L’entrevue suivante a été réalisée par Amandine Glévarec et est également disponible sur son blogue http://kroniques.com.
Amandine Glévarec — Première question : comment devient-on éditeur ?
Benoît Virot— Un peu par hasard. Les meilleures choses qui me sont arrivées dans ma vie d’éditeur, à commencer par les premiers choix, stratégiques et éditoriaux, se sont produites sans que je ne les dessine, sans que je ne les prévoie. Ma vocation, depuis l’âge de 6, 7 ans, était de devenir journaliste, en tout cas de créer un journal. J’avais vraiment la tête, au sens propre, plongée dans les pages de Libération que mon père ramenait le matin et, au sens figuré, dans des projets de création de journaux. Selon les âges, c’étaient des journaux de quartier, puis de lycée, puis j’ai eu un projet de revue politique et artistique, à 18 ans, à mon arrivée à Paris. Celui-ci n’a pas abouti, mais l’idée de devenir une sorte de courroie de transmission est restée gravée en moi, comme celle d’investir un media : si je n’avais pas été journaliste, j’aurais voulu devenir programmateur de cinéma ou publicitaire, ou publiciste.
Au début de mes études littéraires, le fait de devoir travailler de manière acharnée sur un programme proposé, qui était celui des écoles supérieures, a provoqué chez moi une grande frustration de lecture. Dans mes moments perdus, je ressentais l’envie passionnée de revenir à des lectures différentes. À ce moment-là, le hasard m’a amené sur les traces d’auteurs oubliés, comme Eugène Dabit, Georges Darien ou Charles-Louis Philippe. Je pense que ma tête a vrillé, un peu comme dans La Belle Verte, de Coline Serreau, et que j’ai développé une sorte de fascination pour les auteurs oubliés. J’ai envisagé un temps, au milieu de mes études littéraires, vers 19 ou 20 ans, de rééditer un volume de nouvelles d’Eugène Dabit. J’ai appelé Gallimard, je leur ai demandé ce qu’il fallait faire pour récupérer les droits. Ils m’ont répondu très clairement qu’il fallait décrire avec le maximum de précisions les caractéristiques techniques du livre. Puis ce projet s’est perdu. J’ai intégré l’école de journalisme, j’ai passé une maîtrise de lettres. Par la suite, même si je n’étais pas vraiment au chômage, je ne trouvais, en tant que journaliste, que des petits boulots, notamment de correcteur-rewriter, dans la presse spécialisée culinaire ou financière. C’est très bien payé, ça vous laisse du temps, mais ça ne nourrit pas intellectuellement son homme. J’ai également été correspondant de l’AFP en Seine-Saint-Denis. Toujours est-il que j’ai eu suffisamment de temps pour réfléchir à ce que serait mon premier journal. On a donc créé, à trois amis et en un temps record de cinq semaines, le premier numéro de la revue littéraire Le Nouvel Attila, dédiée à l’exploration des auteurs maudits et triquards du patrimoine littéraire. On s’est attachés à développer l’originalité et la singularité de la revue — aussi bien dans la com’, qui a toujours été un peu « second degré » et atypique, que dans le fond, qui faisait des listes noires d’auteurs à (ré)éditer d’urgence ou qui critiquait, de manière plus ou moins voilée, la paresse éditoriale et critique des éditeurs et des journalistes en place — qui s’est, par la suite, transformée en maison d’édition.
A. G. — Comment tombiez-vous sur ces auteurs oubliés, justement ?
B. V. — Les tout premiers, ceux qui m’ont mis la puce à l’oreille, c’est dans Le Nouveau dictionnaire des œuvres et des auteurs de tous les pays, de Laffont- Bompiani, qu’une tante m’avait offert après l’obtention de mon brevet, que j’ai eu connaissance de leur existence. J’en ai découvert beaucoup d’autres en fréquentant la bibliothèque Sainte-Geneviève et, surtout, la librairie du Dilettante. J’avais glané une liste d’une dizaine de noms dans une anthologie. Je suis allé voir Dominique Gauthier, à qui j’avais proposé une interview, au Dilettante. Je lui ai demandé de me briefer, dans le sens de la formule journalistique qui nous habite tous, de me dire un mot de chacun de ces auteurs. Cette bibliographie a formé une espèce de point de départ de mes conquêtes éditoriales. Il y avait notamment Raymond Guérin, Fred Deux, qui ont fait les beaux jours des sommaires de la revue Le Nouvel Attila. Je me suis aperçu que c’était comme découvrir un nouveau continent ou une autre langue, comme une pelote qu’on prenait par un bout, qu’on tirait, et qu’on tricotait presque sans limites. J’ai eu l’impression de réapprendre une langue étrangère. On ne pouvait plus s’arrêter, on était insatiables, chaque auteur nous entraînait sur les traces d’un autre. C’est comme ça qu’on finit par disséquer des courants littéraires entiers. L’exemple le plus frappant, à mes yeux, étant celui que j’appelle, selon une expression de Jean-Yves Tadié, « le vent noir de la littérature française », avec Emmanuel Bove, Henri Calet, Raymond Guérin. Peut-être faudrait-il y ajouter, même s’il est beaucoup plus lyrique et ambitieux, Paul Gadenne.
A. G. — La production éditoriale est vaste, quelques 600 titres à chaque grande rentrée littéraire. Ne faudrait-il pas faire confiance au tamis de l’histoire et se dire que, si ces auteurs ont été oubliés, c’est peut-être que d’autres, meilleurs, sont apparus, ou qu’ils sont en décalage avec l’époque actuelle ?
B. V. — En fait, il y a déjà quelque chose de fascinant, c’est le mystère de leurs péripéties éditoriales, l’espèce de fréquence régulière d’oubli et de résurrection dont ils ont bénéficié. C’est comme si, tous les vingt ans, on entrait dans une matrice obscure, une matrice d’oubli, qui leur permettait de se reconstituer. Pardonnez-moi si j’en fais une lecture de super-héros. Le fait est que ces auteurs, que j’ai cités, bénéficient tous les vingt ou vingt-cinq ans — comme par hasard le temps d’une génération —, d’un climat de renouveau éditorial. La première embellie éditoriale s’est produite à la fin des années 70 et au début des années 80, avec l’émergence de maisons comme Le Tout sur le tout, devenu Le Dilettante, Le temps qu’il fait, Du Lérot, Plein Chant… Derrière, il y a eu une nouvelle zone d’ombre, puis l’apparition de Finitude, L’Arbre vengeur, Le Nouvel Attila, Monsieur Toussaint Louverture, ou encore Cambourakis, qui a récupéré un auteur belge, André Baillon, qui est beaucoup plus précoce que les autres, Bove, Guérin, etc., mais qui développe à peu près le même humour noir et le même cynisme. On a l’impression que ces auteurs subissent des vagues, des flux et des reflux. Si on s’interroge sur les mystères de leur oubli, on s’aperçoit que c’étaient des êtres très pessimistes, avec une écriture plus humble que la moyenne, sans être une écriture trop blanche, ni neutre. Même chez Bove, c’est une fausse écriture blanche. Tous les vingt ans, des éditeurs passionnés, comme s’ils faisaient partie d’une société secrète, redécouvrent des auteurs et estiment que le plus fort et le plus corrosif de la littérature, ce n’est pas uniquement Céline, c’est aussi Raymond Guérin, par exemple. Les sceptiques sont libres d’y voir un « petit » Céline. À mon sens, et beaucoup de mes collègues éditeurs me rejoignent sur ce point, on a là une forme d’irréductible et d’incandescence littéraire, qui est une approche très noire, très critique, très caustique et complètement intemporelle du monde quotidien. Les éditeurs de cette génération se ressemblent. Chez Le Tout sur le tout, Toussaint Louverture, vous trouvez quelque chose de très typo, tandis que Le Dilettante ou Le Nouvel Attila ont plutôt cherché à développer le côté visuel. Il y a aussi une volonté d’épouser la singularité du fonds par une recherche formelle plus aboutie. D’un point de vue purement pragmatique, il se murmure souvent que c’est plus facile pour un éditeur de se distinguer par la littérature étrangère, étant donné le poids des grandes maisons d’édition françaises en littérature. Gallimard, Le Seuil, voire Verdier ou Verticales, pour les plus jeunes, occupent densément le terrain, pour le meilleur (Verdier, par exemple) ou pour le pire. Il se trouve que Cambourakis, Toussaint Louverture ou Le Nouvel Attila se sont créées sur la littérature étrangère, mais ont très rapidement intégré cet aspect de réédition, qui était d’ailleurs prédominant chez les éditeurs bordelais comme Finitude ou L’Arbre vengeur. Je crois beaucoup à cette société secrète, au fait qu’il existe un fil secret, à cette idée complètement paradoxale qu’il puisse y avoir des influences littéraires inconnues. J’aime bien l’idée de relire, à rebours, des auteurs du présent à travers des auteurs du passé. C’est peut-être un peu prétentieux, mais j’ai par exemple découvert Tolstoï grâce à Charles-Louis Philippe, et je suis persuadé que, lorsque je me mettrai sérieusement à explorer Dostoïevski, ce sera à la lumière de Paul Gadenne.
A. G. — Comment s’y prend-on, en tant qu’éditeur — puisqu’on ne peut pas négliger l’aspect financier —, pour faire vivre ou revivre des auteurs oubliés et les remettre au goût du jour ? On évolue dans une société « rapide », où la notion de buzz est très présente, on imagine donc que le lecteur et les libraires vont avant tout s’intéresser à des écrivains vivants, qu’on peut faire se déplacer en salon, par exemple. Les gens aiment pouvoir avoir ce contact direct… Comment donner sa chance à Bessette, qui était complètement tombée aux oubliettes ? Et comment le gère-t-on financièrement ?
B. V. — Cette question tombe à pic aujourd’hui, quand notre travail, au départ souterrain, a porté ses fruits. Je veux y voir un signal favorable dans la floraison et la pluralité, très vivaces, de nouvelles maisons d’édition, qui reprennent, d’une certaine façon, les clés et les codes qu’on a instillés de manière totalement inconsciente. Dominique Bordes, chez Monsieur Toussaint Laventure, et moi-même — sans s’être concertés, puisque nous nous sommes rencontrés quatre mois après la naissance de nos maisons respectives — portions quelque part le sceau des influences des clubs du livre, moi, également, de Pauvert et de Losfeld. Je pourrais citer aussi les éditions Jérôme Martineau, même s’il a moins franchi les barrières de l’histoire. Je considère qu’il existe aujourd’hui une pluralité d’éditeurs fabuleux, comme L’Ogre, Tusitala, Le Typhon, qui ont réussi, beaucoup plus vite et de manière beaucoup plus consciente que nous, à fédérer la qualité du fonds et de la forme. Ils ont su développer une espèce d’intuition d’enfants terribles du livre, une intuition géniale dans leurs contacts commerciaux. Je pense que ça nous a pris plus de temps, ça porte peut-être ses fruits plus rapidement aujourd’hui. Nous, on a commencé par des traductions payées à vil prix. Les premiers risques éditoriaux, on les a pris avec Hilsenrath, par exemple. On a bénéficié à ce moment-là de circonstances incroyables, puisque les traductions étaient intégralement payées par l’Allemagne. Avec Dominique Bordes, on a fait une anthologie de textes oubliés, mais les droits n’étaient que très peu conséquents. On a toujours réussi à faire des économies de bouts de ficelles pour amener les objets les plus beaux au prix le plus bas. Pour Marc Agapit, dont on a réédité une nouvelle dans Perdus/trouvés, en 2007, avec Dominique Bordes, on n’a pas eu plus de droits à payer que pour un premier roman. La prise de risques financière, à la base, n’était pas plus importante et on s’est retrouvés, en tant qu’éditeurs, à occuper le terrain que n’occupaient pas nos auteurs, puisqu’ils étaient soit étrangers, soit morts. On a déplacé l’intérêt des libraires et de la presse de l’auteur absent à la personne de l’éditeur. La démarche éditoriale est, de fait, revenue plus au centre de l’attention qu’elle ne l’avait été à une époque. Je sais que c’est un peu pervers. Paul Otchakovsky-Laurens, par exemple, aurait détesté, dans son éthique, cette attention sur l’éditeur, lui qui était vraiment soucieux d’une transparence totale. Je pense qu’à un moment donné de la radicalisation de l’absurde de la chaîne du livre et de la saturation éditoriale, on avait besoin de remarquer que, au-delà du texte, qui reste le fonds absolu et irremplaçable, il y avait également un côté essentiel ou quintessentiel dans la démarche éditoriale, simplement parce qu’il y a une variable de choix, aussi importante sur le fonds que sur la forme, et que les grosses structures ont à une époque passé ça par pertes et profits, au motif que c’était plus rentable de passer des mois à chercher une typo ou une qualité de papier. Cette démarche a porté ses fruits après quelques années, puisque que beaucoup de moyennes structures comme Zulma ou Sabine Wespieser se sont remises à faire des couvertures avec rabat en papier bouffant, que Fayard a repris des couvertures dessinées, avec des rabats et du bouffant, même si ça n’a pas duré longtemps. Stock, de son côté, a lancé Arpège, une collection entièrement typographique. On voit des maisons d’édition y aller de leur effet, artistiquement, ce que les économistes appellent le ruissellement. Les succès commerciaux de Steve Tesich, Hilsenrath ou Jean-Pierre Martinet ont montré que ce qu’on a appelé « le vintage » redevenait rentable et une valeur sûre de l’édition. J’ai l’impression qu’on a pu inverser la mode et les repères.
A. G. — Peut-on rapprocher ce phénomène du fait que le traducteur est un peu plus mis en avant qu’auparavant, où il était considéré comme un homme de l’ombre ?
B. V. — Oui, je crois même que la part de la traduction a précédé la part de l’édition. La première couverture de Télérama sur Claro date de 2005-2006, je pense, à l’époque où il a sorti Le Tunnel, de William H. Glass, aux éditions Lot 49, en même temps que la traduction de Mason & Dixon, au Seuil. C’était aussi un moyen, au milieu de la faconde, de l’hyperproductivité des éditeurs, de réintroduire des variables de choix et de montrer au lecteur que, au-delà de l’anonymat produit par le nombre, il pouvait choisir un livre soit pour la beauté de la couverture, soit pour l’intuition de développer le paratexte, soit pour le nom de l’éditeur ou du traducteur. Je fais souvent cette comparaison avec la politique d’auteurs, qu’a revendiqué la Nouvelle Vague à un moment donné de son parcours, avec un certain recul sur ce qu’elle avait développé. Aujourd’hui, dans le monde du livre, on est en mesure de cultiver une politique d’auteurs, c’est-à-dire de faire des choix à toutes les étapes du parcours : choisir une ligne, un état d’esprit pour la maison, accompagner des auteurs humainement et artistiquement, jusqu’au bout, prendre des risques sur la fabrication, passer du temps sur peu de livres, ad libitum, jusqu’à ce qu’on ait épuisé les possibilités matérielles et temporelles de la relation auteur-éditeur.
A. G. — Autre maillon de la chaîne du livre, le libraire. Comment le démarcher, en tant que petite structure indépendante, avec des textes d’auteurs dont on n’a jamais entendu parler ou qu’on a oubliés ? C’est une démarche de fourmi… On essaye de les convaincre que c’est important de les lire, que ce sont des succès potentiels également ?
B. V. — J’avoue que l’image de la fourmi aurait tendance à me démoraliser, même si c’est très réaliste ! Je vais exprimer la chose autrement : je dis qu’il faut gagner pied à pied les lecteurs, sachant que les journalistes et les libraires sont les premiers lecteurs de nos livres. Effectivement, on gagne les lecteurs un par un, je sais que le libraire fait pareil. Elle est loin, l’époque où les gens entraient dans une librairie, ivres de curiosité, pour se jeter sur les livres. Je me demande d’ailleurs si ce phénomène a vraiment existé ou si c’est un mythe qu’on s’est construit a posteriori, en se disant « Ah ! comme c’est difficile aujourd’hui ! ». Quand j’ai des accès de pessimisme, en regardant le résultat de certaines ventes, je me rappelle toujours qu’Hélène Bessette, de 1953 à 1973, n’a vendu que deux livres à plus de 600 exemplaires. Je constate que les ventes moyennes de Bessette étaient à peu près au niveau des ventes moyennes pour un premier roman aujourd’hui, entre 400 et 450 exemplaires. C’est pareil pour tout le monde, qu’on s’appelle Gallimard ou Le Nouvel Attila. Ce travail pointilleux, je le revendique, même s’il est ingrat, parce qu’il faut recommencer tous les ans. Un journaliste, si on ne va pas le voir au moins une fois par an, on sombre dans sa mémoire, et c’est la même chose pour un libraire. Si on fait l’effort, son attention est gagnée. Il y a des exceptions : il y aura toujours une base de 10 ou 20 journalistes ou libraires fanatiques, parce qu’ils sont en adéquation intime avec l’esprit de la maison. Mais, de la même manière qu’on n’adore pas tous les auteurs qu’on lit, on ne peut pas adorer tous les éditeurs avec qui on travaille. Il faut construire et fortifier cette base régulièrement, et c’est assez compliqué. Quand un éditeur commence à développer un catalogue français, les auteurs sont très exigeants en temps. En réalité, c’est la relation avec l’auteur qui est exigeante, c’est le souci technique d’aller au bout d’un texte pas achevé, pas abouti, c’est l’accompagnement commercial. C’est cette dernière partie, la campagne commerciale de lancement, qui dévore aujourd’hui l’esprit disponible des éditeurs. J’estime que la moitié de notre esprit doit être consacrée à la manière dont on va parler du livre, et le promouvoir à partir de sa sortie. C’est assez chronophage. Ça laisse moins de temps pour la lecture des manuscrits ou la rencontre de nouveaux auteurs.
A. G. — Vous êtes combien dans l’équipe, à l’heure actuelle ?
B. V. — On est trois, une assistante, un apprenti et moi-même, je suis donc le seul permanent. Les apprentis changent tous les ans, tous les dix-huit mois, au mieux. On travaille régulièrement avec des free-lance pour la mise en page de certaines collections, la correction, et la presse et la librairie sur les gros enjeux, pour lesquels on a donc recours à des relations presse ou relations libraires. Financièrement, on ne peut se le permettre que sur des enjeux notables et singuliers de notre catalogue.
A. G. — Vous en êtes à combien de publications par an ?
B. V. — Le Nouvel Attila, c’est dix livres par an, pour le petit label expérimental Othello, dédié aux livres mutants, 3 ou 4, ce qui fait une moyenne d’un peu plus d’un livre par mois.
A. G. — Vous arrivez à jauger de votre rentabilité à partir du nombre de ventes ? Quand pouvez-vous considérer que l’objectif a été atteint ?
B. V. — Quand j’ai démarré dans l’édition et que je n’avais aucun frais externe, on rentabilisait un livre aux alentours de 600, 700 exemplaires. Quand j’ai commencé à rémunérer mes free-lance, le seuil est passé à 1000 et, quand je suis vraiment devenu une structure professionnelle diffusée, ce qui implique d’embaucher des free-lance pour chaque livre et d’inviter les libraires au restaurant, le seuil de rentabilité est passé à 2000 exemplaires vendus pour chaque livre. Ce qu’il faut savoir, c’est qu’à 2000, on rembourse les imprimeurs, mais on ne se paye pas soi-même.
A. G. — Vous tirez à combien ?
B. V. — Le tirage moyen a beaucoup baissé en dix ans, pas seulement dans les maisons indépendantes. Chez nous, il est passé de 3500 à 2500. Il a baissé d’environ 1000 exemplaires, par prudence et par principe des réalités. Depuis dix ans, les diffuseurs ont ouvert grand leurs portes à des nouvelles maisons d’édition et les gros ont continué à produire encore plus. Le nombre moyen de livres augmente, paraît-il, d’au moins 1 % chaque année mais, comme l’assiette est de plus en plus large, cette augmentation représente chaque année un peu plus de livres. Du fait que les bons de commande explosent, se gavent littéralement de nouvelles références, les mises en place baissent. En octobre 2020, il y a eu plus 30 % en volume de publication, automatiquement les libraires ont réagi comme à la fronde et il y a eu moins 30 % de mise en place et moins 30 % de chiffre d’affaires.
A. G. — Ce qui soulève un point inquiétant, mis en évidence par le confinement et la fermeture des librairies, c’est que la part de l’édition indépendante a tendance à baisser drastiquement, par rapport aux « valeurs sûres » que sont les grosses maisons d’édition, qui possèdent un autre poids de diffusion, de commercialisation…
B. V. — C’est vrai. J’aurais envie de demander une minute de silence pour les parts de marché entre la grosse édition et l’édition indépendante, mais elle ne se verra pas à l’écrit. Il faut quand même battre en brèche le constat de gloriole fait un peu rapidement par les journalistes, notamment le service économique du Monde, qui est nullissime en matière d’économie du livre. La ruée des lecteurs dans les librairies est trompeuse. Sur l’année 2020, on est en baisse de 3 % du chiffre de la vente de livres, par rapport à 2019, mais certaines librairies de quartier sont en fait à plus 5, 10 ou 15 %. Le souci, c’est que ça ne coïncide pas du tout avec une augmentation du chiffre d’affaires des éditeurs indépendants. Au mois de mai, après avoir été privés de contact livresque pendant deux mois, on a pu penser, d’un côté, que tous les libraires indépendants allaient vouloir donner une prime aux éditeurs indépendants, en se disant que, après tout, c’étaient ceux qui mettaient le plus leurs pratiques en adéquation avec leurs idées et qu’il y avait une sorte de morale à leur laisser plus de place sur les tables et, d’un autre côté, tout le contraire. Le SLF(Syndicat de la Librairie Française) avait d’ailleurs appelé à présenter en priorité des livres à fort potentiel, ce qui est un message un peu douteux à entendre pour les éditeurs de la part de l’unique syndicat patronal de la librairie. Il y a là une forme de cynisme que j’aurais aimé voir accompagnée de prudence ou de clin d’œil aux éditeurs. Jamais je n’ai vu le mot « éditeur » cité dans les communiqués du SLF. Je me sens pourtant extrêmement proche de ses postions sur la majorité des sujets polémiques et à enjeux. Mon syndicat (SNE : Syndicat National de l’Édition) ne prenant jamais la parole, heureusement qu’on a les communiqués du SLF. À l’inverse, on aurait aussi pu imaginer que les libraires basculent leurs tables pour n’y placer que des grosses valeurs, mais je crois qu’ils ont à peu près respecté l’équilibre et les proportions habituelles en vigueur avant le confinement. En revanche, les gens ont acheté massivement du fonds et il se trouve que, par une forme d’inertie cinétique, les éditeurs qui ont du fonds sont des vieux éditeurs, des gros éditeurs. On parle de catalogues de poche qui appartiennent exclusivement à des grosses maisons. En réalité, les lecteurs ont acheté ce qu’ils trouvaient en magasin, c’est-à-dire, en grande majorité, des livres issus des catalogues des grandes maisons.
A. G. — Revenons à cette année 2020, qui a été on ne peut plus particulière. On a vécu deux vagues : le premier confinement, pendant lequel les librairies étaient fermées, la chaîne du livre paralysée, puis le déconfinement, à partir duquel les gens se sont tournés plutôt vers le fonds, le temps que la machine se remette en marche. Différemment, pour le deuxième confinement, on est partis sur le click and collect, ce qui était forcément un peu bizarre, puisque les gens ne pouvaient pas se rendre en librairie et que les libraires ne pouvaient pas les conseiller. Le client achetait ce qu’il repérait par lui-même, c’est donc encore une autre façon d’acheter. Savez-vous si ce système a tourné en faveur des petits éditeurs, sachant qu’il a été conçu aussi pour soutenir les librairies de quartier ? Est-ce que cette prise conscience s’est étendue aux éditeurs qui, peut-être, se mettent désormais plus en scène, expliquent plus facilement les rouages de leur métier et les difficultés inhérentes à leur fonctionnement, et communiquent un peu plus dans les réseaux sociaux ?
B. V. — J’ai toujours l’impression d’être un peu pessimiste, mais les gens qui travaillent avec moi me rassurent en me disant que je suis le pessimiste le plus optimiste qu’ils connaissent. Mais je le suis en effet un peu sur cet aspect-là des choses. Pendant les confinements, plus encore pour le deuxième que pour le premier, les éditeurs ont considérablement étendu leur prise de parole et leur espace sur les réseaux sociaux. Lors du premier, beaucoup d’entre nous ont colporté de manière un peu mécanique les derniers articles qui paraissaient sur nos livres, ce que je trouvais un peu vain, pour rester poli, étant donné que les boutiques étaient fermées et que je n’avais aucune envie de m’auto-congratuler dans une forme d’autosatisfaction médiatique — alors que je ne crois plus beaucoup au pouvoir prescripteur de la presse —, ni d’inciter les gens à acheter massivement en ligne sur FNAC.com. C’est aussi parce que mes gros enjeux étaient sortis depuis longtemps, ou allaient paraître en septembre, et que je ne roulais pas non plus sur les revues de presse à cette période-là. Pour moi, le premier confinement a plutôt été l’espace propice à une réflexion collective, sur laquelle je reviendrai plus tard. Pour ce qui est du deuxième confinement, mon sentiment est malheureusement qu’on est un peu prisonniers de cette manière routinière de faire de l’édition avec, d’un côté, de la production, à outrance ou pas et, de l’autre, de la communication directe sur les réseaux sociaux, autour des retours de lecture, des invitations d’auteurs… Je trouve qu’on n’est pas nombreux à innover dans la façon de communiquer. J’aimerais saluer les copines d’Asphalte qui, pendant les deux confinements, ont été à l’origine d’un catalogue commun d’éditeurs proches dans l’esprit, mais représentés par des maisons de diffusion différentes. Julien Delorme a beaucoup pesé pour les partager et pour réunir ces voix. Nous-mêmes avons impulsé une tribune collective d’une quinzaine d’éditeurs pendant le premier confinement, parue dans Le Monde des livres, pour réclamer des nouvelles pratiques, en concertation profonde avec les libraires, avec une série de propositions techniques, parfois un peu provocatrices. Le Typhon, qui sortait son tout premier roman, Le chien noir, de Lucie Baratte, a proposé une série de rendez-vous atypiques, en Zoom, avec son autrice et des bloggeurs ou des instagrammeurs. Il a institutionnalisé, à l’échelle d’un livre, quelque chose que je n’avais jamais vraiment vu dans ce domaine. Je crois que Le Typhon et un instagrammeur, Anthony Lachegar, sont à l’origine du fil Varions Les Éditions En Live (#VLEEL) qui, me semble-t-il, a systématisé les invitations d’auteurs et d’éditeurs, à partir du mois de mars.
Pour le reste, je suis un peu épuisé, et même gavé — c’est une petite pique contre les amis libraires —, de voir aujourd’hui la publicité effrénée faite autour du service presse. On en est à partager pour savoir quel libraire aura reçu la plus belle ou la plus grosse enveloppe de service de presse, et on accompagne cette espèce d’idéologie qui ne dit pas son nom, cette idéologie de la quantité. C’est une forme de don, mais un don qu’on ne compte plus, qui n’a plus beaucoup de valeur. Le service presse, à l’heure actuelle, a tendance à peser gravement, pas seulement sur l’économie (poster un jeu d’épreuves coûte plus cher que l’impression), mais surtout sur la logique. C’est-à-dire qu’on envoie couramment une centaine de services presse par livre, même pour ceux dont l’espérance de vente est limitée. On peut aller jusqu’à 200 ou 300 sur des livres dont le potentiel de ventes est plus important. À mon sens, la logique devrait être inverse. Nous, on doit cultiver le désir par notre communication, on devrait toujours attendre que le libraire ou le journaliste manifeste un désir de se pencher sur un livre et d’y consacrer du temps. C’est une absurdité. Deux exemples : Aurélie Jannsen, de la librairie Page et Plume, à Limoges, c’est 27 services presse par semaine, Charlotte Desmousseaux, de La Vie devant soi, à Nantes, 21. J’ai fait le calcul, au mois de mai, c’est grosso modo le nombre de manuscrits que je reçois à la maison d’édition en une semaine. Je publie 1 % des manuscrits que je reçois. Imaginez que ces libraires ne soient en mesure de lire et de conseiller qu’1 % des services presse qu’elles reçoivent… Ça en dit long sur la disproportion entre l’offre et la demande de lecture en amont. La menace du nombre nous guette tous et il faudrait pouvoir apprendre la patience et mieux gérer le désir. Le désir des uns et des autres, il faut savoir l’attiser.
A. G. — Est-ce que ça ne pourrait pas être géré par la diffusion, la distribution, qui sont un point central dans la chaîne du livre ? N’est-ce pas aux représentants de mieux cibler et de servir d’intermédiaires ?
B. V. — Effectivement, c’est la courroie de transmission, et c’est le nœud de la réussite d’une maison d’édition, c’est même pratiquement la chose la plus importante. Depuis une dizaine d’années, la plupart des petites et moyennes maisons développent ces services de relations libraires en amont comme en aval, non pas pour combler les lacunes ou les faiblesses de la diffusion, plutôt pour personnaliser. On pourrait dire que le rôle du représentant est de susciter le désir et que les relations libraires sont là pour accompagner spirituellement le livre, pour affiner par le discours. Mais je crois que personne n’a vraiment le choix, parce qu’on est tous pris par le temps, guettés par la presse, par la masse, le nombre. Les représentants communiquent beaucoup avec les éditeurs, que ce soit chez Volumen ou MDS, et ils ont à cœur que cette relation soit la plus fine possible. On n’imagine pas du tout l’étendue de leur territoire, le nombre de références et de clients qu’ils ont à défendre. Généralement, ils ont deux à trois heures, au maximum, pour passer en revue un nombre de nouveautés qui peut certainement, chez les gros diffuseurs comme la Sodis, approcher la centaine.
A. G. — Vous faisiez état d’une tribune dans le Monde des livres , s’agissait-il de propositions quelque peu impertinentes ? Quelles étaient-elles et peut-on se dire que la crise, qui met en exergue les faiblesses de la chaîne du livre, très complexe et probablement perfectible, peut amener à une autre manière de réfléchir ? Est-ce qu’on peut ébranler cette chaîne du livre ?
B. V. — Il y a six mois, j’aurais répondu autrement. Au cœur du premier confinement, quand j’avais le temps de lire une heure le matin et une heure le soir et de redécouvrir des chefs-d’œuvre, comme Rebecca, de Daphné du Maurier, que je n’avais jamais lu, j’avais sans doute l’esprit plus libéré et plus disponible pour imaginer des lendemains heureux… Il m’a semblé que les efforts des indépendants étaient restés un peu sectorisés et isolés, c’est-à-dire que, même avec le plus grand désir des uns et des autres de réaliser l’union des forces, on s’est laissés rattraper par nos calendriers respectifs. J’étais convaincu que, si on n’avait pas communiqué de manière très concrète, symbolique et forte au 15 mai, ce serait foutu, qu’on ne trouverait plus aucune audience auprès des journalistes. C’est pour cette raison que j’avais suggéré à mes camarades cette deadline pour aboutir à un texte commun, qu’on a finalement rédigé avec des libraires de l’association Libraires du Sud et une quinzaine d’amis éditeurs, L’Arche, La Baconnière, Emmanuelle Collas, Les Forges de Vulcain, Les Fourmis rouges, Hélice Hélas, Hors d’atteinte, MeMo, Monsieur Toussaint Louverture, Nouriturfu, L’Ogre, Le Typhon, La Ville brûle. La réflexion s’était faite en deux temps.
De mon côté, après concertation avec Dominique Bordes et Julien Delorme, j’avais publié un texte dans Médiapart, qui s’intitulait « Pas plus la crise que d’habitude », qui posait une sorte de diagnostic. Le diagnostic est long, mais il est partagé par tous. Ce n’était pas de l’ironie, je pensais vraiment que ce n’était pas plus la crise que d’habitude. C’était une manière de mettre à jour des dysfonctionnements beaucoup plus structurels et pérennes de la chaîne. Simplement, personne ne les voyait, à commencer par les journalistes. La véritable ironie de l’histoire, c’est que, lorsque j’ai soumis mon texte pour la première fois au Monde des livres, ils l’ont trouvé trop « en avance » et m’ont dit que le temps de la réflexion n’était pas encore arrivé. C’était deux semaines après le début du confinement. Ce texte a servi d’intermédiaire pour se rassembler avec les amis éditeurs et libraires. Parmi les propositions qui étaient ressorties, la plus provocatrice était de taxer le pilon, dans le sens où le pilon était pour nous le symbole d’un dysfonctionnement majeur des flux dans la chaîne du livre, à l’origine d’un désastre économique et écologique.
A. G. — Quel pourcentage est pilonné ?
B. V. — On estime, même si les chiffres peuvent varier, que 20 à 25 % des livres imprimés en France sont pilonnés mais, si on ne considère que les nouveautés en littérature, on atteint les 40 %. Quand je parle des nouveautés littéraires, il faut bien considérer que cela inclut les 300 000 exemplaires du prix Goncourt, qui se vendent sans aucune peine. Si on devait, en plus, exclure les best-sellers, on peut imaginer qu’un livre sur deux serait pilonné. Ce qui signifie que, si vous n’êtes pas l’éditeur du futur Goncourt, vous savez, mécaniquement, que vous imprimez deux fois trop, donc deux fois vos espérances de vente. Il y a donc quelque chose de pourri au royaume d’Hugo. J’en viens à la deuxième proposition, qui était de réclamer un tarif postal unique, favorable pour les professions du livre, et notamment pour les libraires, mais aussi les éditeurs, qui ont été un peu oubliés par Roselyne Bachelot pendant le deuxième confinement. Dans l’idée, ce tarif permettait, pour les libraires, de rétablir les distorsions de concurrence envers Amazon et, pour les éditeurs, de pouvoir aller au bout de leur politique de communication et de pouvoir faire connaître leurs livres au plus grand nombre. Il y en avait une troisième, qui demandait de mettre fin au taux de remise particulier des libraires envers les collectivités, et de renégocier la remise libraire auprès des grands diffuseurs.
A. G. — Pouvez-vous entrer un peu plus dans le détail, que tout le monde puisse y voir clair…
B. V. — Oui ! Même pour moi, qui suis quand même de la partie, ce n’est pas un terrain familier. Les libraires, qui ont un taux de rentabilité moyen de 1 % — en l’occurrence, on mélange les plus grosses librairies de province comme Mollat ou Le Furet du Nord avec la plus petite librairie de quartier entièrement bénévole — considèrent que les 9 % accordés aux collectivités viennent rogner beaucoup trop leur marge et que, si on venait à bout de cette remise, ça ne changerait pas grand-chose aux volumes de commandes globaux, mais ça modifierait considérablement leur marge.
A. G. — La Loi Lang accorde 5% de remise maximum, mais les collectivités bénéficient d’une remise de 9% car la différence finance la Sofia qui gère le droit de prêt. Peut-on dire que la crise vous a finalement permis de découvrir d’autres métiers ? Pensez-vous être plus conscients de l’existence et du rôle des uns et des autres dans cette chaîne du livre qui englobe finalement beaucoup d’acteurs ?
B. V. — Effectivement. Ce qu’on a gagné, c’est une prise de conscience sur le fait que nos professions sont très diverses. Les libraires et les éditeurs font partie des échelons les plus proches, c’est-à-dire qu’ils communiquent beaucoup entre eux. Les éditeurs sont au début de la chaîne financière — je n’oublie évidemment pas les auteurs, mais eux ne sont pas là pour faire des comptes d’exploitation ou des plans de financement — et, du fait de leur proximité avec les libraires et de la nécessité de négocier avec tout le monde, sont très attentifs à cette communication. C’est encore plus vrai pour notre génération d’éditeurs, qui sommes souvent présents en librairie. On s’est aperçus que les libraires sont assez peu au courant des règles qui concernent les à-valoir. Ils ne savent pas forcément quel auteur en touche ou pas. Certains seraient sans doute surpris de savoir que Gallimard, par exemple, n’a pas pour habitude de verser des à-valoir aux auteurs de premier roman. Je sais que les libraires ne sont absolument pas au courant des montants de ventes, et on est nombreux à penser que, s’ils connaissaient les ventes moyennes de l’édition indépendante, ils seraient peut-être deux fois plus actifs et deux fois plus militants. Nous, on a l’impression de faire des best-sellers à partir de 10 000 exemplaires, alors qu’apparemment, chez Gallimard, c’est plutôt à partir de 30 000. D’ailleurs, 30 000 exemplaires, c’est le seuil à partir duquel Gallimard ou Fayard essayent de venir vous piquer vos auteurs. Nous, on est très, très heureux quand on atteint les 10 000. Imaginez que, pour la majorité des éditeurs de romans, 2 000 ventes, c’est un bon seuil, mais qu’on l’atteint rarement. On a ce qu’on appelle des effets de seuil, c’est-à-dire qu’on a toujours un ou deux auteurs qui vont atteindre les 5 ou 10 000 exemplaires et d’autres qui ne dépassent jamais les 600. Entre les deux, il y a une sorte de ventre mou. On se retrouve une fois sur deux en dessous, une fois sur deux au-dessus. Notre collègue de bande dessinée de Çà et Là, qui publie beaucoup d’étrangers, annonce chaque année les chiffres de ventes de tous ses livres. C’est le seul qui fasse preuve d’une telle transparence. Avec David Meulemans, des Forges de Vulcain, on est assez admiratifs. Nous, on ne pourrait pas le faire, parce qu’on fait beaucoup de littérature française et que ce serait très humiliant d’afficher à la face du monde que tel ou tel auteur de premier roman n’a vendu que 300 ou 400 exemplaires. Néanmoins, on se dit que ce serait un moyen, certes un peu radical, de responsabiliser les libraires, qui peuvent avoir de la sympathie pour un auteur, mais qui ne se rendent pas suffisamment compte qu’en vendre 10 ou en vendre 100, ce n’est pas tout à fait pareil, et que ça peut changer l’avenir d’un auteur.
A. G. — Et peut-être aussi l’avenir de la maison ? Quand un bouquin se vend bien, vous assurez les droits de vente en poche, non ?
B. V. — Absolument ! Le lancement d’un livre est d’autant plus critique que, du succès en grand format dépendent énormément de choses, notamment la perspective d’une reprise ultérieure en poche, ou à l’étranger, et les invitations en festivals. Mais il n’y a pas que ça, je ne veux pas mettre une pression démesurée sur la tête des libraires. Peuvent aussi entrer en ligne de compte une rumeur favorable ou non avant la sortie, le cursus de l’auteur, le nombre de réseaux et de gens qui seront éventuellement amenés à écrire des critiques aimables à son sujet, son historique de ventes, etc. Cela étant, la première chose qu’on nous demande, c’est le chiffre de ventes libraire et le plan média.
A. G. — Vous avez commencé par publier des auteurs qui auraient dû faire partie du fonds, mais qui avaient été un peu oubliés. Devenir un éditeur de fonds, c’est le but ultime ? On peut faire la distinction, dans les publications, entre un livre qui va buzzer pendant trois mois — la durée de vie moyenne d’un bouquin en librairie — et le fonds, vers lequel sont retournés les lecteurs à un certain moment…
B. V. — Je serai plus prudent, ou plus pragmatique. Le pense que l’idéal de l’éditeur un peu « rock & roll » ou réfractaire que j’aime à m’imaginer être, ce serait plutôt de faire des livres qui changent la face, soit du monde, soit d’un lecteur, et même d’un unique lecteur. J’aimerais vraiment que mes livres puissent pénétrer à ce point la moelle d’un lecteur, d’une frange du lectorat, ou d’une frange entière de la population, qu’ils puissent servir à un moment donné de viatique pour cette personne, ou ces personnes. Je prends l’exemple des Jardins statuaires, de Jacques Abeille, que deux éditeurs différents ont failli sortir avant Bernard Noël, notamment Régine Deforges. Noël l’a finalement publié après des péripéties dignes d’un roman-feuilleton de Ponson du Terrail ! Il en a peut-être vendu 300 ou 400. Le livre est sorti avec beaucoup de retard, puis les entrepôts ont brûlé. Quand il a été réédité par Joëlle Losfeld, elle a dû à son tour en vendre entre 300 et 400 également. Pour autant, je considère qu’ils n’avaient pas échoué dans leur tâche, contrairement à que ce mon ancien collègue et associé n’a eu de cesse de répéter à la face des commerciaux qu’il avait à sa disposition. Au contraire, ils ont fait leur travail, qui était de maintenir ce livre visible et lisible, même par une minorité, et de réinscrire Jacques Abeille comme un jalon dans le surréalisme. Heureusement que notre postérité n’est pas sanctionnée par l’unique succès commercial, sinon autant se suicider après le troisième livre ou après le premier échec ! (Rires). Je dirais très modestement qu’on joue notre rôle en accompagnant un auteur. C’est en premier lieu une affaire d’esprit et de philosophie, après le texte vit sa vie. J’insiste sur le fait qu’un texte, c’est quelque chose d’organique, mouvant, vivant. Il a sa première vie dans l’esprit de l’auteur, une deuxième, plus corporelle, plus plastique, entre les mains de l’éditeur, ensuite c’est au lecteur de se le réapproprier et de le faire vivre. Je pense que des textes peuvent circuler pendant des années entre les mains de très peu de lecteurs. Imaginons que Moby Dick a mis 50 ans avant d’être traduit en français et que c’est aujourd’hui une des œuvres cultes et référentielles de la littérature mondiale. C’est important de croire aussi à cette part de clandestinité, d’obscurité, c’est là que se préparent les forces futures. On dirait du Mitterrand ! (Rires.)
A. G. — L’éditeur aurait-il une plus grande responsabilité envers le lecteur qu’envers l’auteur ?
B. V. — Non, les deux. On se positionne face à l’auteur comme son premier lecteur et comme représentant des lecteurs, sans jamais essayer de se mettre à la place du lecteur. On est simplement un lecteur très privilégié. On est la caution que notre politique d’auteurs offre le maximum d’exigence et de cohérence à chaque livre.
A. G. — Et de diversité ? La diversité, tout le monde la prône, mais on ne la retrouve pas toujours…
B. V. — Effectivement, la fuite ou la peur du risque empêche parfois d’aller vers plus de diversité. Le fonds, c’est un travail sur la durée, c’est plus le travail des héritiers de l’éditeur. J’ai bien peur que les livres qui ne sont pas repris en poche ne soient enfouis à jamais. C’est plus difficile, étant donné la production actuelle, d’imposer un titre aux éditeurs de poche, ou en traduction. Je crains pour les relais qui sont censés maintenir l’œuvre visible pour la postérité.
A. G. — On parle d’auteurs qui font partie du fonds. On a peine à croire que Bessette, Hilsenrath ou Emmanuel Bove n’ont pas toujours été là.
B. V. — À l’époque, ils avaient des articles papier, aujourd’hui ils ont des blogs. La qualité de réception est la même, mais le papier est pérenne, contrairement au blog, a priori. Ces auteurs ont toujours eu des articles, avec des critiques plus ou moins bonnes, mais ils avaient le mérite d’exister. Aujourd’hui, quand on a trop peu de presse sur un texte, on trouve toujours, sur la blogosphère, un accueil très intelligent, très pertinent, mais on sait aussi ces blogs vont disparaître, à cause des fournisseurs d’accès ou des droits de leur plateforme.
A. G. — Avec le numérique, n’avez-vous pas, finalement, bouclé la boucle, malgré la difficulté des étapes économiques ? Votre désir originel, c’était la transmission du texte au lecteur…
B. V. — On a toujours envie de se rapprocher toujours plus du lecteur et d’avoir, parfois, les moyens de se passer d’intermédiaires. L’idéal, pour moi, serait de forclore et de parfaire la médiation, de pouvoir inciter les libraires à sortir de la boutique et inviter l’auteur dans des quartiers, dans des commerces, etc. Et si on est encore confinés deux ou trois fois, je sens qu’on va vendre autant de livres dans les stations-service ou dans les salons de coiffure que dans les librairies…
A. G. — Il faut démocratiser la vente du livre ?
B. V. — Ça reste un vœu pieu depuis une centaine d’années !
A. G. — Enfin, souhaitez-vous citer des auteurs que vous avez envie de soutenir, des nouveautés ?
B. V. — J’ai par exemple sorti, en deux ans, quatre auteurs québécois. Il ne s’agit pas d’un intérêt exclusif pour le Québec, je m’intéresse à tout ce qui peut me sortir de mon confort et de ma centralité et donc, par essence, à tout qui vient de la Francophonie. Je porte autant d’intérêt aux auteurs belges qu’aux auteurs suisses, africains ou québécois. Après avoir republié, il y a longtemps, Mailloux, d’Hervé Bouchard, qui est une œuvre culte au Québec, j’ai publié récemment Querelle (de Robertval), de Kevin Lambert, qui est sorti cette semaine en poche chez Point Seuil, avec la très belle photo originelle de Kyle Thomson. J’ai également publié, issu du même catalogue, du même travail et de la même rencontre éditoriale, Chienne, de Marie-Pier Lafontaine, copyright éditions Héliotrope. C’est un texte vraiment irréductible, essentiel, inouï, sans comparaison, sur la violence, l’humiliation constante et la terreur corporelle et psychologique imposées par un père à ses deux filles pendant dix-huit ans. C’est certainement le texte le plus bref, le plus épileptique, le plus réaliste qu’on ait écrit sur le sujet. Pourquoi ne rencontre-t-il pas le même succès critique que Vanessa Springora ou Camille Kouchner ? La réponse en dirait peut-être long sur les logiques médiatiques en vigueur dans l’édition française et nous apprendrait pourquoi les textes les plus pérennes ont du mal à sortir du lot. J’ai également sorti un premier roman d’Annie Perreault, La Femme de Valence (Valencia palace), qui vient d’être traduit en anglais. Il s’agit d’un texte classique, à mi-chemin entre Duras et Lynch, sur une femme qui se perd, à la suite d’un drame dont elle a été le témoin muet dans les ruelles maritimes de Valence et de Barcelone. Et nous venons de sortir un ovni, issu d’une revue québécoise militante, queer, des années 70, et c’est signé Josée Yvon, que j’appelle la Patti Smith queer. Son titre est Filles-commandos bandées, c’est le fac-simile du Numéro 35, de la revue surréaliste montréalaise Les Herbes rouges, il est sur vos tables depuis quelques semaines. Je crois que les Québécois nous envient beaucoup, parce qu’on n’a pas le droit de le vendre là-bas. Il n’est vendu que dans l’Europe continentale. Ce petit ancrage québécois va se poursuivre et l’ancrage africain va grandement se renforcer, puisqu’on accueille en avril une autrice marocaine et, en mai une autrice algéro-cap-verdienne. Je suis très satisfait de cette internationalisation du catalogue, qui vient un peu se substituer à mes frustrations en littérature étrangère.
A. G. — Pour quelles raisons n’avez-vous pas le droit de le vendre au Québec ?
B. V. — Tout simplement parce que Les Herbes rouges proposent l’œuvre complète, sous forme d’intégrale, et qu’ils ne veulent pas d’une dissémination des textes, ce qui me paraît tout à fait normal.
A. G. — Trouvez-vous encore le temps de lire ? Se laisse-t-on encore éblouir, à 40 ans ? B. V. — Oui, et c’est au taux de lectures qui viennent me réveiller le matin que je mesure ma bonne santé et mon bon moral. Si je n’arrive pas à lire un livre pendant trois semaines, je suis très malheureux. Si on se coupe trop de la lecture d’autres livres, qui n’ont rien à voir avec son catalogue, on perd le recul et la respiration nécessaires pour apprécier sereinement et objectivement les nouveaux textes qu’on nous présente. J’essaie aussi de lire des choses très variées, très diverses, de fréquenter des jeunes éditeurs, des jeunes auteurs. Ce bain de rencontres me maintient l’esprit en perpétuelle ébullition, tout comme n’importe quel déplacement à Barcelone, Lisbonne, Montréal ou Kinshasa.
- Intervieweur(s) : Amandine Glévarec
- Date de l'entrevue : Janvier 2021
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