrée de septembre, ça vous donne une idée du temps que ce processus réclame avant d’aboutir. Et, en l’occurrence, je vous parle d’un texte que je porte depuis longtemps déjà… Une fois que le livre est en librairie, ce n’est pas terminé. L’édition, c’est un investissement continuel en temps, en énergie, en argent, parfois pour rien. Il arrive qu’on perde de l’argent, beaucoup, et on est content quand on en gagne un peu. Les succès sont de plus en plus rares. La littérature se vend de plus en plus mal. Bref, le monde est en perpétuelle mutation. Il a beaucoup évolué. Par exemple, entre 2005, l’année où j’ai fondé les Éditions Galaade, et 2017, date à laquelle l’aventure s’est terminée. En 2015, on gagne le prix Médicis, le prix des lecteurs du Livre de Poche et, un an après, le château de cartes s’écroule. On ne peut pas se reposer sur ses lauriers. Les banquiers n’aiment pas les chiffres d’affaires qui jouent au yo-yo, c’est pourtant le propre de l’édition. On gagne, on perd… D’où l’importance des lecteurs, des libraires, des partenaires. Sans soutien, difficile de tenir. Espérons que l’on gagnera encore.

A. G. ‒ Ce qui peut paraître surprenant, c’est que le prix Médicis a dû générer des ventes qui auraient pu vous assurer une certaine stabilité financière…

E. C. ‒ C’est un peu plus complexe, hélas. L’année suivante, il y a les retours… Il aurait presque fallu, pour tenir le coup, cesser de publier pendant un an, débaucher du personnel… Car, sinon, on dépense de l’argent. Quand on connaît un succès, il faudrait en obtenir un deuxième dans la foulée. Dans le cas contraire, on ne résiste pas.

A. G. ‒ Le Médicis, vous en avez vendu combien ?

E. C. ‒ On en a vendu environ 10000 exemplaires. Cela ne suffit pas pour tenir une maison. Il faut de la trésorerie.

A. G. ‒ Ce n’était pas le tirage initial, je présume ?

E. C. ‒ Non, on a dû le réimprimer, plusieurs fois, ce qui est un bon problème. On est donc dans l’investissement permanent. Mais la difficulté vient des retours. Encore une fois, si on n’enchaîne pas avec un autre succès, c’est difficile de maintenir le cap sur la durée. C’est un équilibre extrêmement fragile. Autre question qu’il faut se poser, c’est : pourquoi un livre marche-t-il ou pas ? Objectivement, on ne sait pas. S’il existait une recette miracle, on serait au courant, et ce ne sont pas toujours les meilleurs titres qui se vendent le mieux. En ce qui me concerne, j’ai fait le choix des coups de cœur, j’ai publié des livres qui se sont bien vendus mais ce n’étaient pas toujours ceux que j’attendais. C’est très étrange, en fait. Pourquoi ça marche ? C’est parfois un concours de circonstances, une alchimie… Il faut aujourd’hui compter sur une difficulté supplémentaire : la littérature se vend moins, parce les gens lisent de moins en moins, par manque de temps, probablement, mais pas que. On est de plus en plus en concurrence avec le téléphone, qui a pris une place considérable dans nos existences, ou les séries… Le calcul est vite fait : avant, on regardait un film, maintenant on regarde 4 épisodes, il n’y a plus de place pour la lecture.

A. G. ‒ Pourtant, le nombre de livres qui paraissent chaque année ne cesse de croître…

E. C. ‒ Oui, et il y a de tout… Et puis, lire un bon livre, ça prend du temps, le relire, un peu plus encore. Un bon livre, on peut le lire 1000 fois. Je ne suis pas sûre que les gens aient envie de ça, à l’heure actuelle. Que cherchent les gens dans un livre, qu’espèrent-ils ressentir ? C’est là toute l’interrogation…

A. G. ‒ Comme il est impossible de connaître la réponse, l’autre question n’est-elle pas de savoir quels ingrédients vous avez, vous, envie de continuer à mettre dans vos livres ?

E. C. ‒ C’est un équilibre entre ce qu’on a envie de publier et ce que les lecteurs ont envie de lire. Si on ne publie que ce qui nous plaît, on ne trouvera personne pour acheter nos livres et, dans ce cas, notre démarche devient inutile. On doit comprendre ce qui va de pair avec la marche du monde, ce qui peut émouvoir les gens. C’est là que se situe la difficulté. On sait par intuition que tel ou tel livre est nécessaire, même si ça peut prendre du temps ou beaucoup d’énergie. Le problème, c’est qu’aujourd’hui, le temps n’est plus le même, et on est bien obligés d’en tenir compte. C’est pour cette raison que certaines maisons d’édition misent sur la diversification. Encore une fois, c’est une course et, si on ne fait pas les bons choix, l’économie finit toujours par vous rattraper…

A. G. ‒ C’est ce qui s’est produit pour la maison Galaade ?

E. C. ‒ Un peu. Mais Galaade, c’était une ligne. Rassurez-vous, on n’a pas perdu notre âme. Mais c’était une simple question de trésorerie. Quand votre banque a encaissé tout votre chiffre d’affaire et qu’elle ne veut plus vous suivre, la situation devient insurmontable… Quand vous vous retrouvez face à un banquier qui ne connaît rien à l’édition, qui ne lit pas, c’est injouable, parce qu’il n’a pas saisi les problématiques liées à la profession, qu’il n’a aucune idée du rapport au temps, à l’investissement etc. C’est quand on est en difficulté qu’on a besoin d’être aidés, mais c’est une économie tellement fragile que ça leur fait peur. En 2016, c’était compliqué, en 2017 aussi… Personne ne nous a aidés. Ce n’était pas l’heure.

A. G. ‒ Vous êtes revenue par le biais d’un groupement ?

E. C. ‒ Je connaissais Stephen Carrière, c’est un ami. Il a fait partie des rares personnes qui m’ont accompagnée quand je me posais mille questions. À l’époque, il avait créé un collectif autour des Éditions Anne Carrière, alors indépendantes. L’idée : travailler ensemble pour mieux publier, ce qui équivaut en quelque sorte à une mutualisation de l’édition. C’est un système qui permet de proposer un catalogue extrêmement riche, porté par des lignes différentes et complémentaires. C’est difficile d’être tout à la fois. Depuis, les Éditions Anne Carrière ont été vendues à Média, qui a également racheté les Éditions du Seuil, ce qui en fait aujourd’hui le 3e groupe littéraire du pays. Leur vocation première était de publier de la BD, des beaux livres, et ils produisaient également des ouvrages sur le bien-être, le développement personnel, etc. Ce groupe accompagne le collectif et nous permet d’être ensemble pour mieux publier dans un contexte extrêmement difficile.

A. G. ‒ Vous seriez-vous réinvestie en dehors de cette structure rassurante ?

E. C. ‒ Sincèrement, non. C’est un cadre qui sécurise le programme éditorial. Pas moi, mais le programme, oui. Ça permet de réfléchir ensemble, de mutualiser des forces, d’être diffusés. L’édition est un travail au long cours, qui demande de la patience et puis, un jour, un livre marche, c’est le bon… Et là, tout d’un coup, on a le sentiment d’avancer.

A. G. ‒ Cette formule vous a déjà permis de régler les problèmes de distribution et de diffusion, ce qui n’est jamais simple pour les petites maisons…

E. C. ‒ Oui. Sans diffusion et distribution, ce n’était pas possible. Remonter une marque, c’est déjà très compliqué. Surtout après une telle épreuve. Perdre une maison d’édition qu’on a portée pendant 13 ans, et tout le fond, c’est un deuil. Mais, grâce au collectif, au bout de deux ans, on sait que les Éditions Emmanuelle Collas et Galaade, c’est la continuité portée par la même personne. Il faut tenir.

A. G. ‒ Avez-vous pu conserver une partie du fond de Galaade ?

E. C. ‒ Rien de rien, j’ai absolument tout perdu.

A. G. ‒ Vous repartez donc de zéro, mais dans une certaine continuité…

E. C. ‒ Exactement. La seule différence avec les débuts de Galaade, c’est que j’ai une histoire. J’ai absolument tout perdu et c’est encore très compliqué, mais je regarde l’avenir.

A. G. ‒ La nouvelle maison a été créée en quelle année ?

E. C. ‒ Les premiers livres sont parus en mars 2018, il y a deux ans.

A. G.  ‒ Vous prévoyez d’en publier combien chaque année ?

E. C. ‒ Assez peu, entre 4 et 8. J’ai envie de prendre le temps de faire vivre les livres, à une période où il y a peu de place pour la littérature. Quand on en faisait 8, chez Galaade, c’était l’idéal, même si on est allés jusqu’à 12. Là, on en publié 6 la première année, 7 la suivante, on verra comment les choses évoluent. D’autant plus que nous sommes dans une période d’incertitude particulièrement inédite.

A. G. ‒ Des traductions ?

E. C. ‒ Oui bien sûr, car c’est mon ADN, mais pas seulement. Chez Galaade, je faisais beaucoup de traductions. Aujourd’hui, je publie un mélange de littérature française, francophone et étrangère. J’adore explorer de nouveaux espaces, d’autres cultures, d’autres langues, et les mettre en écho, dans une démarche universelle, pousser les murs, à un moment où, justement, on a tendance à ériger des murs. J’essaierai de continuer à le faire, mais la littérature étrangère constitue un gros investissement donc un risque, d’autant plus que nous ne bénéficions plus d’aides en France.

A. G. ‒ Il y aussi de nouvelles voix qui émergent ?

E. C. ‒ Oui, le catalogue des Éditions Emmanuelle Collas s’inscrit dans la continuité de ce que j’ai fait par le passé. Je poursuis mon travail. J’ai, par exemple, publié Furie, de Grazyna Plebanek, une auteure polonaise qui explore les rapports entre le Congo et la Belgique. C’est une sorte d’inspection du colonialisme et de son incidence sur le monde d’aujourd’hui, par une femme qui a beaucoup travaillé sur le communisme, l’URSS… On retrouve le regard « de travers » dont j’ai parlé à propos de Hakan Günday, mais cette fois, c’est celui d’une auteure de l’Est sur l’Europe de l’Ouest. J’ai travaillé également avec William Navarrete, un écrivain cubain qui, dans Vidalina, examine les rapports entre Cuba, l’Espagne et l’Amérique. C’est en plus une très belle histoire de femmes à des périodes différentes. Impossible de ne pas évoquer Selahattin Demirtaṣ, Kurde de Turquie, brillant avocat, homme politique d’envergure ‒ l’un des seuls progressistes, féministes et humanistes au Proche-Orient, ce qui l’a conduit dans les prisons d’Erdogan depuis 4 ans maintenant. C’est un homme qui ne s’apitoie pas sur son propre sort et qui, en résistance, croit à la littérature pour faire évoluer les esprits. Il a donc choisi, non pas d’écrire un manifeste politique comme on aurait pu s’y attendre, mais des fictions qui racontent avec humour et une grande empathie la Turquie d’aujourd’hui. C’est un immense conteur.

A. G. ‒ Comment travaille-t-on avec un auteur qui est emprisonné ? J’imagine que ce n’est pas évident d’entrer en contact, de se procurer les textes…

E. C. ‒ Selahattin Demirtaş est publié en Turquie, ce qui peut paraître surprenant dans une dictature telle que celle d’Erdogan. Il est en effet l’un des principaux opposants au pouvoir, mais c’est la Turquie avec ses paradoxes… On peut y retenir en prison un opposant, par la seule volonté d’Erdogan, tout en laissant ses livres en circulation dans toutes les librairies du pays. Selahattin Demirtaş est retenu dans une prison de haute sécurité, réservée aux prisonniers politiques, à Edirne, aux confins de la Turquie, de la Bulgarie et de la Grèce, autrement dit loin d’Istanbul, d’Ankara ou de Diyarbakır qui constituent des lieux de pouvoir. Dans ces conditions, il est difficile d’entrer en contact avec lui. Disons que tout a commencé par une lettre que je lui ai écrite en janvier 2018 et que j’ai envoyée à son numéro d’écrou dans la prison d’Edirne…

A. G. ‒ Le fait qu’il soit publié peut effectivement sembler paradoxal…

E. C. ‒ Certes, d’autant plus que L’Aurore (Seher) s’est écoulé à plus de 260.000 exemplaires en Turquie. C’est dire si le livre représente, dans ce pays, une arme pacifique, une arme pour affirmer ses convictions. D’un côté, il est très présent en librairie, de l’autre, on veut le museler, parce que l’important, c’est qu’il ne parle pas. Vous voyez le paradoxe ! Par ailleurs, être éditeur, c’est être passeur, et je vois ça comme un engagement. Dans le cas de Demirtaş, avec L’Aurore, qui traite des violences faites aux femmes, ainsi que Et tournera la roue, qui s’intéresse également aux questions économiques ou sociologiques, on ne peut dissocier l’écrivain de l’homme politique. Selahattin Demirtaṣ est en effet le leader du Parti démocratique des peuples (HDP), qui porte un projet progressiste, écologiste, idéologique, féministe, ouvert à toutes les communautés, toutes les langues, toutes les cultures, vers la démocratie, la liberté et la paix.Mon but est donc de faire connaître cet auteur en France, entre le littéraire et le politique. Plus il sera connu, plus on en parlera, et plus on le protégera. En outre, c’est un homme qui possède une aura extraordinaire et qui me fait penser à Nelson Mandela.

A. G. ‒ En le publiant, vous faites de la politique ou de la littérature ?

E. C. ‒ Je fais de la littérature… entre le littéraire et le politique ! Pas de la politique. Il y a une nuance. Pour moi, le politique, c’est l’art d’être citoyen, selon la définition qu’en donne Aristote, c’est-à-dire la possibilité pour tout citoyen de participer au pouvoir de délibérer, de juger, de commander ou d’être commandé. C’est ce que je fais quand je publie. C’est particulièrement vrai pour Selahattin Demirtaş ou pour Nâzım Hikmet. Mais on pourrait parler également de Marie Bardet, Dora Djann Zadig Hamroune, Sabrina Kassa, Mutt-Lon, Sema Kılıçkaya, William Navarrete ou Grazyna Plebanek. De même quand je publie Fuir et revenir de Prajwal Parajuly, je l’exerce aussi. Chaque texte choisi a quelque chose à voir avec les thématiques dont je vous ai parlé au début de cet entretien.

A. G. ‒ Un petit mot sur vos nouveautés ?

E. C. ‒ Fuir et revenir de Parajuly, paru le 6 mars 2020. C’est l’histoire, très drôle, d’une vieille dame qui fête son anniversaire et qui, pour l’occasion, convoque ses petits-enfants. Chacun se demande comment il va affronter sa grand-mère après tant d’années. Cela se passe au Sikkim, une région népalophone située au nord-est de l’Inde, mais les petits enfants vivent tous à l’étranger On y découvre le parcours de chacun d’eux, en abordant la question du genre, de la caste, de l’exil.

Le Sang des rois de Sikanda de Cayron, 22 ans. C’est un conte pour adultes. Elle utilise l’imaginaire pour dénoncer la violence envers les femmes et la question du pouvoir autoritaire.

Mutt-Lon, dans Les 700 aveugles de Bafia, explore un épisode méconnu ‒ ou caché ‒ de l’histoire coloniale : en 1929, l’École de médecine française est implantée au Cameroun et le docteur Jamot combat la maladie du sommeil. Un protocole a été mis en place, mais des erreurs de dosage vont provoquer la cécité chez 700 patients. C’est un fait réel, dont on ne parle jamais. Mutt-Lon nous invite à suivre l’odyssée d’une femme médecin des colonies, partie exfiltrer une infirmière indigène, afin d’éviter une possible révolte. C’est un portrait sans concession du colonialisme.

A. G. ‒ Comment ces textes vous parviennent-ils ? Vous allez les chercher ou on vous les envoie ?

E. C. ‒ Vous savez, j’en reçois beaucoup et j’en publie peu. Je suis attentive, et je m’efforce de faire des choix. Le problème, dès qu’on a publié un livre sur un thème donné, c’est qu’on va ensuite recevoir une infinité de textes sur le même sujet… Les gens s’imaginent qu’on ne va publier que ça, j’imagine. Mais ça n’aurait pas d’intérêt. J’essaie de sélectionner un certain nombre de textes qui vont parler ensemble, en écho, en complémentarité, et dire quelque chose du monde d’aujourd’hui. En sachant qu’au bout du compte, le plus important, c’est d’être capable de déterminer si on saura défendre un texte ou pas.

Entrevue avec Charlotte Rotman (L’Iconoclaste)

26 février 2020

L’entrevue suivante a été réalisée par Amandine Glévarec et est également disponible sur son blogue http://kroniques.com.

Amandine Glévarec ‒ Charlotte Rotman, pouvez-vous retracer votre parcours ? À 23 ans, vous entrez à Libération, aviez-vous fait une école de journalisme ?

Charlotte Rotman ‒ Non, j’ai d’abord suivi des études d’histoire et j’ai fait Sciences Po. À 23 ans, il y a 20 ans, je suis effectivement entrée à Libération pour effectuer un stage d’un mois et je ne suis plus jamais repartie. J’étais au service « société » quand un journaliste a rejoint le journal Le Monde. À ce moment-là, on était « rubricards », spécialistes d’une matière, et j’ai pris la suite de ce journaliste qui s’occupait des questions d’immigration et d’asile. Aujourd’hui, quand un journaliste s’en va, il n’est pas remplacé, la plupart du temps. C’était une autre époque. C’est comme ça que j’ai débarqué à Libération, le journal dont je rêvais, moi qui pensais qu’il me faudrait toute une vie pour y arriver. Finalement, j’y suis parvenue alors que je n’étais qu’un « bébé » dans la profession et j’y suis restée un peu plus de 14 ans. J’ai suivi les questions d’immigration, d’asile, j’ai tenu une rubrique un peu « fourre-tout » sur la famille, le féminisme, la PMA, le mariage homo, bien avant la loi. Les dernières années, je travaillais au service « politique », en n’oubliant pas que je venais de la « société », du reportage, en prenant garde, aussi, de ne pas m’enfermer dans les travers du journalisme politique, comme organiser des déjeuners pour tenter de choper des petites phrases à la volée. J’ai fait des reportages, notamment sur le Front national. Ce qui m’a amenée régulièrement sur le terrain, pendant deux ans, pour rencontrer des militants FN dans le Nord, le Var, dans l’Ouest, un peu partout. C’était après la présidentielle de 2012, quand le FN s’organisait, s’implantait localement pour devenir une force politique plus viable. C’est une période où ce n’était plus tabou d’être au FN, ce qui a constitué une bascule. C’était très enrichissant.

A. G. ‒ Votre cursus est singulier puisque vous n’avez pas fait d’études de journalisme et que vous entrez à Libération par le biais d’un stage. Vous aviez cette volonté de raconter le monde, d’écrire ?

C. R. ‒ J’ai appris le métier sur le tas, en faisant, si j’ose dire. Ce n’est pas confortable, mais très formateur, ça s’est présenté comme ça, et on se nourrit des conseils de grands professionnels à l’expérience incomparable. Je me souviens qu’un jour, un bateau de 900 Kurdes a débarqué à Fréjus-Saint-Raphaël ‒ ce qui ne s’était jamais produit en France et qui n’est plus jamais arrivé ‒, et j’ai été envoyée là-bas. Je suis partie un peu en catastrophe, c’est à peine si j’avais emporté ma brosse à dents, et j’y suis restée une quinzaine de jours. Je me suis souvenue de ce que m’avait dit Sorj Chalandon, qui était à l’époque au service « infos générales », et qui était pour moi une des meilleures plumes de la presse écrite, un des meilleurs reporters, un des plus intéressants et sensibles aussi. Il m’avait dit, au détour d’une conversation informelle que, quand on est en reportage, on est à la fois « l’œil et l’oreille des lecteurs » qui, eux, ne sont pas sur place. Cette petite phrase imagée, qui peut sembler anodine, a agi chez moi comme un déclic et m’a appris à regarder différemment, partout où je me trouvais, à être attentive à chaque détail, à mieux m’imprégner du contexte pour ensuite le restituer le plus précisément possible, justement pour ceux qui ne vivent pas les choses de l’intérieur. C’est ce qui me plaisait, et c’est ce que j’ai appris grâce à Libération où il y a une vraie tradition du reportage. Au début, je ne savais pas faire, mais je n’ai pas reçu d’enseignement particulier, j’ai appris au fur et à mesure. J’aurais pu, à la fin de mes études, candidater dans un autre média, mais c’est vraiment l’écrit qui m’attirait. Quand j’ai commencé dans le journalisme, c’était déjà un métier en crise ‒ je crois d’ailleurs qu’il l’a toujours été ‒, mais, à Libération, l’écrit était très valorisé. Il y avait quelques grandes plumes, comme Florence Aubenas, Christophe Ayad, lauréat du Prix Albert-Londres, et quelques autres. Des gens humbles, qui ne se prenaient pas pour Flaubert ou Stendhal, qui ne se gargarisaient pas de ce qu’ils écrivaient. On était vraiment au service de la situation, de l’histoire, de la personne. C’était un exercice quotidien, très instructif, qui donne à ceux qui s’y intéressent un sens aiguisé de l’observation.

A. G. ‒ Votre reportage sur les jeunes militants FN a abouti à un livre, paru aux Éditions Robert Laffont. Pouvez-vous nous en parler ?

C. R. ‒ Oui, le processus est intéressant, et ce travail en immersion m’a été très profitable. Au départ, je n’avais pas en tête d’en faire un livre, j’étais obsédée par le journalisme qui est un métier très chronophage. Pour être bon, il faut passer du temps dans les endroits, observer et continuer à observer, même quand le travail est terminé. En réalité, on m’a proposé d’écrire un livre sur les jeunes militants du Front national. Le principe, c’était d’essayer de comprendre pourquoi, quand on a 20 ans, on pousse la porte du FN, et pourquoi on y reste. Nombre de journalistes ont des sujets de livres dans leurs armoires mais ne franchissent pas le pas, soit parce que les conditions de travail ne le permettent pas, soit parce qu’ils ne l’imaginent pas, et ces idées restent au fond d’un tiroir. C’est un peu moins vrai aujourd’hui, parce que les conditions de la presse sont telles qu’on essaye de trouver des compensations. Je n’ai pas écrit dans ce livre ce que j’écrivais dans Libération, c’est plutôt un compte rendu ce que j’ai pu observer du comportement, du fonctionnement des gens, ce sont des portraits, aussi. J’ai compris qu’il fallait parfois quelqu’un pour faire la jonction entre les thèmes, les journalistes, les livres, ce qui ne m’avait pas sauté aux yeux jusque-là. J’ai un peu joué ce rôle de passerelle entre le monde des médias et d’éventuels projets de bouquins, pour les Éditions du Seuil.

A. G. ‒ C’était une activité d’éditrice ? Vous étiez une « apporteuse » d’affaires, en quelque sorte ?

C. R. ‒ Oui, j’apportais des projets. Je suivais certains livres de bout en bout, mais c’était assez extérieur au fonctionnement de la maison, et une activité marginale pour moi, que j’exerçais en parallèle de mon vrai métier, le journalisme. Je proposais des sujets, des auteurs… Parfois, au cours de réunions, on me soumettait des idées de livres sur tel ou tel sujet et je me demandais si, dans mon entourage, je connaissais quelqu’un qui serait susceptible de finaliser le projet, de le mettre en forme.

A. G. ‒ Votre reportage au long cours est devenu un livre, c’est un objet qui reste, aussi.

C. R. ‒ Oui, absolument. Quand on est journaliste, un sujet en chasse souvent un autre. J’ai trouvé ça difficile, par exemple, en travaillant sur le Front national. Ce temps passé à essayer de comprendre comment fonctionnaient les militants, je voulais le mettre à profit et exploiter cette matière au maximum, au-delà des articles que je rédigeais. Il fallait utiliser un autre canal et faire en sorte de produire quelque chose qui resterait, effectivement.

Ce qui a accompagné ma carrière, c’est aussi la crise du journalisme et cette méfiance de l’opinion vis-à-vis des médias, que je peux comprendre. J’ai souvent tenté d’expliquer comment on faisait ce métier, et avec quelles précautions et quel respect j’essayais de travailler. Évidemment, je parlais pour moi, je ne peux pas me faire la porte-parole de toute la corporation. Écrire un livre est un autre exercice, qui demeure protégé de cette défiance et, dans ce contexte particulier et parfois délétère, certains journalistes y trouvent une sorte de consolation.

Quand j’ai quitté Libération, j’ai créé, avec quelques confrères, un média en ligne, Lesjours.fr. On reçoit un tel déluge d’infos au quotidien qu’on est parfois submergés, ballottés, et on ne sait plus très bien d’où elles viennent ni qui en sont les auteurs… On a repris une grande tradition du journalisme, le feuilleton, qui existait jadis dans les gazettes, qu’on a remis au goût du jour, avec les codes de la série. On a donc conçu des séries journalistiques, même si on n’a rien inventé. Ce sont des épisodes, avec des personnages récurrents, des personnages de la vraie vie, connus ou non, dont on suit les aventures. On a mis ça en place, comme une riposte à l’uniformisation et l’accélération de l’information.

A. G. ‒ C’est de la construction au long cours, comme pour un bouquin…

C. R. ‒ Oui et, encore une fois, c’est aussi une réponse à la crise de l’information. Le livre est un prolongement de cette expérience-là. J’ai l’impression que les espaces pour les grands récits, les grands reportages sur les crises, les plaies ou les maux d’aujourd’hui ‒ tout ce qui est en train de transformer notre société, ce qui la mine ‒, ont tendance à se ratatiner, dans la presse. Lesjours.fr, c’était une sorte d’objection à ce phénomène-là, mais une réponse modeste, très humble, à notre échelle. J’en suis partie mais le principe perdure. Ceux que j’appelle les « orphelins » de la presse ont besoin et envie d’écrire ces récits, n’ayant plus vraiment la possibilité de le faire dans le contexte traditionnel. Cet espace, ils le trouvent dans les livres. C’est ce qu’on aimerait développer aux Éditions L’Iconoclaste.

A. G. ‒ À L’Iconoclaste, justement, vous passez du numérique au papier. Y a-t-il encore un poids du papier, à l’heure actuelle ?

C. R. ‒ Oui, parce que l’objet livre est sacralisé, je pense. C’est un espace sanctuarisé, on peut le voir comme un compagnon, ça n’a rien à voir avec un quotidien, qu’on jette après l’avoir lu, ou le numérique, qu’on trimballe dans sa poche, mais qui est incorporel. Le numérique, on ne peut pas le feuilleter, lui faire des bisous, il n’a pas d’odeur… (Rires) J’ai constaté à Libération que les temps de reportages, la place pour les récits se sont rétrécis. Je parle d’un journal que je connais bien, pourtant je reste persuadée qu’il y a encore des exceptions, dans une société constamment plongée dans le tumulte, dans le basculement. C’est tantôt intéressant, tantôt terrifiant, ou les deux à la fois. On essaie de créer, à L’Iconoclaste, une sphère hospitalière pour ces plumes-là, qui sont devenues un peu vagabondes, et je suis certaine qu’il y a un public pour ça. On vit une période particulièrement trouble, faite de bouleversements, mais je pense ‒ en tout cas j’espère ‒ que les gens ont encore envie qu’on leur raconte la société dans laquelle ils évoluent. Notre philosophie, c’est d’essayer, à travers ces récits, de faire comprendre le monde en temps réel.

A. G. ‒ Sur internet, tout le monde aujourd’hui donne son avis, c’est assez désordonné, souvent n’importe quoi, et dans l’excès permanent. Avec le livre, ce droit de réponse n’existe pas, c’est un peu à sens unique, parce qu’on ne peut pas se confronter à l’auteur. Est-ce un problème ?

C. R. ‒ À mon sens, non. Mais il faut que le récit soit objectif. Un exemple : j’ai fait un reportage sur le Front national, je ne suis pas d’accord avec eux, mais j’ai été respectueuse de leur pensée, de leur manière de s’exprimer. Le plus grand service que je pouvais rendre à ceux qui s’intéressent à ce que représente le FN ‒ qui sont des gens de chair et d’os ‒, notamment les jeunes, c’était de restituer le plus fidèlement possible leur philosophie. On peut évidemment donner la parole à des gens avec qui on n’est pas d’accord, fort heureusement. Mais il faut le faire de façon honnête et juste. Ce ne sont pas des livres d’adhésion, mais de narration, pour une meilleure appréhension et une meilleure compréhension d’une question. C’est une partie des livres qu’on a envie de faire. Ce qui nous intéresse, à L’Iconoclaste, c’est de publier des livres engagés, sur le néo-féminisme, par exemple, avec des prises de parole, des manifestes incarnés. Cette prise de parole est forte, forcément subjective, mais elle ne se fait pas au détriment des autres. Pour moi, ce n’est pas un enjeu.

A. G. ‒ Quel accueil votre livre sur le Front national a-t-il reçu ? Vous n’avez pas été embêtée, par la suite ?

C. R. ‒ Non, parce que j’ai été honnête dans mon travail, et les militants du FN l’ont bien compris. Encore une fois, je ne voyais pas l’intérêt d’écrire que c’étaient tous des nazis. Ce que je souhaitais, c’était me mettre dans la peau d’un jeune de 20 ans et me demander ce qui l’amène à adhérer au parti, ce qu’il cherche à travers cette démarche, essayer de comprendre comment le FN utilise et instrumentalise les nouveaux militants, et ce que ça dit de notre société actuelle. La plupart tiennent un discours empreint de discrimination, de racisme, mais je n’ai pas besoin de l’appuyer derrière. Ce qui m’importe, c’est que les premiers concernés se sont reconnus dans mon travail, ils savaient que je n’avais pas triché.

A. G. ‒ Comment s’est passée votre rencontre avec Sophie de Sivry, directrice de L’Iconoclaste ?

C. R. ‒ Quand j’étais journaliste aux Lesjours.fr, j’avais retrouvé un jeune homme que j’avais côtoyé à Libération, qui était un de mes interlocuteurs quand je travaillais sur les questions de politique, de PMA. Cet homme est né par don de sperme et venait de retrouver son géniteur, qui l’avait personnellement contacté. Inutile de vous dire qu’il se trouvait à ce moment-là dans un monde un peu chavirant. Il avait décidé de révéler son histoire, ce qui est extraordinaire, parce que le don de sperme est anonyme en France. C’était le premier cas de ce type, je lui ai suggéré d’en faire un livre. Finalement, c’est moi qui l’ai écrit, pour L’Iconoclaste, car Sophie de Sivry, qui avait découvert cette histoire dans un article du Monde, était elle aussi à fond derrière ce projet.

A. G. ‒ Quel est le nom de ce jeune homme ?

C. R. ‒ Il s’agit d’Arthur Kermalvezen, et le bouquin s’appelle Le Fils. Pour rappel, ce qui m’a amenée à L’Iconoclaste, c’est aussi cette façon différente d’appréhender le livre. Quand j’ai quitté Lesjours.fr, je ne cherchais pas spécialement de poste. Avec l’éditrice Julia Pavlowitch, qui fait davantage de fiction, on a eu des discussions qui me semblaient assez transgressives au début à moi qui étais journaliste, mais les questions qu’elle me posait m’ont stimulée, parce qu’elle me poussait dans mes retranchements. Moi, j’écrivais sur des faits réels, on n’avait donc pas, a priori, les mêmes perspectives. Et j’ai trouvé ça génial. Alors que j’écrivais depuis des années sur ce monde en perdition, englouti, asphyxié par les réseaux sociaux, la vidéo, je me retrouvais tout d’un coup face à quelqu’un qui me demandait d’écrire des bouquins et, surtout, d’aller plus loin que ce que j’avais l’habitude de faire. J’ai pris ça comme une chance à ne pas laisser passer. On avait des grandes conversations sur le sujet, elle me posait des tas de questions sur ce que je connaissais de l’histoire, et je dois dire qu’on a apporté un soin tout particulier à ce livre. Ça m’a rappelé cette manière un peu artisanale de procéder qu’on avait aux Jours.fr, c’est presque du sur-mesure. Tout est pensé, peaufiné jusque dans la forme. Une amie m’a alors suggéré de me proposer comme éditrice de non-fiction. Julia voulait déjà que j’écrive un nouveau livre, j’étais partie sur un autre projet et je ne demandais rien à personne, mais je trouvais l’idée formidable. J’ai dit à Sophie de Sivry qu’il fallait absolument profiter de ce moment historique, de ce basculement post #MeToo, pour faire émerger des nouvelles voix et nourrir ce mouvement avec plein de récits différents, J’avais envie qu’en tant qu’éditeurs, on s’empare de cet élan et qu’on y participe, parce que chaque livre est une pierre supplémentaire pour avancer. J’ai voulu également me servir de mes expériences dans le journalisme pour créer cet espace de nouveaux récits, qu’on pourrait qualifier de narratifs. C’est un genre qui serait un croisement entre le journalisme littéraire et le réel ‒ un fait divers, une problématique, une immersion… ‒, mais avec l’attractivité d’un récit romanesque, même si rien n’est inventé. C’est évidemment en lien avec la crise du récit, de l’intérêt pour le récit, quel qu’il soit. Et, naturellement, il est essentiel que ces livres soient palpitants, quand on songe à la concurrence qui existe, entre le cinéma, le théâtre, Netflix, Deezer, toutes ces entités qui veulent nous arracher nos secondes de vie, en quelque sorte…

A. G. ‒ Vous possédez en tant que journaliste une certaine acuité et une vision globale, ce qui vous a amenée à repérer Marie Laguerre qui a fait le buzz sur internet. C’est le premier thème que vous avez apporté ?

C. R. ‒ Oui, j’en ai parlé à Sophie de Sivry qui n’a eu besoin que de 15 secondes pour me dire « on y va », justement parce qu’elle a parfaitement saisi ce basculement…

A. G.  ‒ De quoi parle le livre de Marie Laguerre ?

C. R .  ‒ Marie, c’est une jeune femme de 23 ans, étudiante en architecture, qui, un jour d’été, rentrait chez elle, à Belleville, et qui, pour la énième fois dans la même semaine, s’est fait héler dans la rue par un mec, il imitait des bruits de succion extrêmement humiliants… C’était loin d’être le premier, elle en a eu marre et elle a riposté, ce qui n’a pas plu au mec en question qui s’est approché d’elle et lui a porté un coup au visage. Marie a par la suite récupéré un enregistrement de son agression et l’a posté sur le net. Cette séquence a totalisé 10 000 000 de vues. Ce qui est intéressant, c’est que Marie est typiquement une jeune femme d’aujourd’hui, qui se fait régulièrement emmerder dans la rue. Il faut savoir que 58 % des agressions de ce type concernent des jeunes femmes qui ont entre 20 et 24 ans, dans les grandes villes mais pas seulement. On était en plein dans la vague #MeToo, elle a eu comme une prise de conscience et a décidé qu’elle ne laisserait plus faire. Sa vidéo a eu un tel retentissement qu’elle s’est sentie responsable, porteuse d’un message contre toutes les formes de violence. Ce qui est paradoxal, c’est que cette jeune femme n’avait rien demandé et qu’elle est devenue malgré elle un des visages emblématiques de cette lutte. Comme elle avait la force de faire passer ce message, on a pris la décision de publier un manifeste incarné, intitulé Rebellez-vous !, dans lequel elle raconte des anecdotes sur sa vie, son enfance, toutes ces étapes de construction qui ont fait qu’un jour, elle a pris conscience qu’elle était en train de devenir une femme, dans une société qui a surtout été dessinée pour les hommes, une femme qui, un jour sur un trottoir, sera capable de dire non, de répondre à ce genre d’outrages. C’est très facile d’accès, en termes d’identification, parce que ça évoque des épisodes qu’on a toutes vécus, des anecdotes qui en rappelleront d’autres… On y a inséré un petit guide, avec les outils pour agir, aussi bien en cas de harcèlement dans la rue qu’au travail, dans le couple, sur la manière dont on peut se défendre.

A. G. ‒ Marie n’était pas auteure à l’origine. Ce livre, elle ne l’a pas écrit toute seule ?

C. R. ‒ Non. Déjà, c’est difficile d’écrire, c’est un métier, une technique, une compétence. C’est d’autant plus compliqué quand il s’agit de sa propre histoire, à plus forte raison quand elle est douloureuse. J’ai choisi de lui présenter Laurène Daycard, une journaliste d’une trentaine d’années qui, à peu de choses près, est de la même génération qu’elle, qui avait elle-même travaillé sur les féminicides à une époque où personne ne prononçait ce mot, et qui a mené des enquêtes très tenaces à ce propos. C’est un attelage complémentaire : Laurène a tenu la plume pour le récit, et, pour la partie « manuel », elles ont mis en commun leurs expériences respectives, pour mieux donner les outils.

A. G. ‒ En tant qu’éditrice, vous intervenez sur l’écriture ?

C. R. ‒ Oui, j’interviens sur le contenu, sur l’écriture, la structure.

A. G. ‒ Et sur la promotion ?

C. R. ‒ Pas vraiment. Je serai là en cas de besoin, mais c’est Marie Laguerre qui va porter son livre, avec ses mots, ses convictions… Je serai plutôt en retrait sur cet aspect. On discute, bien entendu, de la manière de procéder, de présenter le livre, mais c’est elle qui sera aux commandes.

A. G. ‒ Qu’est-ce que ça fait de devenir éditrice pour L’Iconoclaste ? C’est un rôle plus « officiel » que celui que vous aviez au Seuil ?

C. R. ‒ Oui, là je me trouve vraiment au cœur du métier d’éditeur. Au Seuil, il m’est arrivé d’apporter des auteurs, mais je ne m’occupais pas du texte, même si c’est une étape que j’apprécie tout spécialement. J’avais par exemple publié Noire n’est pas mon métier, un projet initié par Aïssa Maïga et porté par un collectif d’actrices noires du cinéma français, une parole publique sur le racisme, le sexisme, qui avait été un franc succès dont j’étais très fière. À L’Iconoclaste, on participe activement au contenu, ce qui peut d’ailleurs parfois générer des discussions un peu tendues avec les auteurs, et quelques dissensions. En l’occurrence, le fait d’avoir été moi-même auteure est un atout indéniable, parce que j’ai arpenté ces chemins-là. Je considère que cet accompagnement est vertueux, nécessaire et très intéressant, et j’avoue que j’adore cet aspect du métier. Je vois ça comme un prolongement de ma vie de journaliste, dans la conception de ce qu’on veut publier. Le fait d’avoir longtemps sillonné la France, d’avoir passé tout ce temps en reportage, m’aide à comprendre les sujets, les situations, à ne pas être à côté de la plaque, ou le moins possible, en tout cas. C’est un prolongement, mais dans un territoire différent, et c’est plutôt agréable.

A. G. ‒ C’est peut-être aussi un peu plus tranquille que le buzz quotidien du journalisme ?

C. R. ‒ Oui, c’est vrai que ça peut être un peu asphyxiant. Là, j’ai l’impression de pouvoir travailler plus sereinement.

A. G. ‒ Quels sont les autres titres que vous éditez ?

C. R. ‒ On a publié Les filles de Romorantin. L’auteure, Nassira El Moaddem est une journaliste née à Romorantin de parents marocains et dont le père était ouvrier chez Matra, qui était l’employeur principal de la ville. Une fois le bac en poche, elle est partie pour suivre ses études. Sa famille vit toujours là-bas, et elle a toujours ressenti ce besoin d’y retourner un jour et d’écrire un bouquin sur son enfance, son parcours, sa ville. Elle avait ce projet enfoui en elle et, quand la crise des gilets jaunes a éclaté, elle a immédiatement fait le lien avec la problématique de Romorantin, cette absence de mobilité, cette sensation d’enclavement… C’est un titre intéressant, parce que c’est une narration personnelle. Elle y évoque sa famille, ses amis, mais il y a aussi une part d’enquête journalistique sur ces lieux, ces gens, leurs questionnements… Ce livre est paru en octobre 2019. On va également paraître en mars 2020 L’été où je suis devenue vieille, d’Isabelle de Courtivron, qui raconte l’histoire d’une femme de 73 ans qui, un beau matin, prend conscience de son âge, de son corps fatigué et se rend compte qu’elle ne peut plus faire ce qu’elle faisait. Elle se retrouve brutalement isolée et désemparée. C’est un livre écrit sans fard et sans faux-semblants, sur le vieillissement, avec les transformations, notamment physiques, que ça implique.

A. G. ‒ C’est un très joli titre, un bel exemple de transmission, aussi. C’est intéressant de donner la parole à des gens à qui on ne la donne plus, justement…

C. R.  ‒ Oui, je suis bien d’accord.

A. G. ‒ L’Iconoclaste, c’est combien de titres de non-fiction par an ?

C. R. ‒ J’ai 9 livres signés, entre ceux qui sont parus et ceux qui sont en chantier. J’ai intégré la maison au printemps 2019, ça ne fait guère plus de six mois. J’ai apporté certaines idées, des projets sont nés de cette collaboration, d’autres existaient avant mon arrivée. L’Iconoclaste a toujours fait un petit peu de non-fiction mais, ce qui a changé, c’est qu’on a décidé de donner une intention plus marquée. Les bouquins ont désormais une identité visuelle, composée par un graphiste, comme pour la fiction. Dans le format et la typo, on retrouve désormais une cohérence pour chaque genre, ce qui n’était pas le cas jusqu’à présent. La non-fiction était un peu éparpillée au milieu du reste.  L’Iconoclaste est une maison qui publie peu et je trouve ça très bien. On n’est pas dans la surproduction, on ne se dit pas qu’il faut à tout prix sortir tant de livres, en sachant pertinemment qu’on ne pourra pas assurer correctement le travail sur les textes, la promotion, et qu’on sera obligés d’en délaisser certains. Ce qui est essentiel, c’est de définir précisément la direction dans laquelle on veut aller. Quand on a fondé Lesjours.fr, on savait qu’on ne serait pas un média de flux, qu’on ne serait pas dans l’exhaustivité ‒ ce qui, de toute façon, est une illusion pour la presse ‒, c’est un peu la même chose ici. Notre politique éditoriale, à Lesjours.fr, c’était de publier des séries, de choisir des problématiques et de les raconter au long cours. On ne peut pas être partout à la fois. À l’Iconoclaste, on va par exemple se pencher sur le néo-féminisme, en étant attentifs au fait qu’on n’est pas dans une France « blanche », qu’il y a différentes identités représentées. Il faut raconter cette France multiculturelle, un sujet qui, à mon sens, n’est pas très bien traité, en règle générale. On aurait pu choisir le basculement écologique ou un autre sujet, mais on préfère en faire moins et bien défendre nos publications, c’est une démarche similaire à celle qu’on avait aux Jours.fr. Je conclurai en disant que j’ai aujourd’hui la sensation d’être en capacité de construire, grâce à mon expérience de journaliste, d’avoir les outils pour produire des livres de qualité, de beaux objets qu’on n’a pas envie de bazarder, dans une période où tout s’évanouit très vite.

Entrevue avec Elsa Pallot (Cheyne)

14 février 2020

L’entrevue suivante a été réalisée par Amandine Glévarec et est également disponible sur son blogue http://kroniques.com.

Amandine Glévarec ‒ Elsa Pallot, peut-on revenir, pour commencer, sur l’historique de la maison d’édition Cheyne ?

Elsa Pallot ‒ La maison Cheyne a été créée en 1980 par un couple de Parisiens, Jean-François Manier et Martine Mellinette, qui revenaient d’un tour du monde. Quand ils sont rentrés en France, ils ont eu envie de faire de l’édition de poésie, mais ils n’y connaissaient rien et n’avaient pas d’énormes moyens. Leur idée était de monter une imprimerie typographique, au plomb, alors ils sont allés se former chez Rougerie pendant quelques mois, puis ils ont cherché un endroit en province pour installer leur atelier et leur maison d’édition. Il se trouve que le plateau Vivarais-Lignon, situé à la frontière entre la Haute-Loire et l’Ardèche, à 1000 m d’altitude, leur plaisait bien. Ils ont donc contacté les différentes mairies du secteur pour savoir s’il existait un endroit où ils pourraient s’établir. Au Chambon-sur-Lignon, le maire leur a parlé d’une ancienne école, située dans un hameau qui s’appelle Cheyne, et la leur a fait visiter. Ils ont craqué. Cette bâtisse est implantée dans un endroit perdu, à l’extérieur du village, il faut traverser une cour de ferme pour y accéder. Ils se sont donc posés là, au lieu-dit Cheyne, qui a donné son nom à la maison d’édition.

A. G. ‒ Avaient-ils pour ambition de vivre de leur projet ?

E. P. ‒ Oui, absolument, c’était leur objectif. Ils ont d’abord fondé l’imprimerie, en 1978. Pendant deux ans, c’était juste une imprimerie, puis ils ont décidé de se lancer dans l’édition de livres de poésie, en 1980. La première année, ils en sorti trois.

A. G. ‒ Quels sont ces trois premiers titres qui sont parus chez Cheyne ?

E. P. ‒ Le tout premier auteur publié s’appelait André Brun, mais le livre est aujourd’hui épuisé. Je vous avoue ne pas me souvenir des deux autres. À ma décharge, je n’étais pas née en 1980 ! (Rires.). Au début de l’aventure, ils ont un peu galéré, bien entendu. Ils voulaient assurer la diffusion eux-mêmes et leur production était assez maigre. Jean-François Manier a essuyé de nombreux refus, quand il allait démarcher les libraires en leur expliquant qu’il avait trois livres, mais qu’il voulait faire de la vente ferme et pas des dépôts.

A. G. ‒ Y a-t-il beaucoup de librairies dans cette région ?

E. P. ‒ Elles ne sont pas légion, mais on est à une heure de Saint-Étienne, à une heure et demie de Lyon et de Valence… Et il y a une librairie dans le village.

A. G. ‒ Ont-ils pensé à installer un point de vente, justement ?

E. P. ‒ Je vous en parlerai plus tard. On a évoqué le démarrage, voici la suite. Petit à petit, la maison a pris de l’ampleur, l’activité s’est développée et ils ont pu embaucher quelques salariés, notamment pour œuvrer à l’atelier, puisque c’est la maison qui assurait l’impression. En 2017, Benoît Reiss et moi-même avons repris la maison d’édition. À titre personnel, j’y travaillais depuis 2012, après avoir fait un DUT Métiers du livre à Aix-en-Provence, que j’avais finalisé par un stage chez Cheyne. J’avais postulé dans différents endroits, dont Cheyne, que je connaissais un petit peu. J’y ai donc fait mon stage, qui s’est très bien déroulé, et je suis restée. J’ai fait un an d’apprentissage, une licence Pro Édition à Bordeaux, tout en travaillant pour Jean-François Manier, qui m’a proposé de m’embaucher comme assistante d’édition. En 2016, quand il a voulu prendre sa retraite, sa compagne avait pris du recul depuis plusieurs années déjà. Il a alors posé à l’ensemble des salariés la question de savoir si certains d’entre eux étaient susceptibles d’être intéressés pour reprendre le flambeau.

A. G. ‒ Vous étiez combien de salariés, à l’époque ?

E. P. ‒ On était cinq salariés et j’étais la seule intéressée pour reprendre. Les autres ne voulaient pas forcément partir, mais ils ne voulaient pas prendre la direction. J’ai dit à Jean-François que j’étais partante, mais j’avais 23 ans et je n’étais pas prête à le faire toute seule. Nous nous sommes mis en quête d’un collaborateur. On est allés chercher Benoît, qui a fait des études d’édition et qui est aussi auteur. Il a publié son premier livre chez Cheyne en 2004, trois autres ont suivi. Benoît est marié à une Japonaise et vivait à ce moment-là au Japon, où il exerçait comme prof de français. On l’avait croisé aux Lectures sous l’arbre, six mois avant, et on n’ignorait pas qu’il projetait de revenir en France avec sa famille et qu’il avait envie de retravailler dans l’édition. L’idée nous semblait cohérente : il avait déjà un pied dans la maison, il avait la formation idoine et avait travaillé dans d’autres maisons, certes un peu plus spécialisées, comme Delagrave.

A. G. ‒ Son âge pouvait-il justement constituer un élément rassurant ?    

E. P. ‒ Oui, incontestablement, car l’idée était de créer un duo complémentaire. Personnellement, je me sentais sans doute un peu fragile, encore un peu légère dans le fait de devoir choisir les textes, même si je n’étais pas toute seule. Il y avait une équipe, mais il fallait valider les choix. On a moins lu quand on a 20 ans que quand on en a 40. De son côté, lui voulait revenir dans l’édition mais n’avait jamais envisagé de diriger une maison. Si l’aspect littéraire ne lui faisait pas peur, la gestion l’effrayait un peu plus. Or, j’étais plutôt à l’aise avec cet aspect, on forme donc un bon duo. Jean-François a embauché Benoît pendant 6 mois pour qu’on puisse mûrir notre projet et être sûrs que le courant passait bien entre nous, sur le plan humain. On se connaissait un peu mais pas suffisamment pour se lancer sans réfléchir. On a donc mis tranquillement le projet en place, et ‒ ce qui est essentiel ‒, c’est que la transmission s’est faite en douceur. Quand j’étais en licence Pro Édition, j’avais écrit un mémoire sur la transmission des maisons indépendantes, sans savoir à l’époque que je serais concernée un jour. La succession est toujours difficile pour toutes ces maisons d’édition, qui ont été créées dans les années 80, et dont la réussite est très étroitement liée à la personnalité de son ou ses fondateurs. Il y a d’ailleurs eu assez peu de réussites en la matière, et certaines entreprises ont tout bonnement périclité. Parfois, ce sont des fondateurs un peu trop envahissants qui pourrissent la vie des repreneurs, qui ne lâchent rien, parce que c’est leur bébé et qu’ils ont du mal à passer la main. Jean-François ne voulait pas que ça se termine de cette manière. Il préparait la suite depuis des années, il y avait d’ailleurs eu une première opportunité de reprise, à l’époque où j’étais salariée, en 2013, mais ça ne s’était pas concrétisé.

A. G. ‒ Concrètement, combien coûte une reprise de ce type, sachant qu’à 23 ans, on ne possède pas forcément les fonds ?

E. P. ‒ Jean-François avait essuyé un premier échec avec une ancienne employée qui devait reprendre l’entreprise. Il a voulu s’organiser autrement pour la deuxième tentative et nous a offert des conditions de rêve. Il avait envisagé un temps de revendre Cheyne à une grosse maison, mais cette option signifiait perdre son indépendance ‒ ce qui est quand même la caractéristique principale d’une maison comme la nôtre ‒, probablement des salariés, aussi, parce qu’ils n’auraient pas conservé l’imprimerie, et il y aurait eu inévitablement un tri dans le catalogue. Ce n’était pas son souhait, même si, financièrement, il s’y serait largement retrouvé. Finalement, il nous a fait un crédit vendeur et on a juste eu à apporter la trésorerie pour constituer le fonds de roulement de départ. Pour résumer, c’est Jean-François qui joue le rôle de la banque, sur 10 ans. On n’a pas eu besoin de faire de prêt.

A. G. ‒ Vous rachetez progressivement, en somme, sans intermédiaires, donc sans frais ?

E. P. ‒ Voilà. Il nous reste 7 ans à payer. Si la boîte tourne correctement, ça ne nous coûte rien, puisqu’on rembourse avec les bénéfices de l’entreprise. Naturellement, on a intégré des clauses, au cas où ça ne marcherait pas…

A. G. ‒ Les bénéfices, justement… Est-ce qu’une petite structure comme la vôtre génère suffisamment de revenus pour maintenir les salariés en place ? Il y en a toujours cinq ?

E. P. ‒ On est actuellement deux gérants et cinq salariés. On a trois temps pleins, un trois-quarts temps, et une femme de ménage qui travaille trois heures par semaine. On arrive à payer tout ce beau monde, nous compris. On réalise un chiffre d’affaire annuel d’environ 380 000 euros. Notre activité est coupée en deux : on fait 80 % de notre chiffre en édition, vente de livres, et 20 % en impression pour l’extérieur. On peut imprimer des livres, bien sûr, mais aussi des faire-parts, des cartes de visite ou les menus d’un restaurant, par exemple. Cette activité est loin d’être négligeable, quand on sait que les marges sont plus importantes en imprimerie qu’en édition. Pour ce qui est des tarifs, on est un peu dans la fourchette haute, parce qu’on fait de l’impression en typo. Nos devis sont plus élevés que pour le numérique, mais les clients viennent aussi chez nous pour la qualité et pour le conseil. Comme on est éditeurs, on propose des services supplémentaires, comme la mise en page, la relecture, des accompagnements à l’écriture… Il nous également arrive de rédiger des textes pour des clients.

A. G. ‒ Ça permet d’avoir un socle rassurant ?

E. P. ‒ Exactement. L’année dernière, on a fait un résultat positif de 30 000 euros. C’est fragile, il faut toujours faire attention, mais ça fonctionne. Il y a eu des périodes un peu plus dures, notamment au début des années 2010. On arrive à maintenir un résultat positif.

A. G. ‒ Peut-être aussi parce que vous avez le moyen de production ?

E. P. ‒ Oui, parce qu’on fait tout en interne, effectivement. Notre poste le plus important, ce sont les salaires.

A. G. ‒ Vous économisez quand même le coût de la fabrication, qui peut être conséquent pour un éditeur…

E. P. ‒ Oui, ce qui fait qu’on arrive à en vivre tous, actuellement.

A. G. ‒ Et la fonction de libraire, dont on parlait tout à l’heure ?

E. P. ‒ En 2013, la maison d’édition a déménagé et s’est installée à Devesset, un village situé à 5 km. On a d’ailleurs passé la frontière, puisqu’on est aujourd’hui en Ardèche, alors que nos locaux se trouvaient en Haute-Loire. Dans l’ancien bâtiment, Jean-François Manier a ouvert, avec son fils, un bar à vin-librairie, qui s’appelle L’Arbre vagabondIl s’agit une d’une librairie thématique, mais on n’y trouvera pas les nouveautés. Ils ont choisi cinq thèmes, avec du livre neuf, soldé et d’occasion. C’est aussi un bar à vins, restaurant, un lieu perdu au milieu de nulle part, mais assez extraordinaire.

A. G. ‒ C’est donc sa nouvelle activité, celle à laquelle il consacre sa retraite. C’est aussi dans cet endroit pittoresque que se déroulent les Lectures sous l’arbre ?

E. P. ‒ Tout à fait. Au départ, cet événement était organisé autour de la maison d’édition et, comme le public est habitué à ce site, on n’a pas voulu délocaliser la manifestation. Il y a à boire et à lire, c’est parfait. Quelques activités sont également planifiées à l’intérieur de la maison d’édition, mais le cœur du festival se passe autour de L’Arbre vagabond.

A. G. ‒ À quelle fréquence cet événement est-il organisé ? Sur quelle durée ?

E. P. ‒ Il a lieuune fois par an et dure une semaine.

A. G. ‒ Est-il consacré exclusivement à la poésie ?

E. P. ‒ Principalement, mais pas exclusivement.

A. G. ‒ Je crois savoir que c’est la maison Zulma qui était invitée, dernièrement ?

E. P. ‒ En effet. Le festival existe depuis 1992, c’est d’ailleurs parti d’un pari un peu stupide. L’idée de départ était d’organiser une après-midi lecture sur le lieu de la maison d’édition, avec un auteur qui lit et un musicien. Au bout du compte, 200 personnes se sont déplacées, ce qui n’est pas rien dans un village qui ne compte que 2500 habitants. Comme la première édition avait été un franc succès, Jean-François a décidé de récidiver et d’étoffer la formule en proposant une semaine entière de festivités. Le principe, c’était de promouvoir les auteurs de Cheyne parus dans l’année. On s’en est un peu éloignés aujourd’hui, le concept a évolué. On accueille chaque année des auteurs poètes d’un pays différent, on organise des conférences sur le pays invité, un cycle de cinéma, et on met un éditeur à l’honneur. En 2019, c’était la Corée, Zulma, en 2020, ce sera l’Italie et les éditions de La Fosse aux Ours. On est en pleine nature, on croise beaucoup de Parisiens, d’ailleurs, très heureux de couper avec leur environnement habituel.

A. G. ‒ Ça me fait un peu penser au banquet de Verdier, je me trompe ?

E. P. ‒ Tout à fait. Il y a des lectures, des rencontres, des balades littéraires. On emmène les gens se promener, on fait des arrêts lectures, on propose des spectacles et on met en place une immense librairie de 1500 livres, divisée en quatre pôles : les titres de Cheyne, bien sûr, le fonds de l’éditeur invité, avec plus ou moins de titres selon l’importance de la maison, un fonds du pays invité, ce qui implique un gros travail de recherche biblio, et ce qu’on appelle la librairie des intervenants, avec tout ce qui est évoqué, conseillé et lu par les auteurs pendant le festival. C’est une librairie dans les prés, très singulière, et c’est un fonds que vous ne trouverez nulle part ailleurs. Cerise sur le gâteau, on vend énormément, on fait près de 40 000 euros de chiffre d’affaires sur une semaine, ce qui est considérable pour une petite structure.

A. G. ‒ Voilà qui me permet de rebondir sur le fonds de la maison d’édition. Cheyne, à ce jour, c’est combien de titres publiés et combien de titres encore disponibles ?

E. P. ‒ On recense actuellement 400 titres dans le catalogue, pour une centaine d’auteurs. On ne fait pas de pilon, c’est notre particularité. On a en stock tous les livres parus depuis la création, hormis ceux qui sont épuisés. Rien n’a jamais été détruit.

A. G. ‒ Vous avez encore les plaques, vous pouvez les retirer ?    

E. P. ‒ Pas toutes. On travaille avec le plomb, ce qui coûte assez cher. Quand on a imprimé un livre, il existe deux options : soit on pense qu’on sera amenés à le réimprimer, auquel cas on conserve le plomb, soit on considère que ça ne servira plus, on le fait alors fondre pour le réutiliser. Il arrive qu’on se plante… Et, s’il le faut, on refait le livre, c’est le jeu. Autre particularité, 60 % de nos ventes proviennent du fonds, ce qui est assez rare, me semble-t-il. On ne suit pas du tout la rentrée littéraire, on s’en fout un peu, ce n’est pas notre créneau, on essaye toujours de faire vivre notre stock, les nouveautés aussi, bien sûr. On est très contents, par exemple, de faire des lectures d’un livre d’Isabelle Pinçon, Lapetitegens, paru l’an dernier, et qu’on peut donc encore considérer comme une nouveauté, mais aussi de livres plus anciens.

A. G. ‒ Un point sur le nombre de publications que vous faites chaque année. C’est figé ou pas nécessairement ?

E. P. ‒ On édite une douzaine de nouveautés par an, c’est un choix de notre part, notamment en termes de temps. On a vraiment envie de porter chaque livre, de le défendre, de lui donner la possibilité de rencontrer les libraires, les lecteurs.

A.G. ‒ On est sur des tirages de quel ordre ?   

E. P. ‒ Les premiers tirages, chez nous, c’est 800 exemplaires, 3000 pour la collection jeunesse, parce qu’elle fonctionne très bien. On se limite à douze, quinze nouveautés par an, mais on fait aussi chaque année des réimpressions de titres qui se vendent bien. L’an dernier, entre les inédits et les rééditions, on a travaillé sur 19 livres. Matériellement, à l’atelier, on ne peut pas faire beaucoup plus, parce que les temps de fabrication sont assez importants. Si on dépassait ce seuil, on perdrait assurément en qualité.

A. G. ‒ Vous n’avez pas de problèmes de stockage ?

E. P.  ‒ On occupe un local de 650 m² ‒ c’est aussi l’avantage d’être à la campagne ‒, ce qui nous permet de tout conserver et de ne pas pilonner. Quand on a déménagé, en 2013, on a gagné en superficie et ce fut assez salvateur, parce qu’on commençait à en avoir un peu partout, dans les bureaux… (Rires)

A. G. ‒ On va enchaîner avec les collections, puis on évoquera la distribution, que vous assumez vous-mêmes. 

E. P. ‒ Chez Cheyne, y a six collections. La première, la Collection Verte, la collection historique de la maison, est consacrée à la poésie contemporaine. Des poètes comme Jean-Pierre Siméon, David Dumortier, Albane Gellé, Jean-Yves Masson, qui ont aujourd’hui une certaine renommée, ont trouvé là une première publication. Pour cette collection, on fait deux à trois nouveautés par an.

On a une collection jeunesse, Poèmes pour grandir, créée en 1985, qui est très importante pour la maison. Elle est née du constat qu’il y avait, à l’époque, assez peu de poésie destinée aux enfants. C’était soit de l’anthologie, soit de la poésie pour adultes qu’on faisait lire aux enfants. L’idée, c’était d’essayer de donner le goût de la poésie dès le plus jeune âge, de créer une collection qui fasse s’interroger les enfants, qui les ouvre sur ce genre, avec des thèmes qui ne soient pas seulement les sujets habituels, les animaux, les paysages… On édite, par exemple, des livres sur l’homosexualité, le harcèlement… bref, des thèmes un peu plus « rudes », mais sur lesquels les enfants se posent aussi des questions… Il ne faut pas les prendre pour plus bêtes qu’ils ne sont… Ce sont de vraies interrogations sur la vie et ils sont aussi concernés. Pour cette collection, que je dirige, on a aussi développé des collaborations avec de nouveaux illustrateurs, qui s’attellent à agrémenter les poèmes. On produit une ou deux nouveautés par an. C’est la collection pour laquelle on reçoit le moins de manuscrits, et ce sont souvent des choses un peu mièvres qui ne nous intéressent pas. C’est, de fait, la plus difficile à faire vivre.

A. G. ‒ Elle vous tient particulièrement à cœur, pourtant ?

E. P. ‒ Tout à fait. Étonnamment, les textes qu’on sélectionne ne nous sont pas toujours adressés par des auteurs qui souhaitent intégrer cette collection, mais on estime qu’ils cadrent bien avec le concept.

A. G. ‒ Les auteurs en question n’en sont-ils pas un peu vexés ?

E. P. ‒ Non, je ne crois pas. En tout cas, ils ne nous le disent pas. (Rires.). Certains sont surpris, tout au plus.

Nous avons aussi la Collection Grise, l’espace de découverte de la maison, qui permet de donner sa chance à un auteur inconnu. On a instauré une sorte de parrainage, c’est-à-dire que chaque livre est préfacé par un auteur plus confirmé du catalogue, à qui on demande d’accompagner ce premier livre. Cette collection est importante pour nous, parce qu’on considère qu’il y a de plus en plus d’éditeurs qui ne publient plus que des auteurs déjà « installés » et qui ne s’ouvrent pas à des jeunes talents. Ils ne prennent pas le moindre risque. En ce qui nous concerne, quand on reçoit un manuscrit d’un illustre inconnu, s’il nous plaît, on se lance.

A. G. ‒ C’est en quelque sorte votre espace « laboratoire » ?

E. P. ‒ On peut dire ça. C’est surtout une porte d’entrée pour de nouveaux auteurs, pour qui la suite sera peut-être heureuse, allez savoir.

On a la Collection Grands fonds, qui porte bien son nom, puisque les grands fonds, en typographie, sont les marges qui se trouvent sur le bord extérieur de la page. Le principe, c’était de publier des livres qui sont justement en marge des genres codifiés, qui sont, d’une certaine manière, des ovnis littéraires.

A. G. ‒ C’est de la prose, essentiellement ?

E. P. ‒ La forme diffère selon les livres : prose, aphorisme, épistolaire… On n’est pas vraiment dans la poésie, pas vraiment dans le récit non plus… Il y a toujours une voie qui tend vers la poésie, mais ce n’est pas de la poésie pure. C’est une collection un peu inclassable et, de fait, difficile à valoriser en librairie. La question est la suivante : dans quel rayon faut-il ranger ces livres ? On est confrontés à un problème de placement en magasin et on ne sait pas trop comment y remédier. Mais c’est une problématique d’éditeur…

Nous avons une autre collection, D’une voix l’autre, qui rassemble des auteurs étrangers.

A. G. ‒ Vous faites donc un peu de traduction ?

E. P. ‒ L’idée est de proposer, en français, des poètes contemporains reconnus dans leur pays et peu ‒ ou pas ‒ traduits en France, toujours en version bilingue. On ne se limite pas à des zones géographiques définies, on explore… On fait des livres d’auteurs coréens, japonais, allemands, italiens, chiliens, américains, etc. On se promène un peu partout dans le monde.

A. G. ‒ Ça sous-entend des frais d’achat de droit ?  

E. P. ‒ Des frais d’achat de droits, oui. Cela étant, il faut savoir qu’on ne commande jamais de textes. Pour les autres collections, on reçoit des manuscrits, on dit oui ou non, pour cette collection, c’est un peu différent. Il y a deux écoles : des traducteurs, qui ont déjà traduit une œuvre complète d’un auteur qu’ils aiment, nous proposent leur travail, d’autres nous soumettent des traductions de quelques poèmes et nous demandent si ça nous intéresse qu’ils en traduisent plus…

A. G. ‒ Ce sont les traducteurs eux-mêmes qui vous amènent les affaires ?

E. P. ‒ C’est ça.

A. G. ‒ Autant, pour les livres étrangers, il y a les grosses foires internationales, autant il n’existe pas de bourse au droit sur la poésie ?  

E. P. ‒ Effectivement. On a la chance d’avoir un directeur de collection, Jean-Baptiste Para ‒ accessoirement directeur de la revue Europe , qui possède un incroyable réseau de traducteurs, qui nous soumet parfois des projets, et qui est surtout de bon conseil, quant aux livres qu’il serait judicieux de publier. C’est quelqu’un qui connaît parfaitement la maison et ses caractéristiques. Nous, on ne demandera jamais à un traducteur de traduire tel ou tel poète, on les laisse venir à nous, c’est aussi un moyen d’explorer l’univers de nouveaux auteurs.

A. G. ‒ Contemporains, anciens, aussi ?

E. P. ‒ Essentiellement contemporains, mais on a fait deux entorses à la règle : on a publié une traduction d’Elýtis et on va sortir cette année un auteur russe, qui s’est suicidé à 21 ans, en 2000. Ce sont des exceptions, d’autant plus qu’on ne publie, en général, que des auteurs vivants. Mais comme c’est un très beau texte, on s’est dit que ce serait vraiment dommage de passer à côté sous prétexte que… (Rires)

Enfin, dernière collection, on publie chaque année le lauréat du Prix de la Vocation, attribué par la fondation Marcel-Bleustein-Blanchet, qui se trouve à Paris. Les auteurs concernés ont entre 18 et 30 ans et nous ont initialement envoyé un manuscrit de 50 poèmes. On est un jury composé d’éditeurs, d’auteurs, de journalistes, de libraires, et on choisit un lauréat, qui est ensuite publié chez nous. Avec cette collection et la Collection Grise, on s’ouvre à de jeunes auteurs en leur permettant d’intégrer le catalogue.

A. G. ‒ Êtes-vous fidèles à vos auteurs, en règle générale ?

E. P. ‒ La plupart du temps, oui. Mais ce n’est pas parce qu’ils ont déjà publié chez nous qu’on va systématiquement leur dire oui, ce qu’ils ont parfois du mal à entendre. On tient à la qualité des ouvrages, et on peut être amenés à expliquer à un auteur qu’il serait dommage d’avoir publié un très bon livre et d’en sortir un moyen derrière. Ce serait d’ailleurs les desservir que de manquer de franchise à leur égard.

A. G. ‒ On n’est pas non plus obligé d’en sortir un tous les ans…

E. P. ‒ Certes.On va toujours lire attentivement le manuscrit d’un auteur avec qui on a déjà travaillé, on va faire une note de lecture ‒ ce qu’on ne fait pas nécessairement pour le « tout-venant » ‒, mais on ne va pas forcément valider. Je conçois que ça puisse être difficile à encaisser, parfois, mais on est là aussi pour essayer de porter et conseiller les auteurs, et de les tirer vers le haut.

A. G. ‒ Y a-t-il, justement, un travail éditorial ?

E. P. ‒ Pas à proprement parler. On ne fait pas ce qu’on appelle, dans notre jargon éditorial, de travail de réécriture. À partir du moment où on accepte un manuscrit, on considère qu’on est prêts à le publier tel quel. On va faire des suggestions à l’auteur, qu’il accepte ou non, c’est selon. On peut l’inciter, le cas échéant, à retirer un poème, à reformuler un passage… Il le fait, il ne le fait pas, c’est lui qui décide. En revanche, on peut dire à un auteur que son manuscrit nous intéresse, mais qu’on estime qu’il n’est pas totalement abouti, auquel cas on lui donne des pistes de réécriture. On lui propose soit de retravailler ses textes et de nous les représenter plus tard ‒ sans toutefois lui garantir qu’on publiera à coup sûr ‒, soit d’aller frapper à la porte d’autres éditeurs.

A. G. ‒ C’est d’autant plus difficile, j’imagine, que la poésie, c’est très intime…

E. P. ‒ C’est pour cette raison qu’il nous arrive de dire non à des auteurs « maison ». On leur donne des pistes, ils en font bien entendu ce qu’ils veulent. Parfois, ils nous renvoient leur manuscrit quelques mois après, et on dit banco. Cela dit, on ne peut et on ne veut pas forcer les gens à modifier leur texte s’ils ne le souhaitent pas.

A. G. ‒ La ligne éditoriale a-t-elle changé depuis votre arrivée ?

E. P. ‒ Pas trop. Quand on a repris la maison, avec Benoît, on avait naturellement à cœur d’assurer une certaine continuité, sinon on n’avait qu’à créer notre propre maison. On tenait à conserver les collections et les directeurs de collections, qui ont aussi leur mot à dire sur le choix des textes. On a peut-être développé un réseau de nouveaux auteurs, tout en essayant de garder le même cap, on en discutait récemment avec Jean-François. On a parfois publié des textes que lui n’aurait pas forcément publiés, mais on reste dans l’esprit de la maison. Par ailleurs, on a envie, avec Benoît, de démarrer une nouvelle collection. Ce serait une collection thématique, autour de « La Nuit », plutôt ouverte pour ce qui est de la forme. On a informé nos auteurs de la perspective de cette nouvelle collection mais on n’a pas reçu grand-chose pour l’instant, on attend. Pour éditer une collection, il nous faut un minimum de titres, sinon ça n’a pas de sens. Autre chose, pour les 30 ans de Cheyne, Jean-François avait choisi de publier une anthologie. Pour les 40 ans, en 2020, on voulait innover, on s’est posé la question de savoir ce qu’on pouvait faire. On lance une collection « anniversaire » de six livres, format poche ‒ ce qui n’existe pas chez Cheyne ‒, des beaux objets-livres, et on a commandé six textes à six auteurs de la maison, autour d’un thème commun : « Grandir ». On publiera simultanément les six livres au mois de mai, pour marquer le quarantième anniversaire de la maison. On était un peu stressés, parce qu’on ne commande jamais de textes, c’est donc un enjeu qu’on ne connaît pas habituellement.

A. G. ‒ L’attente est un peu inversée, en l’occurrence ?

E. P. ‒ Oui, si on veut. En tout cas, on est très contents de cette initiative et on a hâte d’y être.

A. G. ‒ Combien de manuscrits recevez-vous chaque année ?

E. P.  ‒ Environ mille.

A. G. ‒ Ça doit représenter un travail de sélection colossal !

E. P. ‒ Oui et non. Certains auteurs nous envoient des manuscrits sans savoir exactement ce que nous faisons. Quelquefois, ça ne tient pas debout, donc ça va plus vite. (Rires)

A. G. ‒ Peut-on considérer que la poésie est un genre à part ?

E. P. ‒ Oui, et les gens pensent que c’est simple d’écrire de la poésie. Je crois que c’est le genre le plus pratiqué, après le journal intime. On s’imagine que c’est facile parce qu’on n’a pas besoin d’élaborer une intrigue de 400 pages, or, on s’aperçoit, en lisant certains manuscrits, que leurs auteurs ne lisent pas de poésie eux-mêmes, c’est flagrant, dans certains cas. C’est très scolaire, parfois. Comment voulez-vous savoir écrire et qu’on achète vos livres si vous ne vous nourrissez pas de ceux des autres ? On en reçoit trois ou quatre par jour, en moyenne, on regarde tout, mais on sait bien souvent, après 3, 4 pages, que ça ne le fera pas. Des manuscrits intéressants, on en recense une soixantaine dans l’année.

A. G. ‒ Il faut quand même faire un choix, trancher…

E. P. ‒ Quand un texte nous paraît intéressant, on le transmet aux directeurs de collection concernés, lesquels nous font une note, et on prend une décision définitive au cours d’une réunion. Ces réunions sont constructives, dans le sens où il y a confrontation d’idées, et il s’avère qu’on n’est pas toujours tous d’accord. Il arrive qu’on décide de publier un auteur, même si l’un d’entre nous est un peu moins convaincu, mais on se fait confiance. C’est le jeu.

A. G. ‒ À partir de combien d’exemplaires écoulés considérez-vous qu’il s’agit d’une bonne vente pour vous ?

E. P. ‒ C’est difficile à dire… Un livre qu’on réimprime, déjà, ça signifie qu’il s’est bien vendu.

A. G. ‒ Sachant que le premier tirage est de 800 exemplaires, un deuxième, c’est combien, 500, un peu moins ?

E. P. ‒ Ça dépend des titres, de la rapidité avec laquelle les 800 premiers se sont écoulés… S’il a fallu dix ans, on est un peu plus frileux. Je vais vous donner un exemple : pour le livre de Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour, dans la Collection Grise, qu’on a publié en 2014, en est déjà à sa neuvième édition. Je crois qu’on en a vendu plus de 8000 exemplaires en six ans, ce qui est considérable pour de la poésie contemporaine, à plus forte raison pour un auteur inconnu. C’est clairement un best-seller !

A. G. ‒ Vous avez donc quelques locomotives, en poésie, qui vous permettent aussi de faire des tirages plus confidentiels ?

E. P. ‒ Oui, clairement. Dans le catalogue, il y a un équilibre entre des titres porteurs et d’autres qui sont plus difficiles d’accès. Pour certains titres, on sait pertinemment à l’avance que ce ne sera pas un succès commercial, mais on a quand même envie de le faire. Il y a une harmonie à trouver, en termes de coût, aussi.

A. G. ‒ Évoquons la fameuse question de la distribution et de la diffusion, puisque la maison Cheyne a fait le choix ancestral de tout assumer elle-même.

E. P.  ‒ Ça représente un coût, mais je considère que c’est surtout une force. Nous avons un salarié, Jean-Simon, dont le rôle est de démarcher les librairies. Il sillonne la France, la Suisse et la Belgique ‒ ce qui fait un bon secteur à couvrir… ‒ et va, grosso modo, à la rencontre de 350 libraires chaque année. L’avantage de cette formule, quand on sort une douzaine de nouveautés par an, c’est que le libraire a du temps pour chaque livre et, par voie de conséquence, il a déjà plus envie de les prendre. Il faut savoir qu’un libraire reçoit énormément de visites de représentants, et qu’on lui présente parfois 15 catalogues et 350 livres en une demi-heure… Évidemment, ce fonctionnement a un coût, c’est un salaire à temps plein, une voiture, des frais de déplacement, d’hôtel, de restaurant, mais le jeu en vaut la chandelle. Il y a aussi une relation de proximité avec la maison d’édition, ce qui n’est forcément le cas avec les grosses structures. Le commerçant connaît son interlocuteur et réciproquement, c’est précieux. Jean-Simon a, par exemple, mis en place une sorte de petit memento personnalisé qu’il envoie aux libraires, dans lequel il fait une petite présentation de chaque livre qu’ils ont commandé. On a eu des retours très positifs sur cette initiative, parce que ça leur permet d’avoir en tête des repères précis, au moment de la mise en rayons, notamment.

A. G. ‒ C’est toujours du ferme ?

E. P. ‒ Oui, mais ce n’est pas toujours évident à mettre en place. Libraire partenaire, ça signifie que le libraire accepte d’avoir un fonds dans sa librairie d’au moins 15 ou 20 titres, en échange de quoi on lui propose de meilleures conditions : remises, franco, échéanciers, visites du représentant, etc. Mais ça reste de la vente ferme. C’est parfois difficile à instaurer pour eux ‒ ce que je peux comprendre ‒ parce que c’est de la trésorerie et, la plupart du temps, les petits éditeurs de poésie font des dépôts. Aujourd’hui, arriver en librairie et dire qu’on veut faire de la vente ferme, c’est une gageure. On a la chance que Jean-François Manier ait imposé ce système depuis plusieurs décennies. Aujourd’hui, il est acquis pour les libraires qu’avec Cheyne, ça se passe ainsi. Par ailleurs, on n’accepte pas les retours. Si le commerçant a dans son fonds des titres qu’il a du mal à vendre depuis plusieurs années, on privilégiera un échange. On lui reprendra les livres en question mais, en contrepartie, on lui donnera d’autres titres du fonds, qui ne seront pas des nouveautés. Des dépôts, il nous arrive d’en faire exceptionnellement, pour des événements particuliers, comme des rencontres avec les auteurs.

A. G. ‒ Ce fonctionnement ne concerne que les libraires partenaires. Et avec les autres, comment procédez-vous ?

E. P. ‒ Certains libraires n’ont pas envie d’avoir un fonds, ils vont nous prendre trois ou quatre livres, mais ce sera de la vente ferme. En fonction de la fréquence de leurs commandes, on voit ce qu’on peut leur proposer. On fait sans cesse de la prospection, on surveille l’implantation de nouvelles enseignes, les villes où on n’a pas beaucoup de libraires partenaires, on voit dans quelles mesures on peut développer un partenariat, etc.

A. G. ‒ C’est un travail de fourmi !

E. P. ‒ Oui ! On a bien conscience que ce n’est jamais évident de faire vivre un fonds de poésie, alors on essaye de les accompagner en organisant des rencontres, des lectures, des présentations…

A. G. ‒ On en vient à la question de la communication. Le fichier numérique, je suppose qu’on oublie tout de suite ?

E. P. ‒ Oui, ce n’est définitivement pas notre créneau. Nous, on imprime au plomb, comme Gutenberg. Le numérique, ça nous passe un peu au-dessus de la tête. Notre idée du métier ‒ c’était la volonté de Jean-François Manier, dès le début ‒ c’est l’impression au plomb, le choix du papier, l’envie d’éditer de beaux objets-livres, et on considère que cette technique sied particulièrement à la poésie.

A. G. ‒ Le fond et la forme, en quelque sorte. Le respect de la poésie, aussi, à l’inverse des produits de grande consommation ?

E. P. ‒ Voilà. Dans l’esprit des gens, Cheyne, ce sont aussi de jolis livres, qu’on garde. Je ne pense donc pas que les deux méthodes entrent réellement en concurrence. Ça n’aurait aucun sens, objectivement, que Cheyne se mette à faire du numérique. Certains le font et je trouve ça très bien, mais ce n’est pas notre philosophie. Ce qui ne nous empêche pas d’essayer de nous moderniser un peu, contrairement à Jean-François, qui n’a jamais allumé un ordinateur de sa vie. (Rires)

A. G. ‒ J’allais y venir. Quid de la communication à travers les outils numériques, justement ?

E. P. ‒ On essaye de s’y mettre, même si on n’est pas encore à la pointe ! On a, par exemple, une page Facebook, mais, bien évidemment, ça ne suffit pas, il faut la faire vivre. Cela dit, on a conscience ‒ on s’en rend compte lors des Lectures sous l’arbre ‒ d’avoir une clientèle assez âgée. Ce n’est pas facile de rajeunir son public, c’est la raison pour laquelle on fait en sorte de mettre en avant des auteurs en devenir, ce qui permet aussi de séduire un lectorat plus jeune. De plus en plus, on organise des interventions à destination des scolaires, on pousse nos auteurs à intervenir dans les collèges, comme Tania Tchénio, qui a récemment publié Regards fauves, un livre sur le harcèlement, dans la Collection Poèmes pour grandir. On fait l’effort de sensibiliser les plus jeunes, en leur expliquant que la poésie est destinée à tout le monde, que ce n’est pas seulement ce qu’on leur a fait réciter à l’école. On reçoit des classes à l’atelier pour des visites, on leur explique le processus de fabrication d’un livre, on leur présente le métier d’éditeur. Il faut en passer par ce genre d’initiatives si on veut conquérir un public jeune.

A. G. ‒ Justement, votre jeune âge doit surprendre vos interlocuteurs, je présume ? C’est un argument, aussi ?

E. P. ‒ Oui, je suis la preuve vivante que la poésie peut être portée par la jeunesse ! (Rires)

A. G. ‒ Merci Elsa Pallot, je vous laisse le soin de conclure.

E. P. ‒ Je crois que ce qui fait la particularité et la singularité d’une maison comme Cheyne, c’est vraiment l’indépendance de A à Z : financière, intellectuelle… Nous assurons la fabrication, la distribution, la diffusion, il me semble que c’est assez rare, de nos jours.

A. G. ‒ Pour finir, quel est l’accueil réservé à la poésie, d’une manière générale ?

E. P. ‒ Je crois que chacun peut y trouver un message. Contrairement aux romans, dans la poésie, on peut picorer, lire deux, trois pages, y revenir, on n’est pas obligés de se lancer dans des heures de lecture. Il faut casser les clichés selon lesquels la poésie serait élitiste, barbante, etc. Il y a un public déjà conquis et un public à conquérir, qu’il faut peut-être secouer un peu. Et je crois que c’est important de commencer par des textes accessibles, sous peine de partir en courant.

Entrevue avec Thibault Léonard (Mardaga)

11 février 2020

L’entrevue suivante a été réalisée par Amandine Glévarec et est également disponible sur son blogue http://kroniques.com.

Cher Thibault Léonard, pourrions-nous revenir sur l’histoire de Mardaga, sa création et ses membres fondateurs ?

Les éditions Mardaga ont été créées par Pierre Mardaga en 1966, pour être reprises en 2005 par la famille Lhoist, quelques semaines avant le décès de Pierre Mardaga. La personnalité de Pierre Mardaga a fortement marqué la ligne éditoriale de la maison d’édition et lui a permis de rapidement se construire une belle notoriété dans toute la francophonie. Pour de nombreux libraires, Pierre Mardaga a été un véritable visionnaire du monde de l’édition parce qu’il a osé prendre des risques éditoriaux en soutenant des auteurs précurseurs. L’ADN qu’il a transmis à Mardaga est encore celui dans lequel nous nous inscrivons actuellement : les éditions Mardaga ont à cœur de proposer aux lecteurs des ouvrages qui établissent des passerelles entre le monde scientifique, les professionnels, les étudiants, les curieux et les passionnés. Nous nous voyons comme un véritable agitateur de débat et un acteur de changement.

Vous avez repris la maison d’édition en 2017, comment êtes-vous entré en contact avec la famille Lhoist qui en était propriétaire depuis 2005 ?

Certains membres de la famille Lhoist sont très actifs dans l’édition francophone. Nous avons été informés de la volonté de la famille de transmettre le flambeau à de nouveaux actionnaires et nous les avons contactés. Nous sommes très rapidement arrivés à un accord parce que nous partagions la même envie : permettre à un acteur de l’édition francophone belge de rester indépendant. Nous avions la conviction (confirmée à l’heure actuelle) qu’il était possible de constituer un acteur indépendant de taille moyenne à Bruxelles et nous voulions éviter que l’entreprise ne soit intégrée (puis délocalisée) à Paris comme cela s’est trop souvent passé par le passé (Marabout, Éditions De Boeck, etc.).

Quel était votre parcours personnel, et professionnel, à ce moment-là ?

Je suis actif dans l’édition digitale depuis 2010. Mardaga était une formidable opportunité de plonger dans l’édition papier. Il y avait de nombreux défis, dont celui de ramener l’entreprise à l’équilibre (l’entreprise était structurellement déficitaire depuis de nombreuses années lorsque je l’ai reprise).

Auparavant j’avais travaillé chez EMI Music à Londres, en tant que Digital manager.

Est-ce que le fait de reprendre un fonds que l’on n’a pas constitué soi-même représente une difficulté ou s’apparente au contraire à une chasse au trésor plutôt enthousiasmante ?

La force de Mardaga repose à la fois sur la réputation de rigueur dont bénéficie la maison d’édition, mais également sur les choix éditoriaux ambitieux qu’ont réalisés les précédentes équipes éditoriales. Néanmoins, dans tout fonds éditorial, il y a des pépites et des ouvrages qui déforcent la ligne parce qu’ils la rendent hétéroclite.

Quelle est aujourd’hui la ligne éditoriale de Mardaga ?

Les éditions Mardaga se focalisent sur l’édition des sciences humaines et sociales. Grâce au fonds constitué et au travail réalisé par Pierre Mardaga et ses successeurs, nous pouvons nous appuyer sur un riche patrimoine éditorial.

Combien de personnes composent l’équipe ?

10 personnes constituent notre équipe. Sachant que Mardaga ne représente que 15% de notre activité totale.

Vous êtes basés à Bruxelles, votre marché est-il essentiellement belge ou passer les frontières reste-t-il un objectif ?

Notre marché est la francophonie. La Belgique ne représente pas plus de 10% de nos ventes.

Comment êtes-vous distribués ? Faites-vous appel à un diffuseur spécialisé qui cible les librairies et autres points de vente en lien avec vos domaines de prédilection ? 

Nous travaillons avec la Sofédis (Gallimard) pour la diffusion en Belgique et en France. Pour le Canada et la Suisse, nous travaillons avec des partenaires locaux qui connaissent très bien notre catalogue et le défendent activement auprès des acteurs locaux.

Quelles relations entretenez-vous avec les libraires, en Belgique et à l’étranger ? Participez-vous régulièrement à des salons ou à des réunions de professionnels ?

Nous sommes fréquemment en déplacement à l’étranger et en contact avec les libraires par email ou téléphone. Nous participons aux Salons du Livre de Paris, de Genève et de Bruxelles.

Vous proposez vos titres en papier mais également au format numérique, est-ce là une façon de contourner le problème de la distribution ? Quelle part de vos ventes représente aujourd’hui le numérique ?

Nous n’avons aucun souci de distribution physique. Le numérique est une formidable opportunité pour toucher les lecteurs. Tous nos ouvrages sont nativement disponibles en numérique et le digital fait partie de notre ADN puisque notre groupe (Groupe Lemaitre) possède sa propre plateforme de distribution ebook (Primento).

Bénéficiez-vous d’aides publiques, est-ce d’ailleurs fréquent en Belgique, ou arrivez-vous à vous autofinancer totalement ?

Nous avons sollicité l’administration à de nombreuses reprises pour obtenir un soutien, mais sans résultats. Il nous parait évident qu’un soutien plus actif des pouvoirs publics belges aurait eu un impact très positif sur notre développement et des retombées en termes d’emploi. Les seuls soutiens que nous avons obtenus ponctuellement sont ceux du CNL et quelques aides ponctuelles pour la fabrication ebook de nos ouvrages.

Nous sommes dont clairement désavantagés par rapport à des éditeurs canadiens…

Dans ce domaine particulier des sciences humaines, quelle part représente la traduction dans vos publications, comment êtes-vous informé des titres faisant écho à l’étranger ?

Nous sommes en contact direct avec nos homologues étrangers qui nous informent de leurs publications.

D’ailleurs, dans un pays multilingue tel que la Belgique, la question de la traduction dans les différentes langues nationales se pose-t-elle ou s’impose-t-elle ?

Nous ne publions que des ouvrages en français. La notion de marché belge de l’édition ne nous intéresse pas parce qu’il est insignifiant (moins de 10% de nos ventes). Notre souhait est de toucher un maximum de lecteurs francophones et de les satisfaire… où qu’ils soient dans le monde.

Vous êtes reconnus pour vos ouvrages spécialisés dans la santé et dans la psychologie. À l’heure où le développement personnel connaît un certain succès, votre public a-t-il évolué ces dernières années ?

Il n’y a pas eu d’évolution fondamentale chez nous. Nous restons fidèles à notre ADN. Le développement personnel fait partie intégrante de la psychologie. Nous sommes fiers de publier des ouvrages rigoureux et nous rejetons systématiquement les ouvrages de « gourou » qui ne reposent sur aucune base scientifique, comme les ouvrages de psychanalyse.

Dans un secteur qui semble particulièrement concurrentiel, et qui surtout connaît des évolutions rapides, arrivez-vous à valoriser votre fonds ou au contraire misez-vous sur les nouveautés ?

Notre stratégie repose sur une politique de fonds couplée à la publication de nouveautés ambitieuses.

Combien de titres faites-vous paraître chaque année ? Travaillez-vous régulièrement avec de nouveaux auteurs ou préférez-vous au contraire entretenir des relations sur le long terme avec eux ?

Notre stratégie repose sur la publication de nos auteurs « habitués » ainsi que sur la publication de nouveaux auteurs. Nos auteurs apprécient notre maison pour plusieurs raisons :

  • La rigueur scientifique et notre côté précurseur,
  • la réputation de nos auteurs (venus des quatre coins du monde),
  • notre approche humaine et le dynamisme de notre équipe,
  • la qualité de notre diffusion, tant numérique que papier,
  • notre expertise mixte dans l’édition de livres numériques et papier.

Quels sont vos titres incontournables ?

Je n’aime pas cette notion de « livre incontournable ». Certains livres sont incontournables parce qu’ils sont des ouvrages de référence dans leur domaine, je pense notamment à notre ouvrage sur le WISC-V de Jacques Grégoire ou à nos ouvrages sur l’autisme (Mottron) ou l’homosexualité (Balthazar).

D’autres ouvrages plus récents ont également marqué leur public par leur côté engagé : La Gestion de Soi (Van Rillaer) ou encore « Freud et Lacan, des charlatans » (Van Rilaler). Je pense également à nos ouvrages sur le Haut Potentiel (Brasseur et Cuche), sur le Racisme (Leyens), sur les neurosciences (Houdé) ou encore sur le Bitcoin (Quoistiaux).

Est-ce facile de communiquer par voie de presse sur vos livres, les journalistes sont-ils attentifs à vos nouveautés ?

Oui, ce n’est pas vraiment un souci. Nous investissons également beaucoup dans les réseaux sociaux et le marketing en ligne.

Quelles voies d’amélioration ou de développement envisagez-vous pour les années à venir ?

Notre volonté est de poursuivre et d’accélérer le développement de nos collections de sciences humaines et sociales : Psychologie, santé et développement personnel, Gestion, Business et management.

Récemment nous avons revu complètement notre stratégie d’impression afin de réduire au maximum les invendus et l’impact environnemental de nos ouvrages.

Un dernier mot sur vos nouveautés à paraître ?

Restez aux aguets ! Nous allons continuer à vous surprendre dans les prochains mois !

Entrevue avec Michel Chandeigne

2 janvier 2020

L’entrevue suivante a été réalisée par Amandine Glévarec et est également disponible sur son blogue http://kroniques.com.

Amandine Glévarec  On va commencer par évoquer votre parcours. Je crois savoir que vous êtes typographe avant tout ?

Michel Chandeigne ─Oui, j’ai fait de la typographie, en amateur, entre 18 et 25 ans. J’ai été formé par un typographe parisien, et c’est devenu en quelque sorte un hobby. J’avais installé un petit atelier dans la maison de campagne de mes parents, en Bourgogne, j’ai commencé comme cela. Et puis, avant mon départ au Portugal, ce hobby a donné naissance à un livre.

A. G. ─ Que vous aviez composé ?

M. C.─ Oui, je l’avais composé, et imprimé.

A. G. ─ S’agissait-il d’une commande d’un éditeur ?

M. C. ─ Non, pas du tout. C’était un recueil de poésie, écrit par un ami.

A. G. Vous aviez donc une presse ?

M. C. ─ Effectivement, j’avais acheté tout le matériel pour pouvoir faire des petits livres. Mais je faisais ça comme d’autres jouent au tennis, sans autre prétention.

David Ferrière ─ Vous étiez littéraire, quand vous étiez jeune ?

M. C. ─ Pas spécialement. J’aimais lire, mais, à l’origine, j’ai voulu être agronome et, comme j’avais raté mes études préparatoires, je me suis retrouvé en Fac de Sciences. Mon seul diplôme, c’est une maîtrise de sciences naturelles.

A. G.─ La typographie, c’était donc un passe-temps ?

M.C. ─ J’ai toujours aimé lire, faire plein de choses différentes, par ailleurs. Je ne suis pas monomaniaque.

D. F. ─ Ce premier métier vous a conduit à un poste d’enseignant ?

M. C. ─ Oui. Je précise que je dois mon séjour au Portugal à René Dumont, qui m’a inspiré ma vocation d’agronome, et à Alain Juppé. En Terminale, je ne savais pas trop où aller, alors j’ai fait Math Sup bio, j’ai échoué, et je me suis inscrit en Fac de Sciences. J’ai achevé un parcours en biologie, parce que ça m’intéressait. Grâce à cette maîtrise, j’avais droit à ce qu’on appelait alors la coopération militaire, la VSNA (Volontaire au Service National Actif). On était nommés deux ans à l’étranger, très souvent comme enseignants, on pouvait être affectés dans le monde entier, en Afrique, par exemple. Il y avait quelques postes en Europe…

A. G. ─ C’est une création d’Alain Juppé, justement ?

M. C. ─ Non, il n’intervient pas tout de suite. À l’époque, je passais mon temps à Prague ou à Cracovie, j’aimais beaucoup les pays de l’Est.

A. G. ─ À ce moment-là, vous êtes tout jeune, vous avez une vingtaine d’années ?

M. C. ─ Oui, c’était de mon vivant !… Je voulais aller à Prague et je savais qu’il y avait un poste de professeur de sciences naturelles à pourvoir au Lycée français, je m’étais renseigné. Je me suis rendu au ministère de la Coopération, où j’ai rencontré la secrétaire qui s’occupait des affectations. Je lui ai parlé de mon envie de faire mon service à Prague. Elle m’a téléphoné, quelque temps plus tard, pour me dire que c’était effectivement une option, mais que j’avais aussi la possibilité d’aller à Barcelone ou à Londres, et m’a laissé le temps de réfléchir. J’y ai pensé dans la nuit. Barcelone, ce n’était pas mal, ce n’était pas loin de mes presses, pas loin des Pyrénées, où j’adorais marcher… Je me suis donc décidé. Elle m’a rappelé deux semaines avant l’échéance pour m’annoncer que ça coinçait pour Barcelone et que j’avais le choix entre Lisbonne et Berlin. J’ai opté pour Lisbonne pour les mêmes raisons. Je suis quand même allé voir sur une carte où la ville se situait précisément. Le Portugal, je n’en avais jamais entendu parler, ou alors, vite fait…

Et Alain Juppé ? En 1984, je me rends à Barcelone avec le groupe de théâtre du Lycée français, fondé par Philippe Friedman. Dans ce groupe, il y avait des gens de talent, comme Inês et Maria de Medeiros, du beau linge. Il y avait aussi Anne Lima, la directrice, et son futur mari, João Viegas, également avocat, qui est devenu par la suite un de nos traducteurs. Ce poste de professeur de sciences naturelles, qui devait m’échoir, j’apprends que c’est une jeune femme qui l’aurait obtenu parce qu’elle était pistonnée par Juppé, ou quelqu’un de son équipe. Je me plais à penser que c’est vrai. En résumé, si j’ai fait des sciences naturelles, c’est à cause de René Dumont et, si j’ai atterri à Lisbonne, c’est grâce à Alain Juppé !

D. F. ─ Vous arrivez à Lisbonne en 1974 ?

M. C. ─ Non, je ne suis pas si vieux, quand même… On est en 1982. Je ne savais même pas s’il y avait une langue portugaise, distincte de l’espagnol. Quand j’ai débarqué à Lisbonne, ç’a été le choc. C’était fort, cette vieille ville populaire, magnifique… Inoubliable. 

A. G. ─ Vous parliez un peu la langue ?

M. C.─ Absolument pas. Pour apprendre la langue, je me suis mis à traduire des textes courts, d’abord, ce que je faisais déjà un peu à Paris. Des textes d’Eugénio de Andrade, par exemple…

A. G. ─ Vous êtes très autodidacte, dans la démarche…

M. C. ─ C’est vrai. Et puis, je baragouinais un peu. La première année, je suis rentré en France et j’ai imprimé, sur mes presses, mes traductions d’Eugénio de Andrade. Ce livre a atterri dans les mains de Robert Bréchon, qui dirigeait l’édition de Pessoa et qui m’a fait appeler, plus tard, en 1985, pour faire partie de l’équipe. Entre-temps, j’ai passé deux ans extraordinaires à Lisbonne. En traduisant Pessoa, dès 1984, je me suis aperçu que l’histoire des Grandes Découvertes était un domaine complètement inconnu et passionnant. Comme je ne connaissais pas, j’ai lu des livres. Quand je suis revenu en France, en 1984, à la fin de mon service, j’ai d’abord travaillé pour d’autres maisons d’édition, comme Séguierou Autrement.

A. G. ─ En tant que traducteur, apporteur de textes ?

M. C. ─ Non, plutôt en tant qu’apporteur d’idées. J’ai fait le premier grand livre contemporain sur Lisbonne, puis un livre sur les Découvertes, un autre sur Goa, et, dans le même temps, j’ai créé la Librairie Portugaise. En réalité, je cherchais surtout des locaux pour installer mes presses, je voulais être éditeur. Par chance, on m’a proposé une petite librairie, rue Tournefort, à Paris. J’ai vu que je pouvais mettre mes presses dans les 4,5 m² de l’arrière-boutique, ce que j’ai fait après en avoir vendu la moitié.

A. G. ─ Quitte à avoir un fonds, autant essayer de vendre, non ?

M.C. ─ En fait, pendant quelques années, j’étais typographe le matin et je tenais la librairie l’après-midi. La librairie a été fondée en 1986. Par la suite, j’ai lancé, avec Anne Lima, la maison d’édition.

A. G. ─ Retourniez-vous régulièrement au Portugal ?

M. C. ─ Oui, tout ça servait aussi de prétexte pour retourner à Lisbonne, élaborer des projets, notamment avec la Commission des Découvertes, qui venait de se créer. C’est comme ça qu’a été financé le livre d’Autrement, très important, paru en 1992. J’avais entre les mains une telle quantité de textes que je suis allé voir plusieurs maisons d’édition pour leur proposer mes collections. Elles m’ont toutes recalé et j’ai décidé, en 1992, avec une ancienne élève, de monter ma propre maison.

A. G. ─ Une ancienne élève d’où ?

M. C. ─ Du Lycée français de Lisbonne, où j’ai donc enseigné pendant 2 ans.

D. F. ─ Pessoa, c’est Christian Bourgois qui vous le demande, à l’époque ?

M. C. ─ Oui, par l’intermédiaire de Robert Bréchon.

D. F. ─ C’est lui votre figure d’inspiration en tant qu’éditeur ?

M. C. ─ Pas du tout. Je faisais toujours de la typographie, l’idée était de créer une maison qui appliquerait scrupuleusement dans ses ouvrages les règles traditionnelles de typo. En 1992, je me souviens qu’on a composé nos premiers livres sur un petit Mac. Il y avait des disquettes, c’était nouveau, hallucinant. Anne et moi nous sommes rendus compte qu’on pouvait tout faire nous-mêmes et utiliser ce qu’on aimait de la typo.

D. F. ─ René Dumont, vous l’aviez lu, rencontré ?

M. C. ─ Les deux. Je l’avais croisé dans des débats, il possédait un charisme extraordinaire. Je trouvais cet homme étonnant. J’avais lu ses livres, magnifiques, j’étais converti, j’avais envie de sauver l’Afrique, le monde entier, j’étais bourré d’idées généreuses.

A. G. ─ Qui vous sont restées ?

M. C. ─ Non ! (rires) Cela étant, le changement climatique, la surpopulation, tout ce qui en découle, la crise énergétique, sociale, climatique, est restée mon obsession, c’est le sujet sur lequel je travaille en parallèle actuellement. Je garde cette pensée écologique, humaniste, car je vois qu’on fonce droit dans le mur. Quand je suis né, on était 2, 7 milliards sur la terre, on sera bientôt 8 milliards, c’est intenable. J’ai toujours conservé cette sensibilité écologiste, c’est le sujet numéro un qui devrait nous mobiliser.

A. G. ─ Vous accumulez aussi des connaissances que vous essayez de mettre en pratique ?

M. C. ─ Quand j’ai fait Le Voyage de Magellan, mes connaissances en sciences naturelles m’ont énormément servi. J’ai ainsi pu identifier toutes les plantes, les animaux dont il était question. Tout peut servir.

A. G. ─ On va rembobiner un peu : quand vous avez imprimé ce premier livre, celui de votre ami, vous aviez déjà la volonté de le diffuser ? Vous étiez allés voir des libraires ?

M. C. ─ À ce moment-là, non. Mon ami l’a donné à son prof de philosophie, François Fédier qui exerçait dans le lycée ou j’enseignais, et qui était passionnant surtout par toutes ses digressions. Il nous parlait régulièrement d’un livre, d’un film, que tout le monde allait voir ensuite. Il était parfois accusé d’être une sorte de heideggerien pur et dur, mais il faisait en réalité preuve d’une immense ouverture. Il évoquait Dominique Fourcade, l’art de Matisse, la peinture contemporaine, Edgard Varèse, Robert Antelme, auteur de L’Espèce humaine, René Char, Trakl. C’est lui qui m’a ouvert à l’art contemporain. Fédier m’a fait connaître Beaufret, son mentor, lequel m’a donné sa traduction inédite du Poème de Parménide, que j’ai alors imprimé en grec et en français, avec des caractères que j’avais récupérés à l’imprimerie Protat à Mâcon.

D. F. ─ Il n’y avait pas d’éditions Chandeigne, à l’époque ?

M. C. ─ Ça s’appelait « Michel Chandeigne ».

A. G. ─ C’étaient des petits tirages, artisanaux ?

M. C. Le poème de Parménide, c’est 100 exemplaires, un grand format. Ce livre est tombé dans les mains de Raymond Gid, un grand affichiste, qui était membre du Prix Guy Lévis Mano, dont je fus lauréat de la deuxième édition en 1982, ce qui a contribué à me propulser, en quelque sorte. C’était juste avant mon départ au Portugal. Fédier m’a mis en cheville avec Dominique Fourcade, un poète français, qui m’a pris sous son aile, m’a aidé à acheter des caractères et m’a fait travailler. J’ai alors fait plusieurs livres en typo pour lui et il m’a fait rencontrer des peintres, avec lesquels j’ai collaboré par la suite, comme Buraglio, des libraires… J’étais présent en librairie, il a agi en réalité un peu comme un sponsor, m’a fait connaître Marcel Cohen, Bernard Colin, etc…

D. F. ─ Marcel Cohen, parlons-en, c’est un peu particulier. C’est une maison d’édition que beaucoup considèrent comme une maison lusophone et cet auteur n’a rien à voir avec cet univers-là. C’est un témoin de la Shoah, comment arrive-t-il dans le catalogue ?

M. C. ─ Dominique Fourcade m’avait abonné à la revue de Claude Royer-Journoud, l’In-plano, pour laquelle écrivaient Colin et Cohen. Je trouvais leurs textes étonnants, je les ai contactés. Dans le même temps, je m’étais également rapproché de Pascal Quignard pour faire un livre de typo. Durant la période 1982-1998, j’ai fait de la typo avec des auteurs contemporains français et, parfois, étrangers. Je le dois à François Fédier, qui m’avait organisé une rencontre avec René Char, rencontre qui fut quelque peu désastreuse, au demeurant ! Je suis allé chez lui, accompagné de mon amie de l’époque, qui était photographe ─ je devais avoir 24 ans ─, avec le poème LeParménide. Il nous a reçus mais, pendant 5 heures, il ne s’est occupé que de ma copine. Quand il s’adressait à moi, c’était pour me regarder de travers et quand, à la fin, il lui a offert un de ses livres, magnifique, orné par Matisse, numéroté, je me suis senti humilié. Je n’avais eu droit qu’à un bouquin Gallimard sur lequel il m’avait simplement écrit un petit mot. Je suis reparti mortifié, mais j’ai appris plus tard qu’il était comme cela avec presque tous ceux qui venaient avec leur compagne. À l’époque j’étais trop jeune ou niais pour avoir du répondant.

C’est grâce à François Fédier et Dominique Fourcade que j’ai pu m’épanouir comme typographe. À partir de là, la Librairie Portugaise et les Éditions ont pris une importance considérable, à tel point que je ne fais quasiment plus de typographie depuis 1998. Depuis, j’ai quand même réalisé une soixantaine de petits formats pour Fourcade, des objets, tirés à 300 exemplaires maximum. Mais je les compose sur ordinateur et je travaille sur des photocopieuses laser. Du côté portugais, il y a eu également des rencontres déterminantes. 

A. G. ─ Votre force, c’est peut-être aussi que votre projet s’est étoffé au fur et à mesure ?

M. C. ─ Oui, et j’ai eu la chance d’avoir autour de moi des gens plus âgés qui avaient envie de m’aider. À l’époque, je n’en avais pas réellement conscience. Aujourd’hui, si je vois un jeune arriver avec un beau projet, j’ai aussi envie de lui donner un coup de main, naturellement.

A. G. ─ On a parlé de la forme du texte, qu’en est-il du fond, de la recherche du texte, de l’aspect littéraire, justement ?

M. C. ─ J’ai publié des auteurs que j’ai aimés et choisis, comme Cohen, Fourcade, Quignard, et puis, parfois, des auteurs qui sont venus vers moi. Souvent, je n’ai pas su dire non parce que c’étaient des amis de Fourcade, ou d’autres. Je n’étais pas toujours convaincu par leurs livres, mais je les ai faits quand même, en essayant de leur donner une jolie forme. Je n’ai jamais été un éditeur au sens sélectif du terme, comme pouvaient l’être Paul Otchakovski-Laurence, Jérôme Lindon, ou Bourgois. Je ne me sens absolument pas comparable à ces grands éditeurs. J’ai toujours eu des goûts éclectiques, pas toujours sûrs, j’ai parfois traduit des auteurs parce que c’était facile et agréable à traduire, sans me soucier de la valeur de ce que je traduisais.

D. F. ─ Vous n’aviez pas de figures d’inspiration dans le monde de l’édition ?

M. C. ─ Si, Guy Lévis Mano. Des années 50 aux années 70, il a fait une maison typographique avec tous les grands noms de la littérature, cela se situait à une autre échelle, c’est vrai qu’il était une sorte de modèle pour moi.

D. F. ─ Il ne vous a pas formé, vous n’avez jamais travaillé à ses côtés ?

M. C. ─ Non, je l’ai croisé une fois. C’était un homme bourru, il m’avait plus ou moins envoyé promener. J’ai été formé par le typographe René Jeanne, un ouvrier modeste, précis, qui doit avoir plus de 90 ans aujourd’hui. En quelques séances, j’avais saisi l’essentiel et, rapidement, j’ai travaillé seul. C’est Raymond Gid qui m’a fait découvrir Hermann Zapf, un allemand, le génie de la création typographique mondiale du XXe siècle. C’est lui qui a inventé l’Optima. Je suis allé en Allemagne acheter de l’Optima en plomb, pour faire des livres avec Fourcade. Je travaille toujours avec des caractères créés par Zapf.

A. G. ─ Existe-t-il une chasse au trésor des plombs ?

M. C. ─ Oui. Au début, j’avais des Garamond très classiques et j’avais récupéré un vieux lot de caractères Elzévir, de Cochin. J’ai pu acheter des caractères modernes grâce à Fourcade, je les ai mis dans ma maison d’édition.

A. G. ─ Avez-vous créé une police à vous ?

M. C. ─ Non.

A. G. ─ N’est-ce pas, pourtant, le rêve de tout typographe ?

M. C. ─ C’est surtout un autre métier.

A. G. ─ On va maintenant en évoquer un autre, de métier, celui de la diffusion. Vous revenez à Paris, vous avez votre librairie, qui est un outil de diffusion, vos presses derrière…

M. C. ─ Oui, la boutique, au départ, je ne savais pas trop quoi en faire. Comme j’aimais Lisbonne, je me suis dit que j’allais faire une librairie sur Lisbonne. Un mois plus tard, elle s’était étendue au Portugal tout entier, puis, un an après, au monde lusophone. À l’époque, elle correspondait à un besoin, à un essor de la culture portugaise en France. Avant mon départ, en 1982, je suis allé en librairie pour acheter des livres sur le Portugal, il n’y en avait pas plus de dix : un Torga, un Pessoa, un Namora, un livre d’Histoire… Actuellement, vous avez le choix entre 400 titres, rien qu’en littérature, et presque autant en Histoire. Une librairie lusophone s’est implantée à Paris deux ans après moi, qui avait une réelle agressivité à mon égard, ce qui était très pénible, cela a duré 18 ans, mais, finalement, j’ai continué mon petit bonhomme de chemin et je suis le seul qui ait survécu.

A. G. ─ Vous vendiez aussi vos ouvrages ?

M. C. ─ Oui, bien sûr, c’était aussi notre force.

A. G. ─ C’est l’avantage de posséder son propre outil de diffusion. Vous sollicitiez également d’autres librairies pour présenter le travail des Éditions ?

M. C. ─ Oui, la typo était vendue dans 2 librairies en province et 8 à Paris, dont Le Divan, place Saint-Germain, une belle librairie animée entre autres par une femme, Renée Saint-Roman, qui côtoyait tous les écrivains. C’était le paradis des poètes, certains venaient même déposer subrepticement leurs plaquettes dans les bacs…

Ma librairie s’est bien développée de 1986 à 1992, malgré la concurrence, parce qu’il y avait à ce moment-là un engouement grandissant autour du Portugal. Ensuite, Anne Lima et moi avons créé la maison d’édition, dont Anne est la directrice depuis. Nous réalisons nous mêmes toute la composition et le graphisme de tous nos ouvrages.

A. G. ─ Pour la diffusion, la distribution, vous avez délégué ?

M. C. ─ Oui.

A. G. ─ Vous passiez par quelle maison ?

M. C. ─ En 1992, on travaillait avec une petite maison, Distique, qui s’est un peu effondrée, puis on est passé aux Belles Lettres, en 1998.

D. F. ─ Vous avez vécu l’incendie ?

M. C. ─ Tout à fait. Une partie de notre stock a brûlé, on en avait heureusement une bonne moitié entreposée ailleurs. Ce fut néanmoins un moment pénible. 

A. G. ─ Vous êtes toujours aux Belles lettres ?

M. C. ─ Non, il y eu le Seuil, puis Volumen, qui fait partie d’Interforum, actuellement.

A. G. ─ Combien de livres publiez-vous par an, pour quels tirages ?

M. C. ─ Entre 8 et 10, pour des tirages allant de 1000 à 3000, cela dépend des livres. Nous qui avons toujours édité de beaux livres en offset, parfois reliés, il nous arrive de faire, depuis un an environ, un peu comme tout le monde. Les progrès de l’impression numérique sont tels qu’on obtient aujourd’hui une qualité plus que convenable. On fait des tirages à 500, 1000 exemplaires. L’édition sur l’Angola, on l’a sortie à 1000 en numérique, alors qu’on l’aurait d’emblée tirée à 2000 exemplaires autrefois, mais le stock coûte extrêmement cher. Certains éditeurs ne travaillent plus qu’en numérique. Chez L’Harmattan, qui concentre environ 12000 titres, tout est sur fichiers, quand on leur commande un livre, il est prêt le jour même et livré deux jours après, il n’y a aucun stock. Bien joué. Chez les grands éditeurs, l’impression numérique semble devenir majoritaire pour les premiers romans, les essais, les rééditions.

A. G. ─ Et ça permet aussi de garder les droits ?

M. C. ─ En effet pour garder les droits, il suffit d’en imprimer 10, et dire que l’on continue à exploiter le titre… Le numérique, ça peut être très beau si le travail est soigné, mais c’est souvent bâclé, malheureusement. Anne et moi, nous y venons sans y venir… Pour l’instant nous nous concentrons sur une collection de semi-poche tout en couleur, avec un tirage de 2000 exemplaires minimum. On opte de plus en plus pour des éditions de haute qualité typographique et d’impression, pour les distinguer du tout-venant.

A. G. ─ Comment se passe la sélection des textes quand on en publie 8 à 10 par an ?

M. C. ─ Il arrive qu’on nous en propose mais, la plupart du temps, c’est Anne qui crée la commande. Personnellement, je travaille surtout sur la collection de voyages.

A. G. ─ Votre ligne éditoriale, aujourd’hui ?

M. C. ─ Nous sommes généralistes. Nous faisons des livres pour enfants, des livres d’art, de la littérature contemporaine, classique, des livres de voyages, d’Histoire…

A. G. ─ Toujours en lien avec le Portugal ?

M. C. ─ Avec le monde lusophone, presque toujours. Nous avons produit un livre pour enfants finlandais, on fait une petite entorse, de temps en temps… Mais c’est un peu plus large, en fait. Le monde lusophone, c’est le monde entier. C’est le Japon pendant un siècle, une présence en Afrique pendant six siècles et Asie pendant cinq, et puis le Brésil… Le Voyage des plantes et Les Grandes Découvertesen est la parfaite illustration. C’est un livre qui couvre le monde lusophone sur les cinq continents pendant plusieurs siècles.

D. F. ─ Quand vous commencez l’aventure éditoriale, le Portugal est-il perçu comme un pays littéraire ? On a l’impression que les grands auteurs actuels, ceux qui se vendent, émergent plutôt dans les années 90 ?

M. C. ─ C’est ça, 80, 90. Quand je suis arrivé, j’ai voulu travailler pour Autrement, sur Lisbonne, sur les Explorations. Avec notre maison d’édition, en 1992, Anne et moi voulions publier les sources sur les Grandes Découvertes. Nous avons bénéficié d’un contexte favorable : la Commission des Découvertes venait d’être créée et possédait de gros moyens, la Fondation Gulbenkian a aidé systématiquement les maisons d’édition jusqu’aux années 2000, et le CNL était très ouvert pour faire découvrir tout ce qui avait trait au Portugal. Certains éditeurs se sont plus consacrés à la littérature, nous, c’était plutôt l’Histoire, même si nous avons rapidement édité Les Maiad’Eça de Queiroz, que j’avais proposé un peu partout et que tout le monde avait refusé. Anne et moi avons alors décidé de le faire nous-mêmes.

A. G. ─ Vous avez publié certains livres chez Autrement, pourquoi pas chez vous ?

M. C. ─ À l’époque, la maison n’existait pas. De plus, c’était important de travailler avec Autrement parce que c’était l’assurance d’une diffusion importante, de l’ordre de 8000 tirages. Et puis, c’était intéressant pour moi, ça me permettait de retourner sans cesse à Lisbonne. J’y avais passé 2 ans et je m’y sentais comme chez moi, j’adorais traîner dans les rues, j’y avais mes habitudes, les gens du quartier me connaissaient mieux qu’à Paris.

A. G. ─ Vous y avez toujours un pied-à-terre ?

M. C. ─ Non mais, en général, je suis logé. Cela dit, j’y vais moins, maintenant, il y trop de touristes !

D. F. ─ Quand vous êtes à Lisbonne, dans ces années-là, vous connaissez déjà les écrivains portugais ?

M. C. ─ Un petit peu. Je connaissais surtout les poètes, j’ai rencontré Eugénio de Andrade, je l’ai traduit. Pour l’anecdote, j’avais sollicité des rendez-vous avec Eugénio de Andrade et Miguel Torga, ils m’ont répondu tous les deux, m’ont proposé de les voir le même jour, à la même heure, mais dans deux villes différentes… Et comme la lettre d’Eugénio était plus sympathique, j’ai laissé tomber Torga.

A. G. ─ Vous ne l’avez jamais rencontré après ?

M. C. ─ Non, jamais. Mais j’ai publié les Contes de la montagne. Après Andrade, j’ai traduit Pessoa pour les Éditions Bourgois, Sá-Carneiro pour les éditions de la DifférenceNuno Judice, Al Berto, António Ramos Rosa pour L’Escampette, une maison de Bordeaux animée par Sylviane Sambor et Claude Rouquet qui a fait beaucoup pour la littérature portugaise dans les années 80, 90. Il y avait à ce moment-là une dynamique, des subventions, des projets, de l’énergie… On publiait beaucoup de poésie. J’ai connu ces poètes, ce qui a abouti, en 2003, à l’Anthologie de la poésie portugaise contemporaine, parue chez Gallimard. J’avais fait publier Judice et Ramos Rosa chez eux, puis Herberto Helder, qui est la grande figure de la poésie portugaise de la seconde moitié du XXe siècle, et le directeur de la poésie, qui croulait sous les demandes des poètes portugais, m’avait commandé une anthologie. Comme je ne pouvais pas faire plaisir à tout le monde, j’avais sélectionné 34 poètes de la génération après Pessoa, nés après 1940 et dont certains étaient morts, pour intégrer cette anthologie. 

J’ai connu les poètes, les prosateurs, très peu. D’autres maisons s’en occupaient, comme Gallimard. À l’époque, on est une petite maison et, publier de la littérature, c’est trop périlleux pour nous, on n’a pratiquement aucune chance de diffuser et de faire connaître un auteur. On a préféré faire Eça de Queiroz, Pessoa, des auteurs anciens, ou Helder, ponctuellement, et un peu de poésie aussi, même si je préférais la donner à d’autres.

A. G. ─ Si on vous demandait des noms à découvrir en littérature, à part Pessoa ?

M. C. ─ Il y en a eu beaucoup : pour commencer António Lobo Antunes, José Saramago, Gonçalo M. Tavares,… À découvrir : Valério Romão. Mais, il faudrait aller surtout du côté du Mozambique avec Mia Couto, et aussi du Brésil.

A. G. ─ J’ai entendu dire de Lobo Antunes qu’il visait le prix Nobel… Il aura peut-être le prochain, qu’en pensez-vous ?

M. C. ─ Alors ça, je n’y crois pas du tout. Le Prix Nobel, j’ai toujours dit qu’il ne l’aurait jamais, pour une raison très simple. Il faut se souvenir que le premier Nobel a été décerné à Sully Prudhomme, en 1901. Ses adversaires se nommaient Tolstoï et Ibsen et le prix a échu à Prudhomme parce que la commission estimait que les deux autres, en particulier Tolstoï, transmettaient une «image négative » de la condition humaine. Il y a de cela dans le Nobel, il faut des bons sentiments. Lobo Antunes, c’est quand même une vision très noire de l’humanité, ça ne convient pas du tout dans ce contexte. J’ai toujours pensé qu’il ne l’aurait pas car l’idée première est de récompenser un écrivain un peu idéaliste, qui véhicule une pensée positive, indépendamment, bien sûr, de la valeur, de la qualité de l’écriture. C’est dans les statuts du Nobel, d’une certaine manière.

J’ajoute une petite parenthèse sur le Nobel : Borges, à qui on demandait s’il ne regrettait pas de l’avoir jamais reçu, répondait qu’il préférait être dans la Pléiade, parce qu’il y avait du beau monde, alors que le Nobel ne rassemblait pas que des gens de bonne compagnie. J’avais envie de le dire à Lobo Antunes, qui devrait prochainement passer en Pléiade. C’est en tout cas annoncé au Portugal, même si le contrat n’est pas signé à l’heure qu’il est. Il faut absolument refaire certaines traductions. Celle du Cul de Judas, notamment, est épouvantable, et il faut absolument le retraduire parce que c’est le livre clé de Lobo Antunes.

A.G.  Ça veut dire qu’il faut impérativement commencer par celui-ci ?

M. C. ─ Oui, de préférence, à condition qu’il y ait une bonne traduction. Je pense qu’il faut les lire par ordre chronologique, parce qu’il y a une progression dans l’écriture, dans la thématique. J’adore La splendeur du Portugal, il y a un équilibre entre l’écriture, la pensée, les thèmes, qui est juste miraculeux, vraiment très fort.

D. F. ─ J’ai l’impression qu’il se répète un peu dans les derniers, je me trompe ?

M. C. ─ En effet, c’est une sorte de monologue intérieur, un discours sans fin qu’il ressasse, qu’il recycle, mais son œuvre reste fascinante.

A. G. ─ Mais vous incitez néanmoins à le lire, à le découvrir ?

M. C. ─ Absolument. Personnellement, je l’estime beaucoup, même si je reconnais que les derniers ouvrages sont plus difficiles à lire. Lire Lobo Antunes nécessite une réelle concentration, de la patience, une immersion, il faut vraiment s’y plonger. Il a un public fidèle, qui a acheté les premiers, qui continue à le suivre, mais qui le lit peut-être un peu moins. Il a toujours des lecteurs, bien entendu, mais une partie de son lectorat continue d’acheter ses livres par fidélité, un peu comme on dîne une fois par an avec une ancienne maîtresse, ou un ancien amant. Il y a toujours autant de respect, mais moins de passion. Je connais le même phénomène avec des écrivains que j’ai beaucoup aimés autrefois, nous le faisons tous, et y retrouvons parfois les fulgurances qui nous avaient séduits par le passé.

A. G. ─ Évoquons un autre ogre de la littérature portugaise, Pessoa. En fait-on jamais le tour ? Se lasse-t-on de Pessoa ?

M. C. ─ On peut se lasser, sans doute, mais pas de tout. Chez Pessoa, il y a des chefs-d’œuvre, des fragments extraordinaires, mais aussi des textes qui sont d’un ennui absolu. Chez lui, le projet est aussi fascinant que sa littérature.

A. G. ─ Et cette malle sans fond qui a été retrouvée, c’est complètement fou, non ?

D. F. ─ On en est où, justement, du pourcentage de ce qui a été exploité de cette fameuse malle ?

M. C. ─ Je n’en ai pas la moindre idée, mais ce qu’on a publié dans les années 80 au Portugal, c’est l’essentiel de Pessoa. Le Livre de l’intranquillité, c’est un succès mondial, qui a dépassé les 140 000 exemplaires, rien qu’en France. C’est le plus grand succès de la littérature portugaise dans le monde… après Paulo Coelho ! Sur tout ce qu’on a extrait de la malle, on a fait un foin considérable, sous prétexte qu’il s’agit d’inédits. Alors oui, il y a des choses étincelantes et d’autres qui ne le sont pas du tout, ce sont surtout des brouillons et les publier ne présenterait pas le moindre intérêt.

A. G. ─ Si vous l’aviez proposé à Bourgois, c’est sans doute qu’il vous fascinait un peu, non ?

M. C.─ Ce n’est pas moi. L’édition de Pessoa, Bréchon l’a raconté, c’est toute une histoire. Une délégation de l’Institut portugais du livre est venue en France pour proposer à Gallimard de l’éditer, avec des aides, etc. Elle a été reçue par Hector Bianciotti, en 1984, qui leur a rendu le dossier en leur expliquant que la maison n’allait pas se lancer dans la publication d’un poète portugais mineur (sic). Ils sont alors allés voir Bourgois, qui n’avait jamais entendu parler de Pessoa et c’est André Velter et Serge Sautreau qui lui ont dit que c’était un auteur génial et qu’il fallait absolument le publier. Cela s’est fait comme ça. Bianciotti s’en est mordu les doigts et, dès qu’un Pessoa sortait, il pondait des articles d’une page dans Le Mondepour se rattraper… Pessoa, en 1988, quand les quatre livres sont parus, ç’a été un succès phénoménal, en particulier Le livre de l’intranquillité. La même année est sorti Le Dieu manchot, chez Albin Michel, et le numéro d’Autrement sur Lisbonne. Soudainement, tous les éditeurs se sont intéressés au Portugal, nombre de journalistes se sont rués à Lisbonne. De 1988 à 2000, 20 ou 30 livres de littérature portugaise sortaient chaque année, c’était colossal, tout le monde s’y mettait.

A. G. ─ Et aujourd’hui ?

M. C. ─ Beaucoup moins, bien entendu. 

A. G. ─ Vos éditions se portent bien ?

M. C. ─ Oui. Par exemple avec Valério Romão, un écrivain qui a écrit un livre extraordinaire, Autismo, un coup de cœur d’Anne Lima. Nous avons publié deux autres ouvrages, dont le dernier Les eaux de Joannaen 2019. 

A. G. ─ Vous vivez principalement avec le fonds ou plutôt sur les nouveautés ?

M. C. ─ Nous publions peu de contemporains vivants, à part Mia Couto (une dizaine de livres), Teresa Veiga, et travaillons davantage le fonds avec des nouvelles traductions de Pessoa, Eça de Queiroz, Guimarães Rosa, Graciliano Ramos, etc… Notre domaine historique, au sens large, est paradoxalement plus créatif.

A. G. ─ Vous arrivez encore à faire vivre votre fonds, sachant qu’il commence à y avoir une certaine antériorité ?

M. C. ─ Oui, même si certains pans du fonds ne marchent plus du tout, comme la grande collection de voyages, mais Anne et moi avons réussi à la relancer en poche de haute qualité graphique.

A. G. ─ C’est quand même une chance de posséder cette surface de vente ?

M. C. ─ Une de nos principales forces, c’est que la Librairie Portugaise est le premier acheteur des éditions Chandeigne, devant Amazon. 10 % des ventes de la librairie sont des livres des éditions. Cela aide les deux structures.

A. G. ─ Exportez-vous aussi dans le reste de la Francophonie ?

M. C. ─ Oui, parce que Volumen-Interforum permet de distribuer en Belgique, en Suisse. Pour ce qui est du Canada, je suis moins au courant, je pense que nos livres leur parviennent mais que les libraires rament un peu pour se les procurer. J’ajoute que la Librairie Portugaise gère depuis 12 ans un site de vente en ligne avec des clients dans le monde entier : des Canadiens, des Australiens, des Finlandais, des Japonais, des Argentins, etc., qui voient que j’ai tels ou tels livres et qui me les commandent. Cela représente une ou deux ventes par jour. Et quand ils passent à Paris, ils viennent à la librairie. L’été, je reçois beaucoup de ces lecteurs étrangers.

A. G. ─ Vous qui avez été traducteur, typographe, libraire, éditeur, qu’est-ce qui vous faut rêver aujourd’hui ? Avez-vous de nouveaux projets ?

M. C. ─ Rêver ? Je ne sais pas. J’écris un long article sur la surpopulation, parce que c’est le sujet central de notre monde futur. Je serais heureux d’écrire un texte qui tienne la route, qui ait ne serait-ce qu’un tout petit impact, qui rassemble un peu les gens autour de ce thème. La surpopulation, c’est le sujet tabou, pourtant tout en dépend, la consommation de CO₂, d’énergie, le climat, la biodiversité, l’accès à l’eau, la beauté du monde… C’est pourtant un sujet dont il est très difficile de parler, pour des raisons politiques, religieuses et je dirai cérébrales… À mon sens, la seule solution pour sauver l’humanité doit passer par une régulation, espérons-la pacifique, de la population mondiale, il faudrait très rapidement arriver à un palier, c’est crucial. J’aimerais apporter ma petite contribution avant de disparaître…

Entrevue avec Clément Ribes

23 novembre 2019

L’entrevue suivante a été réalisée par Amandine Glévarec et est également disponible sur son blogue http://kroniques.com.

Amandine Glévarec – Cher Clément Ribes, pouvez-vous nous en dire plus sur votre rapport aux livres depuis l’enfance ?

Clément Ribes – J’ai de mon rapport enfantin aux livres des souvenirs très vagues, mais très picturaux. Ce sont surtout des scènes : les bandes dessinées lues le soir bien après l’heure du coucher « normal », mon mauvais jeu d’acteur quand mes parents venaient s’assurer que je dormais bien et que j’attendais leur départ pour rallumer le spot qui me permettait de lire en cachette des albums de Johan et Pirlouit, des Schtroumpfs, de Gaston Lagaffe, et plus tard, Thorgal (entre autres). Enfant, mon rapport à l’objet-live était avant tout un rapport aux bandes dessinées (je les lisais et relisais en continu, notamment mes Picsou Magazine). Pour la littérature, c’était plus compliqué : j’avais horreur qu’on veuille me faire lire de la littérature pour la jeunesse. Puis, comme beaucoup de gens de mon âge, Harry Potter est arrivé durant mes années de collège, et c’est peut-être à ce moment-là que je suis vraiment devenu un lecteur (même si, pour une raison que je ne m’explique pas, j’avais essayé de lire Notre-Dame de Paris en CM1).

A. G. – Quel cursus avez-vous suivi ?

C. R. – J’ai fait une classe préparatoire littéraire, puis j’ai intégré l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. J’ai ensuite fait des études de lettres modernes, spécialisé en littérature contemporaine (j’ai travaillé sur l’œuvre de l’écrivain Pierre Guyotat). En parallèle, j’étudiais aussi la littérature hispanique. Et à la fin de mon master, j’ai enseigné le français un an aux États-Unis avant de revenir en France.

A. G. – Quel a été votre parcours professionnel dans l’édition ? Qu’y avez-vous appris et découvert qui a pu vous surprendre ?

C. R. – Mon parcours dans l’édition est assez classique : j’ai commencé par des stages, au Seuil (en sciences humaines) puis chez Flammarion (service des manuscrits), avant d’être embauché aux éditions de l’Olivier, d’abord comme coordinateur éditorial, puis comme éditeur de littérature (étrangère principalement, mais aussi française) avant d’arriver récemment à la direction de Christian Bourgois Éditeur. J’y ai appris surtout la nécessité de ne jamais transiger sur ses goûts, et de les préciser au fil du temps. L’édition est un métier de passion, et comme tous les métiers de ce genre, elle requiert un engagement total de l’éditeur dans la défense de certaines propositions artistiques. C’est aussi un métier de risques à prendre. C’est ce qui en fait tout le sel.

A. G. – Vous avez par ailleurs été traducteur, était-ce là une autre manière de vous approprier les mots ?

C. R. – Depuis tout petit, je voulais traduire. Pour moi, traducteur est le plus beau métier du monde – avec éditeur, bien sûr. Je voulais faire de la littérature mon activité principale, sans être écrivain ni professeur. Être traducteur avait un avantage : c’est un métier dont la matière première est le texte, sans être une activité théorique. C’est pour cela que ça m’attirait. C’était aussi une façon pour moi de lire le texte au plus près, d’en être « possédé » sur un temps plus long qu’une simple lecture, de vivre littéralement avec lui pendant quelques mois. Les traducteurs et les éditeurs partagent beaucoup de traits : la curiosité, l’intérêt pour la langue, et la mission un peu folle qu’ils se donnent de transmettre des choses lointaines à un public sans que cela soit gagné d’avance. Et une bonne dose d’entêtement, aussi.

A. G. – Écrivez-vous par ailleurs ?

C. R. – J’écris principalement mon journal, pour moi, le soir. Et des textes (nouvelles, romans) que je n’ai jamais pensé publier. C’est comme une gymnastique à laquelle je me contrains ; ou un jeu pour passer le temps. Hélas, je n’ai plus autant de temps qu’auparavant à consacrer à ce jeu-là.

A. G. – Vous venez tout juste d’être nommé Directeur éditorial des éditions Bourgois, était-ce un catalogue que vous connaissiez bien ? Avez-vous des titres phares à nous conseiller ?

C. R. – Comme beaucoup de gens friands de littérature étrangère, mon goût s’est forgé par la fréquentation assidue du catalogue de Christian Bourgois. Nombre d’auteurs importants dans ma vie de lecteur et d’homme ont été publiés par cette maison : Roberto Bolaño, Enrique Vila-Matas, António Lobo Antunes, Toni Morrison, Angela Carter, Susan Sontag, Denis Johnson, Fernando Pessoa, Linda Lê… Ce sont des « grands noms » très connus du public, mais d’autres auteurs, plus discrets, ont compté également pour moi : Maurice Pons et son livre-culte Les Saisons, Copi, cet artiste complet, excessif, explosif, qui ne reculait devant aucune blague (parfois de mauvais goût) et dont l’humour a été, à une certaine époque de ma vie, extrêmement libérateur pour moi, César Aira, un autre Argentin dont les romans « improvisés » sont aussi drôles et cocasses qu’expérimentaux… et bien d’autres encore.

A. G. – Pouvez-vous nous préciser la ligne éditoriale de la maison, pensez-vous la conserver ou la faire évoluer ?

C. R. – La « ligne éditoriale » est un concept que je n’ai jamais vraiment compris. À cette expression, je préfère opposer ce que disait Paul Otchakovsky-Laurens (je reformule grossièrement) : il y a des livres qu’on a envie de publier, et a posteriori, une ligne se dessine. La ligne éditoriale de Christian Bourgois Éditeur est extrêmement diverse et variée, et reflète la façon dont Christian Bourgois constitua en partie son catalogue : en faisant confiance à de nombreuses personnes qui le conseillaient, lui signalaient des ouvrages remarquables. Chacun (Dominique de Roux, Jean-Claude Zylberstein, Jean-Christophe Bailly, Philippe Lacoue-Labarthe, Brice Matthieussent, et d’autres) avait ses goûts et ses partis-pris, ce qui explique la très grande richesse de voix singulières figurant au catalogue de la maison.

Concernant la ligne éditoriale « à venir » de la maison, je compte rester dans la lignée de ce que représente pour moi « l’esprit Bourgois », à savoir liberté et cosmopolitisme. Liberté de tons et de formes (romans, non-fiction, essais, etc.) et diversité des langues et territoires. Christian Bourgois disait de son catalogue qu’il pouvait être lu comme « un éloge du cosmopolitisme littéraire ». Je souhaite, humblement, garder ce cap.

A. G. – Vous avez différents projets que vous avez exposés à Nantes lors de votre venue fin septembre, et la question s’est notamment portée sur la mise en valeur du fonds. Quel est ce fonds, est-il encore disponible dans son intégralité (éventuellement au format numérique), et savez-vous quel pourcentage du chiffre d’affaire il représente pour les éditions Bourgois ?

C. R. – Il est très difficile d’évoquer un fonds aussi riche en quelques lignes. Disons que comme tous les fonds de littérature étrangère, il est soumis à un renouvellement régulier de droits, situation assez classique. Certains titres restent, d’autres, au fil des années, sont partis et ont été republiés par d’autres maisons. Nous travaillons en ce moment pour que les livres publiés par la maison Bourgois depuis ses débuts soient de nouveau le plus facilement disponibles partout.

A. G. – Comment pensez-vous mettre en avant ce fonds, par le biais de republications ? De nouvelles traductions ? D’une nouvelle collection ?

C. R. – Les trois à la fois. La mise en valeur du fonds se fera par la republication de textes emblématiques dans des éditions « à part » (dans leur maquette, mise en page, papier, etc.) avec parfois, l’ajout d’une préface. Ces publications, ponctuelles, constitueront à terme une collection au sens propre. La question de la retraduction de certaines œuvres se pose aussi : il y a dans le catalogue de Bourgois des textes majeurs dont les traductions (c’est inévitable) ont vieilli, ou qui reflètent l’image que l’on se faisait à l’époque de certains textes, bien différente de leur réputation aujourd’hui. Maintenant que le tamis du temps est passé, il me semble opportun d’en retraduire certains pour les donner à redécouvrir aux nouveaux lecteurs de la maison. Il y aura peu de retraductions, mais elles concerneront des œuvres importantes.

A. G. – Combien de nouveaux titres paraissent par an, dans quelle proportion s’agit-il de traductions ?

C. R. – Ces dernières années, la maison publiait environ 35 titres par an (en comptant la collection de livres de poche), dont la majorité était constituée de traductions. La part de littérature française était assez réduite, ce que je souhaite changer dans les années qui viennent. L’un de mes projets est en effet de redévelopper la littérature française (en fiction, surtout) chez Bourgois, avec des publications plus régulières et plus nombreuses.

A. G. – Vous avez aussi évoqué l’envie d’ajouter de nouvelles langues à un catalogue qui est surtout connu pour ses publications américaines, un peu moins pour ses traductions hispanophones bien qu’elles soient nombreuses, vers quels pays désirez-vous vous tourner et pourquoi ?

C. R. – Christian Bourgois Éditeur a toujours publié un large spectre de langues. Actuellement, 22 langues sont représentées au catalogue. Face à l’hégémonie de la fiction américaine sur la littérature étrangère publiée en France, il me semble important de proposer d’autres choses : des voies (et des voix) différentes, témoignant de réalités moins représentées. Des choses peut-être, aussi, moins attendues. J’aime les livres qui me surprennent, et qui ouvrent mes horizons. L’horizon géographique et linguistique est l’un de ceux-là.

Je n’ai pas de projet prédéfini concernant les pays vers lesquels je souhaite me tourner. Bien sûr, certains territoires sont plus actifs que d’autres, et produisent des formes littéraires tout à fait intéressantes, et il faut les regarder de très près. Mais j’ai un rapport avec des textes et des auteurs avant d’avoir un rapport avec une aire linguistique : c’est mon enthousiasme qui me dirige, quand je découvre un livre, un écrivain qu’il me paraît essentiel de défendre. Cela m’a poussé à m’intéresser à des figures venues de pays qui n’ont rien à voir entre eux. De la Catalogne au Japon en passant par le Danemark, pour parler de manière volontairement synthétique.

Beaucoup de facteurs entrent en compte : je ne peux lire que trois langues étrangères, ce qui est limitant et frustrant. Mais en passant par les traductions anglaises ou espagnoles, il m’arrive de découvrir des auteurs qui, d’un seul coup, m’emportent. Mes « tropismes », aussi, jouent leur rôle : une pente me mène naturellement vers les auteurs hispaniques, mais je me suis toujours senti proche, également, de la littérature d’Europe centrale. Nombre de mes auteurs préférés (László Krasznahorkai, Deszó Kosztolányi, Olga Tokarczuk…) viennent de cette partie-là du continent.

A. G. – Quelles seront vos premières publications en tant que Directeur éditorial ?

C. R. – Mes premières publications apparaîtront en 2020, même si la rentrée d’hiver de 2021 marquera la « nouvelle identité » réelle de Christian Bourgois Éditeur. Nous avons déjà acquis les droits de plusieurs textes, notamment The Other Americansde Laila Lalami, actuellement finaliste du National Book Award aux États-Unis, Septologie, roman monumental du dramaturge norvégien Jon Fosse, ou encore le premier roman de Hiroko Oyamada, une jeune romancière japonaise, intitulé L’Usine : c’est un texte très étrange, une sorte de mélange entre Kafka et Yoko Ogawa, à la lisière du fantastique. Nous publierons également à la rentrée littéraire 2020 le deuxième roman de Grégory Le Floch, qui avait publié précédemment aux éditions de l’Ogre, et qui vient de recevoir la bourse Découverte de la fondation Prince Pierre de Monaco.

Enfin – et j’en suis très fier – nous avons acquis les droits de deux textes inédits de la grande autrice croate Dubravka Ugrešić, ainsi que certains titres de sa backlist. J’ai à cœur de faire (re)découvrir cette œuvre capitale dans le paysage européen, et de lui donner la place qu’elle mérite en France.

A. G. – Vous avez enfin parlé de revoir la charte graphique, par exemple sur la collection Titres, pouvons-nous en savoir plus ? Dans quelle mesure pensez-vous qu’une couverture influe la décision d’achat ?

C. R. – Pour la collection « Titres », le changement sera bien plus conséquent qu’une simple évolution de charte graphique. Nous allons en effet créer une toute nouvelle collection de poche, qui aura, donc, un autre nom. Les couvertures, contrairement à celles de « Titres », seront illustrées, et nous travaillons en ce moment avec un studio de graphisme pour trouver une identité visuelle globale. Dans le cadre d’une collection de livres de poche, qui a vocation à faire découvrir des textes à un public plus large que les lecteurs de livres grand format, la couverture me semble être un élément capital. Surtout, la question qui se pose est celle de l’adéquation entre le contenu et l’habillage. Des textes extrêmement romanesques comme l’œuvre d’Angela Carter ou celle de Denis Johnson ont tout à gagner à avoir une couverture illustrée, plus attrayante.

La nouvelle collection accueillera des textes déjà parus dans la collection « Titres » ainsi que certains textes qui n’avaient jamais été exploités encore sous ce format, et sera lancée au cours du printemps 2020.

A. G. – Votre arrivée signe une nouvelle ère et une partie de l’équipe va être renouvelée, pouvez-vous nous indiquer combien de personnes travaillent aujourd’hui pour Bourgois et quels sont leur rôle ? 

C. R. – Aujourd’hui, sept personnes travaillent avec moi chez Bourgois : deux éditrices junior, Marine Vauchère et Sabrine Kherrati ; une assistante d’édition, Elsa Lagrange ; Lena Kounovksy, notre apprentie ; une comptable, Nathalie Reculon-Dupont ; enfin, notre chargée de relations librairies, Joanie Soulié, et une attachée de presse qui nous rejoindra bientôt.

A. G. – Cette équipe devrait être assez jeune, vous avez vous-même 30 ans, comment concilier l’esprit d’une maison qui a aujourd’hui 53 ans et ce sang neuf ?

C. R. – En effet, nous sommes tous jeunes, voire très jeunes, en fonction du point de référence que l’on choisit. L’important n’est pas tant notre âge que la façon dont nous recevons l’héritage de cette maison, à savoir avec respect et prudence. La vie d’une maison d’édition qui dure est faite de cycles et d’« époques » différentes. Chaque moment a ses références, ses ambitions, ses goûts. Ce que nous essayerons de faire, par conséquent, est de rester fidèles à « l’esprit Bourgois » dans nos choix, sans oublier que nous nous inscrivons pleinement dans notre époque. Et puis, je n’oublie pas que Christian Bourgois a fondé sa maison à l’âge de 33 ans. C’était jeune.

A. G. – Ma dernière question portera sur l’export, les livres des éditions Bourgois se vendent-ils bien à l’étranger, ou reste-t-il des marchés à conquérir ?

C. R. – Toutes les maisons françaises doivent faire face au même problème quand il s’agit de l’exportation de leurs livres : le prix de vente public dans les pays où il est exporté, que cela soit au Québec ou en Suisse. Pour certains de ces territoires, nous réfléchissons à des stratégies différentes, à des collaborations plus étroites avec nos confrères éditeurs.

Entrevue avec Philippe Turgeon

27 octobre 2019

L’entrevue suivante a été réalisée par Amandine Glévarec et est également disponible sur son blogue http://kroniques.com.

Amandine Glévarec – Cher Philippe Turgeon, seriez-vous tombé dans la lecture tout petit ?

Philippe Turgeon – En effet ! Je me suis intéressé aux lettres et aux mots dès mon plus jeune âge. Grâce à ma mère, j’ai appris à lire très tôt, avant même d’entrer à l’école primaire. Ainsi, pendant que mes camarades récitaient syllabe par syllabe des phrases courtes et ennuyeuses, l’enseignante me permettait de me retirer à l’arrière de la classe pour lire de vraies histoires : des courts romans que j’empruntais à la bibliothèque de l’école. Mon amour des livres et des histoires inventées est toujours vivant presque quarante ans plus tard.

A. G. – Pouvez-vous nous en dire plus sur votre parcours scolaire, vous êtes-vous rapidement destiné à travailler dans l’édition ou est-ce une histoire de hasards ?

P. T. – Mon parcours est des plus atypique ! Bien qu’ayant toujours été un lecteur avide, jamais il ne m’était venu à l’idée d’en faire une profession. Excellent étudiant à l’adolescence, les choses ont changé rapidement après l’école secondaire. Disons sans entrer dans les détails que j’ai vécu des années houleuses au tournant de la vingtaine et que les emplois étudiants à temps partiel en restauration et en hôtellerie sont vite devenus des emplois à plein temps. Malgré tout, je lisais toujours autant, et mes goûts de lecture se diversifiaient rapidement. En 2009, un peu blasé de ces emplois qui ne m’apportaient guère de défis d’un point de vue intellectuel, j’ai décidé de me réinscrire à l’université, non dans un but de réorientation professionnelle, mais simplement pour me divertir, pour « apprendre », verbe que je me permets ici d’utiliser dans sa forme intransitive. J’ai donc tout naturellement choisi les Études littéraires. La même année, une petite annonce sur Internet publiée par les éditions Alire a attiré mon attention. On cherchait des lecteurs connaissant bien la collection pour aider dans les deux plus gros Salons du livre au pays (Québec et Montréal) à titre de conseiller de lecture. Ayant à cette époque déjà lu environ deux tiers des titres de la maison, j’ai postulé et on m’a engagé. Dès la première expérience, je me suis surpris par mon aisance à parler de littérature et à évoluer dans ce milieu. Presque trois ans plus tard, alors que j’étais toujours à l’université et travailleur à temps dans un hôtel, Jean Pettigrew, directeur littéraire et cofondateur de la maison, m’a approché lors d’un Salon et m’a offert un poste régulier chez Alire. À l’époque, on ne savait ni lui ni moi quelles seraient exactement mes tâches. Au fil des saisons littéraires, j’ai appris beaucoup de ce mentor, et mes tâches se sont précisées (direction littéraire, supervision de traduction, etc.)

A. G. – La maison Alire naît en 1996. Pourriez-vous nous faire un portrait rapide de ses membres fondateurs ?

P. T. – Alire a été fondée par Lorraine Bourassa, Louise Alain et Jean Pettigrew. Je ne peux pas parler beaucoup de madame Bourassa, qui a quitté la maison avant mon arrivée, sinon pour vous dire qu’elle était enseignante de littérature. Quant à Louise Alain et Jean Pettigrew, ils forment un couple tant en affaires que dans la vie, et leur complémentarité est ce qui assure la stabilité des assises de la maison. Tous les deux impliqués dans le domaine littéraire québécois depuis des décennies, Louise s’occupe du marketing et des relations de presse et Jean agit à titre de directeur littéraire.

A. G. – Quand avez-vous rejoint Alire et dans quelles circonstances ? Avec quel bagage et quelles connaissances ?

P. T. – Je crois avoir un peu répondu à la première question plus haut. Plus spécifiquement, pour le bagage et les connaissances, je mentionnerais un corpus assez important de lectures de tout genre, et en particulier une connaissance totale du catalogue de la maison. Sans être un expert des genres dits de l’imaginaire ou du polar, je crois que la quantité de lecture que j’ai faite dans ces genres me permet de savoir ce qu’un lecteur attend des œuvres s’y rattachant, et qu’ainsi je suis en mesure d’aider les auteurs à produire des œuvres de qualité.

A. G. – Quel poste occupez-vous et combien êtes-vous aujourd’hui dans l’équipe ?

P. T. – Officiellement, mon poste est « Adjoint à la production et à l’édition », mais comme pour à peu près n’importe quel autre emploi, il comporte son lot de « tâches connexes ». Outre les deux copropriétaires, nous sommes six employés à temps plein chez Alire, et nous faisons appel à quelques pigistes (illustration, traduction, révision, etc.).

A. G. – Quelle est la ligne éditoriale de la maison d’édition ? Combien de nouveaux titres publiez-vous par an et comment les sélectionnez-vous ?

P. T. – La mission officielle de la maison est, depuis sa fondation : « développer, publier et publiciser les genres littéraires écrits par les auteurs francophones du Québec et du Canada ». Nous publions entre dix et quinze nouveautés annuellement, en plus des rééditions en format poche. La plupart des nouveautés proviennent des auteurs ayant déjà été publiés par Alire. Dans de plus rares cas, il s’agit d’œuvres choisies par notre comité de lecture, qui reçoit bon an mal an environ sept cents manuscrits.

A. G. – En espérant ne pas dire de bêtises, vous ne publiez que des auteurs francophones (voire Québécois ?), pourquoi ce choix ?

P. T. – En plus des auteurs francophones du Québec et du Canada, nous publions aussi quelques auteurs canadiens-anglais en traduction. Nous ne fermons pas la porte aux auteurs étrangers, mais comme les subventions à la publication que nous recevons des gouvernements québécois et canadien sont réservées aux auteurs d’ici, il est moins probable que nous acceptions de texte provenant d’ailleurs. Notez toutefois que certains de nos auteurs sont des Français exilés au Québec depuis plus (presque cinquante ans dans le cas d’Élisabeth Vonarburg) ou moins longtemps (on a un petit nouveau prévu au printemps, qui a déjà publié chez vous en France et qui vient tout juste d’immigrer)…

A. G. – Vous occupez un segment très particulier, celle de la littérature « de genre », quel accueil lui est-il réservé au Québec ? Alire a-t-elle trouvé ses marques facilement et rapidement, ou a-t-elle connu des années complexes ?

P. T. – À sa fondation, Alire était une des premières maisons (peut-être la première) à se consacrer exclusivement aux littératures de genre (certaines maisons avaient toutefois des collections spécialisées). Heureusement, plusieurs autres ont suivi et le paysage se diversifie quelque peu. Pour ce qui est de l’accueil réservé aux genres, disons qu’il est à peu près le même que chez vous. Oui, il arrive qu’on soit boudé par les élitistes et les universitaires, et certains osent encore parler de « paralittérature » (quel affreux terme !). Le plus choquant reste toutefois quand le malaise vient de l’intérieur du milieu de l’édition. Je parle ici des éditeurs de littérature générale qui publient des genres sans les nommer… ou d’autres qui demandent à leurs auteurs de ne pas « avouer » que ce qu’ils écrivent est de la SF ou du fantastique. Chez Alire, on publie des genres, on aime ça et on l’assume !

A. G. – Pouvez-vous nous présenter quelques-uns de vos plus gros succès ?

P. T. – Parmi les succès critiques, il est impossible de ne pas mentionner l’œuvre intégrale d’Élisabeth Vonarburg, reconnue et récompensée de par le monde, et même chez nos voisins étatsuniens. L’an dernier, elle s’est méritée à Nantes le Prix Extraordinaire des Utopiales. Aussi parmi nos grands succès d’estime, il faut mentionner la série des  Gestionnaires de l’apocalypse, de Jean-Jacques Pelletier, l’ensemble des productions d’Esther Rochon et de Joël Champetier, pour ne nommer que ceux-là.

Quant aux succès commerciaux, l’auteur Patrick Senécal se démarque du lot, et de façon plutôt spectaculaire. En une vingtaine d’années, ses parutions chez Alire (une quinzaine de romans) se sont écoulées à plus d’un million de copies. Toutes proportions gardées, cela correspondrait, chez vous, à des ventes de dix millions de livres. Pas mal, n’est-ce pas ?

A. G. – En espérant une nouvelle fois ne pas trop m’avancer, il me semble que vous publiez plus de poches que de grands formats ? Rachetez-vous des droits à d’autres maisons ou des nouveautés paraissent-elles directement en poche ? Pour des raisons pratiques, économiques ? Pour limiter le budget de vos lecteurs ?

P. T. – À leur fondation, les éditions Alire ont décidé de publier d’abord leurs romans en format poche. L’idée était alors de faire connaître un plus grand nombre d’auteurs et de genres possibles à un plus grand lectorat, grâce aux prix moins élevés de ce format. Toutefois, après une quinzaine d’années, il a fallu s’adapter au marché, maintenant plus habitué aux genres, et au lectorat de plus en plus diversifié. Ainsi, depuis 2012 ou 2013, nous adoptons habituellement la pratique traditionnelle en édition, qui est de publier d’abord en grand format. Quelques années plus tard, nous republions nous-mêmes nos titres en poche. Cette pratique nous permet (entre autres) une plus grande présence en bibliothèque et dans les médias (eh oui, pour certains, le grand format fait encore de nos jours plus « sérieux » que le poche, associé au roman de gare). Nous tenons toutefois à continuer à offrir le format poche pour tous nos titres, pour les lecteurs au plus petit budget ou ceux qui préfèrent ce format pratique.

Même si ce n’est pas très fréquent, il nous arrive quand même d’acheter des droits sur certains livres d’autres maisons afin de leur donner une deuxième vie en format poche.

A. G. – Quel est donc ce projet qui porte un drôle d’acronyme : ASFFQ ? Quelle est sa finalité et son impact ?

P. T. – L’Année de la Science-Fiction et du Fantastique Québécois (d’où l’acronyme) est un projet monumental né des cerveaux des spécialistes Claude Janelle et Jean Pettigrew (entourés de quelques collaborateurs) dans les années 1980. Chaque édition se veut un recensement exhaustif de l’entièreté de la production littéraire annuelle dans les genres de l’imaginaire. Le projet initial visait à couvrir la période de 1984 à 2000. Toutefois, d’autres essais plus volumineux ont été publiés par Claude Janelle chez Alire et visent des périodes plus spécifiques, soit Le XIXesiècle en Amérique française et La Décennie charnière (1960-1969). Trois autres ouvrages sont en chantier et paraîtront entre 2020 et 2022 : Les Années de maturation (1979-1983)Les Années d’éclosion (1970-1978) et Les Décennies tranquilles (1900-1959). J’ai eu la chance de collaborer aux deux premiers en rédigeant certaines recensions critiques.

A. G. – Est-ce aussi une manière de mettre en avant votre fonds, qui doit commencer à être important puisque vous entamez votre vingt-quatrième rentrée, et à le valoriser ? Savez-vous en termes de chiffre d’affaire quel pourcentage il représente ?

P. T. – Pas vraiment. Comme je mentionne plus haut, les éditions de L’Année de la Science-Fiction et du Fantastique Québécois recensent l’entièreté de la production d’une période donnée, toutes maisons et revues confondues. De plus, comme la période qu’elles couvrent s’arrête à 2000, la grande majorité de nos publications ne s’y trouvent pas.

A. G. – Le Québec a la particularité géographique d’être une zone francophone séparée des autres pays qui parlent français par un océan. L’exportation est-elle néanmoins possible ? L’envie de vous faire connaître au-delà de l’Atlantique existe-t-elle, et est-elle réalisable ?

P. T. – Nous sommes distribués en France par Interforum. Toutefois, le placement en librairie est difficile pour deux raisons. Tout d’abord, par notre appartenance aux genres que boudent toujours certains libraires, mais aussi par la réticence de certains d’entre eux de sortir du corpus « franco-français ». Voilà pourquoi il est essentiel pour nous de participer à des événements tels les Utopiales à Nantes ou les Imaginales d’Épinal. Lors de ces festivals, nous avons la chance de rencontrer directement les lecteurs (souvent beaucoup plus ouverts d’esprit que les libraires) et de leur faire connaître notre littérature. Plusieurs de ces rencontres se traduisent en ventes directes sur place, mais surtout plus tard en ventes indirectes alors que ces mêmes lecteurs viennent sur notre site Internet commander d’autres titres (sans frais de poste pour les commandes de trois livres ou plus, je tiens à le mentionner). Il ne faut pas négliger non plus les formats numériques, que nous offrons à prix abordables et qui permettent une diffusion internationale plus aisée.

A. G. – Bénéficiez-vous du soutien des organismes culturels pour la publication, la promotion nationale, mais aussi la visibilité à l’international ? (Les Utopiales par exemple à Nantes, où je suis !!)

P. T. – Nous recevons des subventions pour la publication, comme je le mentionnais plus tôt, mais aussi pour la diffusion culturelle aux niveaux national et international. Pour ce qui est des Utopiales, puisque vous en parlez, des partenariats sont réalisés entre la maison et les organisateurs de l’événement (partage de coûts, etc.). Puisque je ne m’occupe pas de ces aspects financiers, il est difficile pour moi d’entrer dans les détails de ces ententes, mais je sais qu’elles existent. La preuve, je pars justement lundi pour Nantes !

A. G. – Autant le polar semble être entré dans les mœurs, et dans les librairies, autant la science-fiction peut encore paraître réservée à quelques publics particuliers. Mais savez-vous qui sont vos acheteurs ? Êtes-vous en lien avec eux et sondez-vous leurs attentes ?

P. T. – Nous revenons à l’éternel combat de la légitimité des genres, auquel personne n’échappe. Comme je le disais dans une de mes réponses précédentes, des événements tels les Utopiales (ou le congrès Boréal, ici au Québec) nous permettent d’atteindre un public « gagné d’avance », si on peut dire. Nous travaillons également très fort avec les représentants de notre distributeur, afin de leur faire comprendre les spécificités propres à nos genres, et comment les pousser à des libraires moins férus ou amateurs de ceux-ci. Aussi, l’ouverture d’une librairie spécialisée l’an prochain à Montréal nous apparaît comme une excellente nouvelle, et nous entendons bien travailler en étroite collaboration avec les fondateurs de celle-ci (dont Mathieu Lauzon-Dicso, qui sera aux Utopiales cette année) afin de faire rayonner la science-fiction, le fantastique et la fantasy.

A. G. – En bonne française, je ne peux que m’interroger sur la langue que nous partageons mais qui rencontre parfois quelques tournures ou termes de vocabulaire différents, les adaptez-vous ou au contraire mettez-vous en avant ces régionalismes ?

P. T. – Ni l’un ni l’autre. La question ne se pose généralement pas. Tout dépend du contexte dans lequel les intrigues sont situées. Si on a un polar ou un roman fantastique contemporain se déroulant à Montréal, il est évident que les personnages doivent parler comme des Montréalais, alors que la narration se fera dans un registre plus élevé. Nous faisons confiance au lecteur étranger, qui pourra presque toujours comprendre au contexte (ou consulter Internet !) les mots et expressions qu’il ne connaît pas. Après tout, si un Québécois peut lire un roman français et comprendre sans problème les subtilités propres à l’Hexagone, pourquoi l’inverse serait-il plus difficile ? À ce que je sache, les lecteurs français ne sont pas moins débrouillards que nous ! D’un autre côté, dans un roman de fantasy situé dans un monde imaginaire ou de SF sur une planète éloignée, le français utilisé doit être plus « standard ». Il serait tout aussi déstabilisant d’y entendre des sacres québécois que de l’argot parisien !

A. G. – À titre personnel, pensez-vous que ces genres peuvent aider à comprendre le monde dans lequel nous vivons, voire à l’anticiper, à le décrypter ?

P. T. – Oui, comme toute littérature, d’ailleurs. Mais je crois que la science-fiction (peut-être suis-je un peu biaisé) offre les meilleures possibilités de réflexion. En fait, un roman de science-fiction, c’est un peu comme un laboratoire dans lequel on teste des hypothèses, des modèles, et on observe l’expérience, note les résultats, etc.

A. G. – Plusieurs de vos publications ont bénéficié d’une adaptation cinématographique et de multiples prix, ressentez-vous un effet sur les ventes et est-ce que la vente de droits permet de stabiliser les comptes de la maison ?

P. T. – En fait, seulement quatre de nos romans ont été transposés au grand écran à ce jour, dont trois de Patrick Senécal. Les droits sur quelques autres sont réservés (ce qui ne se traduit pas toujours concrètement en film). L’effet sur les ventes des romans en question est évident, mais il est difficile de bien le mesurer dans le temps. Finalement, si les montants reçus en droits sont intéressants, il serait imprudent pour nous de compter sur eux dans l’établissement de notre budget. Disons qu’ils représentent des petits extras agréables !

A. G. – Enfin, un petit mot sur vos derniers-nés ?

P. T. – Nous avons eu un automne très occupé cette année encore. En imaginaire, nous sommes particulièrement fiers de GEIST – Les Héritiers de Nikola Tesla, le nouveau livre de Sébastien Chartand, un roman que nous avons qualifié d’electricpunk (en référence au steampunk, duquel il se distingue par la technologie choisie et l’époque). On est à Paris, dans une France du XXe siècle très différente de celle que nous connaissons… et le Mal du siècle, le spleen, touche plus de dix pour cent de la population. C’est noir à souhait, les atmosphères sont superbement décrites… bref, un livre de SF différent qui saura surprendre, j’en suis certain !

Quant à lui, Patrick Senécal revient au fantastique après trois polars noirs. Dans Ceux de là-bas, il explore la thématique universelle de la mort, mais plus spécifiquement la peur y étant associée, la vieillesse et la décrépitude en découlant. Probablement le roman le plus mature et touchant de l’auteur, cette histoire ébranlera les amateurs du genre, mais certainement aussi les lecteurs de littérature générale, tant l’ensemble est poignant.

Nous avons aussi cet automne réédité en poche La Grande mort de mononc’ Morbide, d’Éric Gauthier, qui sera aux Utopiales cette année avec sa nouveauté du printemps dernier, Le Saint Patron des plans foireux, deux histoires complètement folles, que seul Éric pouvait écrire… Imaginez, dans Le Saint Patron, un jeune voyou importe clandestinement le squelette d’un saint et ce dernier s’anime soudain dans les rues de Montréal…

Aussi présente aux Utopiales cette année, Ariane Gélinas proposait en mars son deuxième livre chez Alire, Quelques battements d’ailes avant la nuit, un roman fantastique tout en ambiances se déroulant à Fermont, une petite ville du Nord québécois. Là-bas, un mythique mur, immense immeuble abritant appartements, hôtel, bar, restaurant et à peu près tous les commerces de la ville, dont la vocation principale est de protéger le reste des habitations des vents septentrionaux glaciaux, est le théâtre de disparitions mystérieuses. Presque huis clos tant cette ville est isolée et éloignée, cette histoire sensuelle et envoûtante fascinera le lecteur d’ici ou d’ailleurs…

Si on ajoute à ça la superbe trilogie de fantasy historique Les Pierres et les Roses, d’Élisabeth Vonarburg (publiée en 2018 et finaliste au GPI cette année), on ne peut pas dire qu’on a chômé ces dernières saisons… et les prochaines s’annoncent tout aussi palpitantes !