Entrevue avec Camille Cloarec et Laurence Hugues (Alliance internationale des éditeurs indépendants)

L’entrevue suivante a été réalisée par Amandine Glévarec et est également disponible sur son blogue http://kroniques.com.

Amandine Glévarec – l’Alliance internationale des éditeurs indépendants, c’est quoi ? 

Camille Cloarec (chargée de l’animation du réseau francophone, des projets de coédition et de traduction) – Ce sont plus de 800 maisons d’édition indépendantes dans 55 pays à travers le monde, qui sont réparties par réseaux linguistiques. Le réseau francophone est un des plus importants et se situe principalement en Afrique. Le deuxième est l’hispanophone, la plupart de ses membres sont en Amérique latine. Viennent ensuite les réseaux anglophone, arabophone, persanophone et lusophone. 

A. G. – Quels sont les objectifs de l’Alliance ? 

C. C. – Il s’agit d’un réseau professionnel de solidarité. L’Alliance défend la bibliodiversité, c’est-à-dire l’accès équitable aux livres et à la diversité littéraire, où que l’on soit dans le monde. Mais elle défend aussi bien sûr l’édition indépendante. Plusieurs actions sont menées : nous organisons des événements professionnels mais nous avons également un rôle important, assez politique, de plaidoyers. Enfin, nous assurons la coordination entre les membres et soutenons avec eux des projets de coédition. Les maisons d’édition adhérentes rejoignent le réseau pour construire des relations, professionnelles et amicales, mais aussi pour appartenir à un collectif qui se montre toujours plus fort, particulièrement dans les pays où il n’y a pas de défense de l’édition indépendante ou de moyens accordés à la culture. Il y a deux formes d’adhésion à l’Alliance : soit l’adhésion individuelle d’une maison d’édition, soit l’adhésion d’un collectif de maisons indépendantes. C’est particulièrement le cas en Amérique latine, au Chili par exemple. 

A. G. – Ces maisons se réunissent en collectif pour mutualiser leurs moyens de production ou de diffusion ? 

Laurence Hugues (Directrice) – Il y a une longue tradition en Amérique latine de se réunir à plusieurs, avant tout pour une question de plaidoyer. Leur motivation première est d’être force de proposition, en dialogue avec les pouvoirs publics. Cela est peut-être moins le cas en Europe où les collectifs se réunissent plutôt sur des questions pratiques, de mutualisation de stands ou d’outils, bien que l’un n’empêche pas l’autre. Notons d’ailleurs qu’une Fédération des Éditions Indépendantes vient d’être créée en France. En Afrique sub-saharienne, il existe depuis presque 20 ans Afrilivres qui se voulait d’abord comme un site vitrine de la production africaine, mais qui est très vite devenu un collectif qui porte la voix des éditeurs auprès des instances, qu’elles soient internationales ou nationales. 

A. G. – Peut-on en profiter d’ailleurs pour faire un point sur le marché du livre africain ? 

C. C. – En Afrique, le marché est moins structuré que celui que nous connaissons en France, déjà parce que les aides publiques sont bien moins importantes. À ce propos, l’Alliance réalise d’ailleurs depuis plusieurs mois tout un travail d’identification des politiques publiques du livre qui montre ces différences. Nous travaillons également avec l’AILF (Association Internationales des Libraires francophones) afin de réaliser ensemble des chartes professionnelles pour que les éditeurs indépendants et les libraires indépendants arrivent à mieux travailler ensemble car ils n’entretiennent pas forcément les mêmes relations qu’en France, où tout est très établi et très légiféré. La création africaine est en pleine explosion et ce qui se passe dans bien des pays d’Afrique, francophone, lusophone et anglophone, est captivant, après, malheureusement, les autrices et les auteurs africains ont toujours ce mouvement d’aller vers les anciens pays colonisateurs, aspirent pour beaucoup à se faire publier en Europe. Ils ne sont donc pas facilement accessibles aux lectorats locaux. En effet, si les libraires locales arrivent à se procurer un livre Gallimard à 20 euros, il restera inabordable pour la plupart des acheteurs. Il y a un travail énorme fait par les maisons d’édition indépendantes en Afrique, mais elles doivent lutter contre ce phénomène et cela reste compliqué. Je cite souvent l’exemple de Djaïli Amadou Amal qui a été découverte par les éditions Proximité au Cameroun qui ont publié plusieurs de ses romans, dont Munyal, les larmes de la patience qui a ensuite été réadapté et republié par les éditions Emmanuelle Collas sous le titre Les Impatientes, lauréat du Goncourt des Lycéens en 2020. C’est quelque chose de très positif car c’était la première fois qu’une autrice africaine gagnait un prix de cette envergure, mais, en même temps, le fait que la première édition de ce roman était camerounaise n’a pas été vraiment été souligné ni par les médias, ni par le milieu du livre en France. Nous constatons que les choses évoluent dans le bon sens car les auteurs africains ont de plus en plus de visibilité en France. Pourtant, il faut aussi rappeler que ce ne sont en général pas les maisons d’édition françaises qui sont à l’origine de leur carrière littéraire ou de leurs publications. 

A. G. – Est-ce que la volonté de publier en France reste uniquement liée à une question de prestige, ou existe-t-il une question politique sous-jacente ? Djaïli Amadou Amal aborde la question sensible des mariages forcés, l’éditeur d’origine a-t-il pris un risque en la publiant ? 

C. C. – C’est vrai que son livre est très politique et qu’en plus elle aborde des thèmes qui lui sont très personnels. Je n’ai pas lu l’édition d’Emmanuelle Collas mais l’original est effectivement à charge contre le mariage forcé. C’était certainement un risque de la part de l’éditeur Proximité, peut-être pas un risque politique mais en tout cas un parti pris très fort. Les maisons d’édition en Afrique font preuve d’un vrai engagement sur plein de thématiques et il est important de souligner leur travail. Dans un parcours comme celui-ci – qui est en quelque sorte exemplaire, et qui reste une très bonne nouvelle – l’Alliance assure aussi son rôle de plaidoyer. Nous avons publié il y a un an une lettre ouverte Que dire et où le dire adressée aux intellectuels, aux autrices et aux auteurs, afin de justement les inciter à réfléchir à la question politique derrière la publication, en les incitant, par exemple, à garder leurs droits pour l’Afrique lorsqu’ils signent un contrat avec une maison d’édition en France. Il ne s’agit pas d’en vouloir à quelqu’un qui désire une plus grande visibilité ou qui tout simplement sera mieux rémunéré en publiant ici, mais il peut être intéressant de se poser la question avant de conclure un accord. C’est d’ailleurs déjà le cas pour certaines et certains, ainsi l’autrice ivoirienne Véronique Tadjo garde systématiquement ses droits pour l’Afrique (pour ne citer qu’elle). 

A. G. – Mais le rachat de droits auprès de la maison d’édition d’origine créé aussi un apport financier pour celle-ci… cela nous choquerait peut-être moins s’il s’agissait d’une traduction où tout cela nous paraîtrait finalement très logique, sans que nous nous disions qu’il y a déperdition ou une mise en danger de la culture locale ?

L. H. – Ce n’est pas tant que d’être choqués, car c’est même très bien qu’il y ait des cessions de droits. Mais nous sommes encore sur un tel déséquilibre, avec un flux Nord-Sud qui est abondant et un flux Sud-Nord qui est encore très timide, que la France n’a sans doute pas joué le jeu – surtout dans une cession de langue français-français – en ne précisant pas que la maison d’édition d’origine était camerounaise. Ça avait été la même chose avec Kamel Daoud et son livre Meursault, contre-enquête (Goncourt du Premier roman 2015) qui avait été publié pour la première fois par une maison d’édition algérienne, Barzakh, et non par Actes Sud en France. Beaucoup de gens l’ignorent, et peut-être qu’après tout ce n’est pas grave, mais pour nous ça a une importance, justement parce que ce n’est pas assez courant et que c’est ce que nous essayons de valoriser. Il est essentiel sur l’échiquier mondial que ce ne soit pas toujours l’édition française qui soit valorisée, surtout si on veut tendre vers un équilibre.

Je pense qu’il y a pour cela plusieurs stratégies. Par exemple, les éditions Barzakh en Algérie sont en partenariat avec Actes Sud : quand un livre sort chez eux, il sort soit en même temps, soit juste après en France. Le partage se fait dans les deux sens, chacun apporte ses textes, et la publication simultanée permet à l’auteur de rayonner dans les deux pays. Il y a aussi la stratégie des éditions Elyzad en Tunisie dont on parle beaucoup car Émilienne Malfatto a reçu en 2021 le Prix Goncourt du Premier roman avec Que sur toi se lamente le Tigre publié par elyzad. Cette maison d’édition tunisienne a fait le choix de trouver un diffuseur-distributeur en France. Par conséquent, sa production est disponible en Tunisie à un prix tunisien, et en France à un prix français. Ensuite, il y a la stratégie des cessions de droits, à défaut de trouver des partenariats ou d’avoir les moyens de pouvoir se faire diffuser-distribuer en France, et c’est là où c’est encore très timide. Sans doute aussi parce que les maisons françaises gardent toujours une certaine posture, une méconnaissance, ou un manque d’intérêt de la production africaine. 

En fait, derrière tout cela, il y a la question de « qui est où et quand ». Provoquer les rencontres fait vraiment partie des missions de l’Alliance comme le soulignait Camille, mais nous ne pouvons ni être partout, ni être exhaustifs au vu du nombre de maisons d’édition existantes. Les autres moyens sont les salons du livre et les foires, en tout cas jusqu’à présent car les choses ont certainement basculé avec le Covid. On en revient aux histoires de politiques publiques du livre car, en Afrique sub-saharienne, il y a très peu de programmes aidant des éditeurs ou des délégations à partir dans d’autres pays afin de promouvoir leurs publications. Investir les espaces où les rencontres sont possibles se fait de manière épisodique grâce à des associations comme la nôtre, et pourtant ça reste le point de départ. Il y a donc la question de l’accompagnement et de la structuration des marchés, et là on parle de marchés qui sont émergents en termes de littérature, qui sont finalement très récents. Certaines maisons ont 20 ans, cela paraît beaucoup en regard de la maison mais ce n’est rien par rapport à l’histoire de l’édition dans les pays. 

A. G. – Pourquoi est-ce que ça freine au niveau des politiques publiques ? 

L. H. – Ce n’est certainement pas la priorité, tout simplement parce qu’il y en a d’autres, notamment l’éducation. Les maisons d’édition sont là depuis peu de temps, donc il leur a fallu s’organiser en interne puis dans des collectifs avant d’entamer le dialogue avec les pouvoirs publics. Peut-être que dans certains pays, il y a la question du désintérêt, peut-être que dans d’autres, moins il y a de culture et mieux c’est. Il y a autant de raisons que d’histoires de pays, mais la question de l’alphabétisation revient souvent et explique que la plupart des maisons nouvellement créées se consacrent à la jeunesse. Cela est moins le cas au Maghreb, où les éditeurs publient plus de littérature adulte ou de sciences-humaines. 

A. G. – Je crois que beaucoup de maisons sub-sahariennes publient également des manuels scolaires ? 

L. H. – Il s’agit d’une question pivot car, en Afrique, cette édition scolaire est encore trop peu aux mains des éditeurs locaux. Dans ce cas de figure, nous sommes vraiment dans une posture de prédation des marchés étrangers sur le territoire sub-saharien car l’édition scolaire est encore en majorité française, mais aussi québécoise, voire asiatique. Les éditeurs africains n’en retirent par conséquent que très peu de revenus, alors que cela permettrait un système de péréquation, d’assurer une production autre (en jeunesse, littérature, sciences humaines) à côté. Il faudrait évidemment nuancer en évoquant les spécificités de chaque pays, car ce n’est pas le cas en Côte d’Ivoire, de moins en moins au Sénégal, ça l’est à nouveau au Mali… En tous les cas, c’est l’un des enjeux : une production scolaire qui serait une locomotive, comme ça a pu l’être en France à l’époque d’Hachette. Cela aiderait à développer en parallèle une offre différente, mais cela faciliterait également la mise en place d’un système de diffusion-distribution, aujourd’hui inexistant. C’est pourtant une question qui revient souvent quand on discute avec les professionnels : une fois qu’ils ont leurs livres, comment les faire circuler alors qu’il n’y a pas de structure ? Après, peut-être regardons-nous trop cela avec nos yeux de Français, avec l’idée de systèmes très établis, d’une centrale qui dispatche les livres dans les librairies, de taux de remise, etc. Il y a des libraires dans les capitales africaines, rarement en dehors, mais quand on écoute les éditeurs, ils font de la vente en pirogue, à vélo, en bus, peut-être faut-il aussi arrêter de vouloir aller trop vite et de calquer des modèles qui ne sont tout simplement pas calquables !  

A. G. – Est-ce que les maisons d’édition locales sont représentées dans les librairies de leur pays ? 

C. C. – Je crois qu’il y a encore une méconnaissance du catalogue des maisons d’édition locales par les libraires. De gros groupes, tels que L’Harmattan, sont certainement mieux représentés. Les indépendants connaissent sans doute plus de difficultés. 

L. H. – Il y a quelques années, l’AILF avait mené une enquête qui démontrait que le fonds des libraires sub-sahariennes était composé à 90% de production française. Cela a sans doute évolué, mais le rapport est certainement encore très déséquilibré. Cela s’explique évidemment par le fait que la production africaine est moins prolifique que la production française, mais cela sous-entend tout de même, à mon sens, que les librairies africaines restent réservées à une élite. Encore une fois, il ne faut pas généraliser, car certains libraires sont aussi dans une démarche de sortir hors-des-murs, d’être sur les marchés, au plus proche des gens. 

A. G. – On aurait pu se dire que le numérique constituait une réponse à tout cela, aussi bien à la question prix qu’à celle de la diffusion ?

L. H. – Il y a 15 ans, quand le numérique est devenu une question sur laquelle il fallait se pencher, les éditeurs sub-sahariens étaient bien moins frileux que les éditeurs français. Ils se disaient sans doute qu’ils n’avaient rien à perdre et que ça ne coûtait pas grand-chose d’essayer. Pourtant, on en revient toujours aux mêmes problématiques d’infrastructures. L’Alliance a organisé plusieurs formations sur cette thématique car c’était une demande très forte des éditeurs d’Afrique sub-saharienne, ils ne voulaient pas prendre de retard ni manquer ce train-là. La plupart d’entre eux ont désormais le savoir-faire, mais la question demeure de savoir où commercialiser et comment, c’est-à-dire sur quelles plateformes – car il y en a très peu qui fonctionnent en Afrique, voire pas du tout, et avec quels moyens de paiement car dans la plupart des pays, le paiement par carte bancaire est impossible. Le système de paiement par téléphone s’est un peu développé, certains y croyaient beaucoup, mais nous n’avons pas de retours d’expérience très probants. En tous les cas, c’est un système qui a été expérimenté mais pas encore assez pour que l’on puisse se dire que cela deviendra un modèle. De la même manière, si un Français voulait accéder à un livre numérique du Bénin, il rencontrerait le même souci : il ne pourrait pas payer par carte bancaire, la maison d’édition béninoise serait obligée d’ouvrirun compte en Europe pour pouvoir gérer les transactions par carte bleue. Il y a des problèmes très concrets de compatibilité bancaire et de sécurisation des paiements qui font que le numérique pourrait être une possibilité, mais qu’elle n’est pas encore au point. 

A. G. – Ce qui est intéressant, c’est que vous êtes en contact avec des éditeurs des quatre coins du monde qui sont finalement confrontés à des problématiques qui sont assez communes… Après la crise sanitaire, quels retours enregistrez-vous, le Covid met-il en danger la bibliodiversité ? 

C. C. – L’Afrique n’a pas vécu l’année 2020 comme nous car elle a été relativement épargnée par le Covid. La crise a malgré tout généré l’impossibilité de se déplacer et la fermeture des écoles, même s’il n’y a pas eu de mesures aussi drastiques que les confinements. C’est sans doute moins le cas aujourd’hui où les variants ont dramatiquement touché certains pays. Il est trop tôt pour faire un bilan car les conséquences ne sont pas encore visibles, et que la crise est loin d’être terminée. Par contre, la fermeture des frontières a été très compliquée pour certaines maisons qui n’ont pas d’autres choix que de faire imprimer ailleurs que dans leur pays. En Afrique, on peut donc parler de conséquences indirectes mais néanmoins importantes. La grosse différence est encore une fois qu’il n’y a pas eu d’aides des pouvoirs publics, la question financière a donc été compliquée. 

En Amérique latine, qui a été touchée dès le début sur tous les plans, l’annulation des foires a été très difficile parce que l’économie des maisons d’édition repose beaucoup sur ces temps d’échanges et de transactions. Nos membres se sont retrouvés dans des situations complexes. Nous avons moins de membres en Asie – deux en Inde, un en Indonésie -, pour l’instant il est donc compliqué de savoir mais au vu de ce qu’ils subissent, cela ne doit pas être évident. Les difficultés liées au Covid sont très contrastées en fonction des zones géographiques, mais également en fonction des tailles des maisons et des ressources personnelles des membres. À cela, il faut bien entendu ajouter les situations particulières de chaque pays, les questions politiques au Congo, à Haïti ou en Syrie, par exemple. 

L. H. – Ce qui a tout de même été intéressant, comme nous l’ont fait remonter nos membres dans plusieurs pays, c’est que cette période a permis de revaloriser leurs titres de fonds. À défaut d’éditer des nouveautés, certains éditeurs ont misé sur l’existant, sur les titres de leur catalogue, et c’est vraiment ce qui ressort de positif de cette crise : se rendre compte que le fonds a une valeur, qu’il reste dans le temps. Être éditeur indépendant et défendre la bibliodiversité, ce n’est pas juste être dans l’actualité, c’est également publier des livres qui restent, qui continuent à faire écho, même dix ans après leur publication. Une éditrice nous disait par exemple qu’elle venait de vendre les droits de livres qu’elle n’arrivait pas à vendre depuis des années ; avec la crise, ces livres retrouvaient du sens. En Amérique latine, à défaut des salons, les éditeurs nous ont indiqué qu’ils se sont tournés vers le numérique, la crise leur a donné l’occasion d’essayer de développer de nouvelles stratégies. Ce qui a pu poser problème a été l’investissement (outils, réseaux sociaux) mais l’Alliance a essayé de donner un petit coup de pouce à ces maisons d’édition, grâce à la mise en place d’un fonds de solidarité exceptionnel en 2020. Par contre, ce qui reste criant est la différence entre les pays qui ont été soutenus par les pouvoirs publics et ceux qui ne l’ont pas été. Ceci dit, même en France, nous avons eu des retours très contrastés, entre ceux de toutes petites maisons et ceux de maisons indépendantes bien installées. Si ce déséquilibre existe ici, on peut imaginer ce que cela donne dans des pays où les soutiens à l’édition sont quasiment inexistants. 

C. C. – Après, la force de l’édition indépendante est sa capacité d’adaptation. Je pense notamment à un éditeur indonésien. Il s’auto-distribue car les librairies locales pratiquent une forme de censure : elles ne proposent que certains titres, uniquement de certains gros groupes. Finalement, ses ventes ont augmenté avec le Covid car, justement, ces gros groupes se sont retrouvés en difficulté, alors que lui a pu faire preuve d’adaptabilité. Dans les pays où il n’y a pas de soutien des pouvoirs publics, les maisons n’attendent rien de toute façon, mais elles font preuve d’une vraie agilité. 

L. H. – On peut aussi faire le parallèle avec beaucoup de petites structures en France où une autre activité vient généralement en renfort : cela peut être de l’édition dans un autre domaine, de la prestation de service, etc. Ces différentes casquettes contribuent à une certaine stabilité économique. La rentrée scolaire 2021 sera vraiment déterminante pour les maisons d’édition en Afrique sub-saharienne car, pour certaines maisons, elle équivaut à un livre jeunesse au programme, à du parascolaire…

A. G. – Le Covid a clairement fermé les frontières physiques, mais a-t-elle contribué à renforcer les frontières « mentales », l’intérêt que l’on porte à l’autre ? 

L. H. – Nous n’avons pas de ressenti de repli sur soi-même, au contraire. Les cessions de droits ont certainement diminué car il y a eu moins d’occasions de se rencontrer, mais c’était finalement déjà une tendance avant la crise. Je crois qu’il y a clairement une volonté de la part des maisons d’édition indépendantes d’Afrique sub-saharienne et du Maghreb de faire émerger la création locale, quitte à ce que les textes n’intéressent que les lecteurs de leur pays. C’est vraiment leur vocation première. Nous ne l’interprétons pas comme une création en vase clos, au contraire, l’idée est plutôt de se dire qu’il y a des créateurs locaux, qu’il y en a un peu marre de lire des choses qui viennent d’ailleurs. On constate aussi clairement une envie de développer les échanges Sud-Sud, entre pays africains, avant toutes choses, une volonté de faire circuler les talents d’un pays à l’autre. Dans l’ordre des priorités, c’est devenu une évidence. 

A. G. – Quelle en serait l’explication ? 

L. H. – Je crois qu’il y a un vrai désir de pouvoir s’identifier, et c’est notamment le cas dans la jeunesse qui est l’un des créneaux les plus explorés par les maisons d’édition. Beaucoup d’éditrices et d’éditeurs l’expliquent quand on leur demande pourquoi ils ont fondé leur maison. Une éditrice du Bénin le dit d’ailleurs très bien : elle a lu Blanche-Neige et les sept nains quand elle était petite, elle voulait que ses enfants lisent autre chose, qu’ils puissent se construire avec leurs propres références culturelles, dans un univers qui fasse écho à leur environnement, ce qui est tout à fait compréhensible.  

Cela me rappelle ce que disait d’une façon très juste Sophie Adonon, une autrice du Bénin éditée par des maisons béninoises. Elle a beaucoup travaillé avec des jeunes dans des collèges, notamment sur la question des manuels scolaires. À sa grande surprise, et pour son grand bonheur, il y a beaucoup d’auteurs béninois cités dans ces ouvrages. Derrière tout ça, il y a aussi une question politique : si les enfants, dès leur premier âge, vivent l’attrait de l’extérieur, ne voient que ce qui ne peut pas leur être offert dans leur pays natal, il ne faut pas s’étonner de compter autant de départs ensuite. Il y a quelques années, une éditrice le disait de façon très touchante à Francfort, lors d’une table ronde : sa préoccupation première est que ses enfants soient fiers de vivre dans leur pays, avec des références qui leur parlent, plutôt que de subir une sorte d’acculturation. Je pense que c’est quelque chose qui a été vécu au Québec ou en Suisse. À un moment, c’est important de développer sa propre identité, c’est n’est pas une question de nationalisme ou de repli. Tout cela a un sens particulier dans des pays qui ont été traumatisés par l’histoire, c’est d’autant plus important. La préoccupation consiste donc en une production qui soit issue d’auteurs, d’illustrateurs, d’artistes qui soient du pays, ce qui n’empêche pas un souci d’ouverture évidemment. 

A. G. – Finalement, l’édition mondiale francophone se porte bien ?

L. H. – Ça fait longtemps que nous le disons, elle est riche et diversifiée ! Après elle a des soucis de structuration et de fragilités économiques, d’encadrement politique, mais malgré tout cela elle se porte bien, elle a même connu un sacré boom, et ce n’est pas fini. 

A. G. – Quels sont les types de plaidoyers que vous portez ? 

C. C. – Il y en a de toutes sortes, certains très ponctuels, par exemple nous allons essayer de fédérer et se mobiliser face à des cas de censure, d’atteintes aux libertés d’éditer. Il y a ensuite des plaidoyers plus pérennes, notamment celui sur le don de livres. Cela fait très longtemps que l’Alliance alerte sur les effets parfois néfastes des dons de livre, notamment grâce au travail de sensibilisation remarquable de Marie-Michèle Razafinstalama, des éditions Jeunes malgaches à Madagascar. Il nous semble nécessaire de REpenser le don de livres, qu’il ne soit plus pratiqué avec des livres qui ne sont pas du tout adaptés aux lectorats locaux et qui, surtout, fragilisent voire mettent vraiment dans des postures difficiles les économies du livre locales. Nous cherchons à déconstruire ce modèle, nous voudrions imaginer autre chose. 

A. G. – En quoi est-ce que ces dons fragilisent les économies locales ? 

C. C. – Des livres gratuits arrivent en masse, alors que localement des personnes en produisent dans les langues natales des lecteurs, font un travail de création. Tout ça dévalue complètement les marchés locaux. 

L. H. – Selon les cas, c’est une concurrence que les éditeurs vivent comme déloyale parce que, typiquement dans les bibliothèques, il n’y a plus d’achats. C’est en plus un argument supplémentaire utilisé par les pouvoirs publics pour ne pas soutenir l’achat de productions locales via les librairies. Ces dons déconstruisent ce qui pourrait être une économie intelligente et bénéfique pour tout le monde. Cela distille aussi l’idée que le livre n’a pas de coût, qu’il peut être gratuit, comme si personne n’avait travaillé pour qu’il existe. Mais il y a bien sûr aussi un enjeu fort sur les contenus, parfois « à côté de la plaque ». C’est assez flagrant à Madagascar où une grande partie de la population lit en malgache, qu’elle a appris à l’école. Or, les livres qui arrivent sont en français, et pour beaucoup, ils restent en carton, dans les ports… C’est de l’argent qui est complètement gaspillé de A à Z. 

A. G. – Pour conclure, pourrions-nous évoquer certains projets en cours ? 

C. C. – Nous allons organiser les Assises Internationales de l’édition indépendante à Pampelune du 23 au 26 novembre 2021. Il y a aura des tables rondes et des débats sur les enjeux de l’édition indépendante aujourd’hui. Les grandes thématiques seront le livre et l’écologie, la bibliodiversité, la liberté d’éditer, les langues dites « minorées », et les rapports de domination dans le monde de l’édition. Les Assises sont organisées pour les membres de l’Alliance mais aussi pour tout professionnel, universitaires et curieux : nous attendons donc beaucoup de monde, d’autant qu’elles se déroulent en parallèle de la Foire du livre de Navarre. Les professionnels ainsi que toutes les personnes que ces questions intéressent pourront donc participer. Au vu du climat sanitaire incertain, il y aura un format virtuel. Le programme est désormais disponible

Nous pouvons également évoquer la collection Terres solidaires. Initialement, il s’agit de textes d’autrices et d’auteurs africains qui ont été publiés par des maisons françaises à qui l’Alliance en tant que collectif a racheté les droits afin que des maisons d’édition en Afrique francophone puissent republier ces ouvrages dans plusieurs pays d’Afrique à des prix adaptés aux pouvoirs d’achat locaux. Pour la première fois avec Munyal, les larmes de la patience, de Djaïli Amadou Amal, les droits ont été rachetés à la maison d’édition camerounaise Proximité, c’est sans doute quelque chose que nous allons réitérer en fonction des choix du comité de lecture de la collection. Le but initial a légèrement évolué mais l’objectif reste de faire circuler des livres d’autrices et auteurs africain.e.s en Afrique à des prix abordables. Il s’agit d’un travail collectif car toutes les maisons d’édition qui participent à ces rééditions s’investissent dans la relecture du texte, le choix de la couverture, etc. Le dernier titre qui vient de paraître est Des Fourmis dans la bouche de Khadi Hane, initialement sorti chez Denoël en 2011. Huit maisons d’édition africaines ont collaboré pour permettre à ce livre de trouver une place en Afrique à un prix de vente adapté : Apic (Algérie), Éburnie (Côte d’Ivoire), Ganndal(Guinée), Le Fennec (Maroc), Proximité (Cameroun), Sankofa & Gurli (Burkina-Faso), Tombouctou (Mali) et Graines de Pensées (Togo).


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