Entrevue avec Rhéa Dufresne

2 octobre 2019

L’entrevue suivante a été réalisée par Amandine Glévarec et est également disponible sur son blogue http://kroniques.com.

Amandine Glévarec – Chère Rhéa Dufresne, nous nous sommes rencontrées lors du 5è Forum du livre et de la lecture organisé à Nantes par Mobilis, la vie d’éditrice est-elle faite de voyages ou, plus prosaïquement, est-il indispensable de traverser l’océan pour venir faire découvrir votre maison d’édition en France ?

Les 400 coups

Rhéa Dufresne – Oui, je crois qu’il est essentiel de faire le voyage, de temps en temps afin de pouvoir présenter, de vive voix, nos titres aux lecteurs, aux libraires et aux divers médiateurs du livre en France. Évidemment, les échanges sont plus faciles maintenant qu’il y a quelques années, avec tous les moyens de communication mis à notre disposition mais rien ne vaut les échanges réels. Les éditeurs, et nous ne faisons pas exception à cette règle, sont toujours très fiers de leurs publications et quoi de plus stimulant pour nous que de pouvoir échanger avec d’autres passionnés.

A. G. – Pouvez-vous nous raconter l’histoire des 400 coups, de sa création à aujourd’hui ?

R. D. – Les Éditions Les 400 coups ont été créées en 1995 par Serge Théroux, qui s’est associé pour ce faire à Pierre Belle, lui-même propriétaire des Éditions Mille-Îles. En 2005, Pierre Belle annonce qu’il souhaite se retirer pour se consacrer à ses activités d’imprimeur. Serge Théroux décide alors de poursuivre le travail d’édition des 400 coups et se lie à de nouveaux partenaires. Constituées d’une équipe consolidée qui permet d’élargir ses marchés, les Éditions Les 400 coups continuent d’amasser les nominations et les prix à l’étranger. En 2007 elles remportent le prix du Gouverneur général (La petite rapporteuse de mots), le prix TD du centre de littérature canadien pour l’enfance et la jeunesse (L’envers de la chanson), le prix Québec/Wallonie-Bruxelles (Maman s’est perdue) et bien d’autres. En 2008, les Éditions Caractère reprennent les rênes des éditions Les 400 coups. Puis, en août 2012, suite à l’achat des Éditions Caractère par le groupe TC Média, les éditions Les 400 coups sont rachetées par Simon de Jocas qui pilote désormais le secteur jeunesse. La littérature adulte, la bande dessinée, la maison Mécanique générale et les livres d’art sont repris par les éditions Somme Toute, compagnie fondée par Serge Théroux.

Les 400 coups se consacrent exclusivement à la littérature pour la jeunesse depuis le 1erfévrier 2013.

A. G. – Étiez-vous là dès la création ou avez-vous rejoint l’aventure plus tard ? 

R. D. – J’ai rejoint les 400 coups en janvier 2014.

A. G. – De combien de personnes se compose aujourd’hui l’équipe ?

R. D. – L’équipe des 400 coups se compose actuellement de huit personnes. Simon de Jocas à la direction, Renaud Plante éditeur et directeur artistique, May Sansregret éditrice, Clara Olivier responsable des communications, Nicolas Trost responsable des salons et des foires, Alexandre deJocas-McCrae représentant, Kateri-Laurence de Jocas-McCrae adjointe administrative et moi, directrice générale adjointe.

A. G. – Quel est votre parcours professionnel personnel ?

R. D. – J’ai d’abord été psychologue infantile et j’ai travaillé alors en recherche en violence conjugale et familiale pendant une douzaine d’année. J’ai ensuite choisi de me consacrer à la littérature pour la jeunesse et j’ai complété, en parallèle de mon travail en psychologie, une formation en littérature pour la jeunesse et une autre en édition. Par la suite, j’ai fait tous les boulots ou presque : lecture de manuscrits, critiques, animations de classe, formations aux enseignants, conférences aux parents, dossiers et analyses pour des revues spécialisées, conception de fiches pédagogiques, adjointe à l’édition, etc. Depuis 2014, je partage mon temps entre les 400 coups et mon métier d’auteure.

A. G. – Les 400 coups est une maison d’édition jeunesse, à destination des 0-12 ans, est-ce un segment qui se porte bien ?

R. D. – Oui, la littérature jeunesse se porte bien. Bien sûr, nous déplorons toujours le manque de visibilité dans les médias, la faible part accordée à la littérature pour la jeunesse par opposition à la littérature adulte et les budgets faméliques accordés aux écoles pour l’acquisition de livres, mais le segment se porte assez bien et le public est de plus en plus attentif à ce qui se publie en jeunesse. La concurrence est très forte, il existe une multitude de maisons qui publient des titres de qualité, pour tous les goûts et tous les âges, et l’espace en librairie est limité mais, en général, il s’agit d’une saine concurrence qui donne envie à chacun de se dépasser et de se démarquer.

A. G. – De combien de collections est aujourd’hui composée votre maison, combien de titres faites-vous paraître par an ?

R. D. – Les titres des 400 coups sont répartis à travers six collections ayant chacune sa ligne éditoriale bien précise.

La collection Grimace est constituée d’histoires drôles, parfois provocantes dans lesquelles les illustrations racontent souvent des choses que les mots ne disent pas. Ces titres présentent souvent une fin inattendue qui surprend le lecteur.

La collection Carré blanc présente des textes dérangeants, des thèmes délicats qui poussent à la réflexion. Accompagnées d’illustrations à la fois fortes et sensibles, ces histoires servent souvent de point de départ à des échanges entre enfants et adultes.

La collection 400 coups offre un vaste de choix d’histoires pour rire et s’émouvoir. Des histoires d’ici et d’ailleurs, à lire et à raconter.

La collection Mes premiers coups est faites de courtes histoires narratives qui mêlent fantaisie, folie et humour avec l’objectif d’initier les petits au plaisir du récit dans un format tout-carton parfait pour les petites mains.

La collection Mémoire d’images a pour but de remettre entre les mains des jeunes lecteurs, les images du passé. Elle raconte des moments de notre histoire à partir de documents d’archives.

La collection Hop là ! présente des livres hors-normes, des livres coups de foudre qui nous bouleversent par leur originalité.

Enfin, nous publions en ce moment entre 10 et 14 titres par saison donc entre 20 et 28 titres par années. Nous procédons aussi, à chaque saison, à de nombreuses réimpressions avec pour objectif de faire vivre notre fonds et de donner une visibilité aux créations de nos auteurs/illustrateurs le plus longtemps possible.

A. G. – Outre des illustrations toujours de très grande qualité, vous aimez aussi les albums avec un ton différent ou un humour assez mordant, comment les sélectionnez-vous, d’où viennent vos auteurs ?

R. D. – Les titres à publier sont sélectionnés en équipe. Nous recevons des manuscrits d’auteurs avec lesquels nous n’avons jamais travaillé et d’autres de créateurs avec qui nous travaillons déjà, et dans les deux cas les manuscrits sont lus et discutés en équipe. Les différentes lignes éditoriales de nos collections étant très bien établies, nous sommes la plupart du temps d’accord sur le choix à faire et les titres sont souvent choisi à l’unanimité. Toutefois, il arrive, bien sûr, que nous n’ayons pas tous la même inclinaison ou le même enthousiasme pour un texte et dans ce cas le mot d’ordre est le suivant : si des membres de l’équipe y croient, y voient un potentiel certain et sont prêts à le défendre, nous pouvons aller de l’avant. Ainsi faisant, nous travaillons avec des auteurs du Canada et de la France surtout (la langue que nous partageons y est pour quelque chose), mais pas que puisque nous fréquentons les diverses foires de droits et qu’il nous arrive de craquer pour un titre venant d’ailleurs que nous souhaitons traduire et publier en français. Quant aux illustrateurs, nous sommes constamment à la recherche de nouveaux talents. Nous recevons régulièrement des porte-folio d’artistes mais nous faisons également beaucoup de repérage dans les foires et sur les réseaux sociaux, ce qui permet d’avoir, dans nos publications, un bel équilibre entre les illustrateurs d’expérience et ceux de la relève.

A. G. – Aimez-vous l’idée que la littérature jeunesse puisse porter des messages à la nouvelle génération, vous voyez-vous en quelque sorte comme une éditrice engagée, et si oui quels sont les valeurs que vous aimez transmettre ?

R. D. – Je crois que toute publication est un acte engagé dans la mesure où, qu’on le souhaite ou non et qu’on en soit conscient ou non, nous transmettons un message et des valeurs à nos lecteurs. Après, quand on parle de littérature engagée, je comprends bien qu’on fait référence à des thèmes particuliers, des thèmes d’actualité à propos desquels les éditeurs prennent position. Dans ce sens, oui, les 400 coups font parfois dans la littérature engagée. Avec certains de nos livres, nous voulons créer des occasions d’échanges et de réflexions. Nous souhaitons transmettre des valeurs d’ouverture à l’autre, de tolérance, de respect et d’acception de soi, des autres et de notre environnement. Toutefois, je trouve important de préciser que les meilleurs messages sont souvent les plus subtils. Il ne faut pas, sous prétexte que nous nous adressons à des enfants, marteler le message, le souligner en caractères gras. Il faut faire confiance aux lecteurs, ils sont très souvent plus allumés que nous le pensons.

A. G. – Peut-on s’autoriser à éditer des albums qui abordent des sujets compliqués ou qui ne sont pas fatalement des « feel good books » ?

R. D. – Bien sûr ! Je crois d’ailleurs que non seulement nous le pouvons mais que nous le devons. Je suis tout à fait fan de la lecture plaisir, de l’humour et de la légèreté, mais je crois sincèrement que la littérature peut aussi être déclencheur de réflexions, d’échanges et de remises en question. La littérature peut parfois être un miroir, une façon de prendre du recul par rapport à ses choix, ses comportements et ses attitudes, comme elle peut être également une porte pour comprendre l’autre, pour entrevoir une réalité qui n’est pas nôtre.

A. G. – Avez-vous au sein de l’équipe, ou comme consultants extérieurs, des pédagogues ? Et un comité de petits lecteurs ?

R. D. – Nous ne faisons pas de livre pédagogique, nous sommes toujours dans la fiction et en ce sens, nous n’avons pas d’expert en pédagogie. Ceci dit, nous avons dans l’équipe un ancien enseignant toujours très au fait du milieu, une ancienne psychologue infantile et également quelques parents. Ce joyeux mélange nous permet de rester près de nos lecteurs. Dans certains cas précis, il nous arrive de consulter des enseignants, des bibliothécaires et des libraires ou des spécialistes, en plus de nos représentants, afin de valider que nous allons dans la bonne direction. Aussi, il n’est pas rare, évidemment, de lire nos titres en devenir aux enfants de notre entourage pour recueillir leur appréciation.

A. G. – Suivez-vous vos auteurs, aimez-vous donner la parole à de nouvelles voix, ou faites-vous les deux ?

R. D. – Nous aimons bien faire les deux. Nous avons nos auteurs chouchous qui nous proposent régulièrement de nouveaux projets et qu’il fait toujours bon retrouver au détour d’une nouvelle histoire et nous aimons aussi faire la connaissance de nouveaux créateurs qu’il nous plaît de découvrir et surtout de faire découvrir.

A. G. – Comment fonctionne le travail éditorial pour des ouvrages jeunesse ? Est-ce que vous travaillez beaucoup à la commande ?

R. D. – Il nous arrive de solliciter des textes soit parce que nous avons envie de travailler avec l’auteur, soit parce que nous croyons qu’un sujet en particulier doit être traité, mais le plus souvent, nous recevons des manuscrits d’auteurs de la maison ou de nouveaux auteurs que nous choisissons de publier.

A. G. – A-t-on le droit de lire vos publications passé l’âge de 12 ans ? 

R. D. – Oui !!! (dit avec beaucoup d’enthousiasme) Bien sûr, les albums jeunesse n’ont pas d’âge. Une bonne histoire est une bonne histoire, et encore mieux si elle est accompagnée d’illustrations JSans blagues, les adultes devraient lire plus de littérature jeunesse, des albums, mais des romans aussi… Il y a tout un univers à découvrir… Je dois avouer qu’une partie de mon travail que j’aime le moins c’est de devoir définir l’âge auquel se destine un titre. Je comprends bien l’idée de savoir si oui ou non, les lecteurs sont prêts pour cette lecture mais trop souvent, y mettre un âge, fait en sorte que les plus vieux n’osent pas mettre la main sur ce titre. Un élève de 9 ans, interpellé par un livre (par son titre, son visuel, etc.), peut hésiter à le lire s’il réalise qu’il est destiné aux 6 ans et plus… Alors oui, on peut lire du jeunesse peu importe notre âge et tant mieux si de jeunes lecteurs vous surprennent à le faire.

A. G. – Lors de notre conversation vous aviez évoqué une problématique qui me semble importante, celle des québécismes qui freinent parfois l’export. Je me souviens notamment de « chaise à bascule » qu’on vous demandait de traduire par « rocking-chair », un anglicisme ! Quelle est votre position par rapport à la francophonie, et par rapport aux différentes langues françaises qu’on tente parfois de réduire au seul parisien ? 

R. D. – Il est vrai que sans leur ôter toutes leurs couleurs et leur unicité, il est essentiel pour nous que nos histoires trouvent leurs lecteurs et pour ce faire, nous restons à l’affut de tout ce qui pourrait nuire à leur compréhension et à leur diffusion. Il n’est pas question de gommer tout ce qui pourrait identifier l’origine de l’auteur mais bien de s’assurer qu’il n’y ait pas de méprise, de s’assurer qu’un mot ayant un certain sens de notre côté de l’océan n’ait pas un sens contraire de l’autre côté. Je ne dirais donc pas que nous tentons d’être « parisien » dans notre façon d’éditer nos textes mais plutôt que nous restons sensibles aux spécificités de chacun.

A. G. – J’imagine que faire paraître un album en couleurs, de qualité, qui fait appel à un illustrateur et à un auteur, engendre des frais importants. Comment gérez-vous cette question au niveau des tirages, avez-vous des « locomotives » qui vous permettent de financer des publications plus confidentielles ?

R. D. – Oui effectivement la publication d’un album occasionne des frais considérables. Bien sûr, comme tous les éditeurs, nous avons nos « best-sellers ». Nos titres qui, depuis leur sortie, ne cessent d’attirer les lecteurs et qui continuent d’être présents sur les tablettes des librairies. Et si nous souhaitons toujours que tous nos livres trouvent leur public, nous ne pouvons nier le fait que certains se trouvent en meilleure posture sur le marché. Donc, oui, évidemment, certains livres nous permettent d’en faire d’autres qui, nous le savons par avance, auront un plus petit tirage et seront plus difficile à vendre. Toutefois, ces livres, moins vendeurs, plus difficiles, ont leur raison d’être et il est important de les faire tout en sachant à quoi s’attendre.

A. G. – En France se pose la question de la surproduction actuellement, peut-être une conséquence de la rentrée littéraire, une institution très franco-française liée aux fameux prix littéraires. Quel est votre calendrier en édition jeunesse et ressentez-vous ce « trop » ? Est-ce un secteur très concurrentiel ou vous paraît-il plus « cool » que celui de la littérature adulte ? 

R. D. – C’est plusieurs questions en une, je vais tenter d’y répondre de façon cohérente. Oui, l’offre est énorme ici aussi. Il y a les livres québécois mais également les livres de toute la francophonie et le bassin d’acheteurs est relativement petit alors effectivement, nous avons parfois l’impression d’être submergés par l’offre (et par l’impression grandissante que nous n’aurons jamais le temps de lire tout ce que l’on souhaite lire). Quant à y trouver sa place, rien n’est jamais gagné mais les 400 coups auront bientôt 25 ans alors nous sommes tout de même relativement bien connus des amoureux du livre jeunesse. Toutefois, il va sans dire que c’est un défi constant de trouver sa place à travers toute cette production. Le budget des lecteurs n’augmente pas au même rythme que l’offre. Ceux-ci ont donc des choix de plus en plus difficiles à faire et c’est en ce sens qu’il faut se démarquer. Ce besoin d’être différent, d’offrir des livres de qualité et des histoires qui interpellent guident nos propres choix d’éditeur. C’est là, je crois, que l’importance de la ligne éditoriale se révèle. À qui on s’adresse ? De quoi voulons-nous parler ? Quel message souhaitons-nous véhiculer ? Quel genre de livre voulons-nous présenter ? Si on ne perd pas de vue ces questions et surtout leurs réponses, bien que la concurrence soit énorme, je pense qu’on arrivera toujours à trouver le chemin vers nos lecteurs.

A. G. – Votre venue en France était en partie organisée par l’ANEL(Association nationale des éditeurs de livres), quel est leur rôle au Québec, de quel accompagnement et de quelles subventions peuvent bénéficier les éditeurs québécois ?

R. D. –La mission de l’ANEL est de soutenir le milieu de l’édition et de promouvoir le livre québécois et franco-canadien au Canada et à l’internationale. L’ANEL peut faire le pont entre les différents acteurs du milieu du livre, ici et ailleurs. Par exemple, elle organise des stands collectifs dans divers salons à l’étranger et permet ainsi aux éditeurs québécois d’y être, ce qui serait impossible pour plusieurs d’entre nous si nous devions prendre en charge un stand complet. Plusieurs missions à l’étranger sont également organisées dans le but de faire la promotion de nos publications et à l’inverse, des visites d’éditeurs étrangers sont également organisées pour favoriser les échanges. L’ANEL offre également à ses membres des formations sur tous les thèmes touchant au milieu de l’édition.

A. G. – Vous vivez et travaillez dans un pays multilingue, existe-t-il une concurrence par rapport à l’anglais ou les deux langues arrivent-elles à cohabiter ?

R. D. – En édition, ce sont deux mondes complètement différents. Les réseaux anglophone et francophone (édition, distribution, diffusion et vente) sont complètement indépendants l’un de l’autre et à l’exception de quelques rares librairies, les livres ne cohabitent pas sur les mêmes tablettes. Je ne peux malheureusement pas vous entretenir du marché anglophone à propos duquel je n’ai aucune expérience.

Entrevue avec Caroline Coutau

15 juillet 2019

L’entrevue suivante a été réalisée par Amandine Glévarec et est également disponible sur son blogue http://kroniques.com.

Amandine Glévarec – Chère Caroline Coutau, quelle lectrice étais-tu enfant ? on parcours personnel, scolaire et professionnel ?

Caroline Coutau – Enfant, je lisais beaucoup. J’étais assez solitaire, extrêmement timide et j’avais une double vie grâce à la lecture, vraiment. Ça m’a un peu sauvée, je pense, et puis, peu à peu, ça m’a aussi permis de mieux savoir qui j’étais, de mieux comprendre mon rapport aux autres. Dans la famille, j’étais celle qui lisait le plus. Ma mère était historienne de l’art, elle m’a appris à regarder, beaucoup, et effectivement j’ai une lecture assez visuelle, c’est-à-dire que si le texte ne suggère pas en moi des images mentales, je le lâche.

A. G. – Quel parcours as-tu suivi ?

C. C. – J’ai suivi un Master en Lettres classiques à Genève, dans lequel je n’ai absolument pas étudié la littérature romande. À l’époque on n’étudiait quasiment que des classiques français. Avant ça, et même si ça n’a pas de lien direct mais depuis peu je me dis qu’il faut que j’en parle car ça a compté beaucoup, j’ai fait énormément de danse. Après mon BAC je suis partie un an à New-York chez Merce Cunningham. J’avais 19 ans et j’ai eu l’impression de grandir d’un coup, loin de toutes mes références, loin de ma langue. Et justement le fait de lire en anglais, de me débattre dans une autre langue que la mienne, m’a rapprochée du français. Je me suis rendu compte que quand je lisais en français ou que j’écrivais des lettres, c’était un incroyable réconfort, même si je trouvais ça très amusant de parler dans une autre langue que la mienne. En même temps,ce qui était très intéressant, et j’ai eu la même expérience avec l’espagnol, c’est que je ressentais une certaine liberté, j’osais dire des choses dans une langue étrangère que je n’aurais pas osé dire, ou même « me dire », en français. J’ai vu tous ces trucs autour de la langue qui commençaient vraiment à m’intéresser alors je me suis inscrite en linguistique pour essayer de comprendre un peu comment tout ça fonctionnait.

Assez rapidement à New-York j’ai compris que je n’étais pas du tout bonne en danse mais j’ai continué à m’y intéresser beaucoup et j’ai été très active dans le milieu de la danse contemporaine, j’ai fait de la critique, de la programmation, j’ai créé un journal.

La danse contemporaine a orienté mon esprit vers des formes expérimentales, et je me dis aujourd’hui que le rapport que je peux avoir avec la littérature, en particulier avec l’écriture des jeunes auteurs, est lié à ça. Disons que je suis naturellement ouverte à une certaine recherche de formes innovantes.

A. G. – Quel rapport as-tu à l’écriture ?

C. C. – Je n’écris pas du tout. Il m’est arrivé dans ma vie de beaucoup écrire de lettres, j’ai eu une intense correspondance avec certaines personnes et j’adorais ça, mais c’est tout. Je n’ai pas envie d’écrire plus que ça. Et puis j’exerce probablement une autocensure assez importante. Je crois que je suis une personne un peu sévère, avec moi probablement encore plus. Un élément important néanmoins à propos de sévérité : je ne suis pas là pour juger les écritures, mais pour repérer celles qui pourraient être des plumes en devenir. Je crois bien que certains auteurs arrivés récemment chez Zoé pourraient faire un grand œuvre.

A. G. – Quel lien as-tu avec la littérature romande que tu contribues à faire connaître grâce à tes choix éditoriaux ?

C. C. – Quand je suis entrée aux éditions Zoé en 2008, j’ai vraiment dû suivre des cours de rattrapage. Tout au plus, je connaissais Le Poisson-Scorpion de Nicolas Bouvier, et quelques Ramuz ! Ma connaissance de la littérature romande était donc plus que maigre. J’ai été totalement émerveillée en la découvrant parce que je ne m’attendais pas, d’une part, à une aussi grande diversité et, d’autre part, à des langues aussi particulières, aussi singulières. À l’époque, mes références en littérature contemporaine étaient surtout franco-françaises, j’adorais Marie Ndiaye, Echenoz, Emmanuelle Pagano… J’avais lu aussi beaucoup de littérature espagnole quand j’habitais en Espagne et israélienne quand j’étais à Jérusalem. J’ai abordé les pays dans lesquels j’ai vécu via la littérature.

Donc je me plonge dans cette littérature « dite romande », terme sur lequel on doit discuter car ce n’est pas si simple que ça, avec un réel plaisir. Et je ne découvre pas que les Romands. Quand Marlyse Pietri m’a demandé de lire la première version de la traduction de Maurice à la poule de Matthias Zschokke, je l’ai lue en 48 heures et j’étais si fière de travailler dans la maison d’édition qui publiait ce texte traduit de l’allemand, si subtil, drôle, tellement philosophique sous ses allures légères!

A. G. – Quel était ton rôle quand tu es arrivée aux éditions Zoé ?

C. C. – Au début, je m’occupais de la presse et j’étais déjà un peu éditrice car j’avais déjà une expérience. En effet, j’avais travaillé trois ans et demi aux éditions Labor et Fides. Je m’occupais des essais et non de littérature, c’est une manière différente de travailler le texte mais ce sont les mêmes mécanismes. L’autre différence était que, à l’époque en tout cas, en sciences humaines, la promotion était quelque chose de moins énorme que pour la littérature où on n’a fait que la moitié du chemin quand on a sorti un livre, après il faut vraiment promouvoir un texte. J’avais aussi passé neuf mois chez Noir sur Blanc où j’avais édité deux ou trois choses. Donc j’avais déjà un peu d’expérience, et pour Marlyse c’était aussi une manière de pouvoir un petit peu souffler parce que, au fond, elle avait toujours travaillé avec des gens qui ne connaissaient pas bien l’édition. J’avais aussi compris qu’il fallait chercher de l’argent et c’est quelque chose que j’acceptais qu’il faille faire.

A. G. – Comment est née la maison d’édition Zoé ?

C. C. – Zoé est née en 1975. Au début c’était une maison militante, de gauche. Pendant quatre ans elle a été gérée de manière associative par quatre femmes qui ont décidé de travailler sans aucune hiérarchie. Chacune menait un projet – les trois autres devaient être d’accord – et elle le menait jusqu’au bout. Elles avaient appelé ça L’Atelier du livre. Elles avaient acheté une immense machine offset qu’elles avaient installée dans leur garage, elles ont appris à faire la mise en page, encore aux plombs à l’époque. Elles travaillaient un peu le texte, elles le mettaient en page, elles l’imprimaient. Bon an mal an, elles ont aussi dû se mettre à la promotion. Elles ont vraiment appris et compris tout le parcours du livre de manière autonome.

Ça a duré cinq ans pendant lesquels a été publié Pipes de terre et pipes de porcelaine de Madeleine Lamouille qui a eu un succès extraordinaire. J’ai dû le lire quelques années après sa parution, j’avais 18 ans je pense, et j’avais adoré ce livre dans lequel une femme de chambre raconte sa vie à travailler dans une grande famille bourgeoise de Genève dont elle connaît tout. C’est très intéressant car c’est nuancé. Une relation cruelle, injuste et dure, mais aussi tendre et complice. L’auteure raconte avec beaucoup de simplicité, très frontalement. Jean Malaurie avait tellement aimé ce livre qu’il avait voulu le prendre dans sa collection Terre humaine, mais il voulait lui faire enlever (ou ajouter, je ne sais plus) un chapitre, ce dont il n’était pas question pour Madeleine Lamouille.

A. G. – Est-ce que c’était une maison féministe ?

C. C. – Non, elles étaient quatre femmes mais elles ont toujours refusé ce qualificatif. Mais elles ont bien publié Amélie Plume, arrivée sauf erreur en 1980 avec un texte qui s’appelle Les Aventures de Plumette et de son premier amant. Féministe militante, déclarée, Plume revendique et assume complètement ses positions. Dans son premier roman, elle est d’une inventivité totale, il y a des pages blanches, d’autres avec un seul mot en majuscule. C’est l’histoire d’une femme bourgeoise, bien mariée, avec deux enfants, qui se dit : mon dieu je ne vais pas vivre toute ma vie comme ça alors que j’ai à peine 30 ans ! Amélie Plume est une auteure que Zoé a lancée, suivie et publiée jusqu’à aujourd’hui.

A. G. – Comment a évolué la maison d’édition ?

C. C. – Peu à peu le catalogue est devenu plus littéraire, l’entrée de Nicolas Bouvier a été importante. Il y a notamment publié son unique recueil de poésie : Le Dehors et le dedans. Et puis aussi les traductions de Robert Walser, la première, Félix, par Gilbert Musy puis celles de Marion Graf. Zoé a traduit tous les livres de cet auteur, hormis les romans qui sont chez Gallimard. J’en suis très fière pour la maison car je pense que la modernité de Walser est dans ses petites proses, c’est là où il se permet une absolue liberté de forme. Walser est celui qui sait être, dans la même phrase, sombre et pétillant, triste et lumineux. Avec un seul même mot, on a les deux tonalités, grâce aussi à cette forme extrêmement courte qu’il s’autorise et qui tient presque du fragment.

Un peu plus tard arrive quelqu’un d’une autre génération, Matthias Zschokke, qui pour moi tient beaucoup de Walser, mais de manière contemporaine. Il regarde le monde d’aujourd’hui avec ce très léger recul d’où sourdent ironie, légèreté et profonde mélancolie.

Au bout de cinq ans, les quatre fondatrices ne s’entendent plus et Marlyse Pietri reste seule. Elle va tenir le bateau en solitaire pendant trente ans. Toutes sortes de gens lui donnent des conseils, elle se fait bien entourer, par exemple Doris Jakubec qui dirigeait Le Centre des lettres romandes à Lausanne, Elsbeth Pulver, géniale lectrice alémanique, ou Gilbert Musy, traducteur, qui a amené beaucoup de textes, dont ceux de Zschokke ou La Vache de Sterchi.

En 1992, elle trouve « enfin », comme elle le dit, un diffuseur distributeur professionnel en France. Elle avait un distributeur mais on ne fait rien sans diffuseur, si le libraire n’a pas entendu parler de vos livres, il ne va pas les commander. Probablement grâce au fait d’avoir Walser et Bouvier dans son catalogue, elle est accueillie par Harmonia Mundi et ils imaginent un contrat dans les deux sens. C’est-à-dire que Zoé devient diffuseur distributeur pour le groupe Harmonia Mundi en Suisse romande. Cela donne à Zoé une forme d’assise très intéressante car ça lui permet d’avoir un contact permanent d’une part avec les éditeurs français, et d’autre part avec le réseau des libraires en Suisse romande. Ça a été à l’époque très bien réfléchi.

A. G. – Était-ce un modèle unique ? Comment était le marché de l’édition romande à cette époque ?

C. C. – Les éditions de L’Âge d’homme, créées par Vladimir Dimitrijevic, diffusaient et distribuaient aussi, notamment Minuit. Marlyse a commencé quelques années avant le moment où Bertil Galland s’est arrêté, c’était un éditeur qui avait tous les grands auteurs, notamment Chappaz, Bille, Borgeaud, Bouvier, Chessex, Jaccottet, Lovay, Pestelli, Alice Rivaz, Roud, Safonoff… Puis, pendant longtemps, il y a eu Dimitrijevic et Marlyse Pietri, ainsi que Campiche et les éditions de l’Aire. Il y avait une concurrence, probablement saine. Je pense que c’est bien de ne pas être tout seul à faire du bon travail professionnel, ça a créé une émulation, même si entre Marlyse et Dimitri, deux personnalités fortes, il y a eu de belles étincelles ! Ça a été intéressant aussi pour les écrivains d’avoir la possibilité d’avoir plusieurs éditeurs chez qui toquer et se faire publier.

A. G. – Comment s’est passée ton arrivée chez Zoé ?

C. C. – Je suis arrivée en 2008, j’ai repris la direction en 2011. J’héritais d’un beau catalogue, littérairement j’avais des goûts qui étaient proches de ceux de Marlyse, mais j’avais une génération de moins, et donc un intérêt et un regard sur le monde différents. Et il se trouve que j’ai repris la direction au moment où a commencé d’émerger cette jeune génération d’auteurs qui ont aujourd’hui 30 ans, ils étaient très jeunes, entre 22 et 24 ans. Nombreux et très différents les uns des autres, remarquablement respectueux du travail des autres. D’ailleurs, ils travaillent souvent ensemble, par exemple dans le collectif de l’AJAR où ils proposent des performances, des textes écrits à plusieurs, dont le roman Vivre près des tilleuls publié par Flammarion, ou à trois pour Stand-By, le feuilleton littéraire que nous publions. Et puis les premiers élèves de l’Institut Littéraire de Bienne sortent au même moment avec leur bachelor. L’institut donne le goût et le sens du travail de l’écriture. Il m’arrive de recevoir des manuscrits assez bons d’auteurs débutants, où on sent de l’énergie et des idées, mais ce sont des gens qui ont du mal à travailler, à reprendre le manuscrit, à réécrire, enlever, trier, alors que c’est ça l’écriture. À Bienne, on leur apprend à travailler.

A. G. – En parlant de retravail du texte, comment assures-tu l’édito avec tes auteurs ?

C. C. – Avec chaque auteur c’est très différent, avec certains c’est très peu mais en revanche il y a un compagnonnage pendant l’écriture, pour essayer de réfléchir à diverses questions, comment on traite tel personnage, telle voix off. Avec d’autres, je travaille l’écriture elle-même. Mais il y a aussi des auteurs avec lesquels je n’ai besoin de faire que très peu de choses parce qu’ils travaillent déjà beaucoup de manière autonome. C’est très variable, et c’est intéressant d’ailleurs, il n’y a pas une méthode. Si j’avais plus de temps, j’adorerais ne faire que ça. Et puis j’ai un côté très affectif je crois, c’est-à-dire que je ne peux pas communiquer et promouvoir quelque chose si je n’y crois pas. Il faut vraiment que j’aime totalement un texte pour le publier et que je sois sûre que c’est très bon.

A. G. – Combien de titres publiez-vous par an ? Combien êtes-vous dans l’équipe ?

C. C. – Aujourd’hui nous publions 25 livres par an, 18 nouveautés, le reste en poches. Parfois c’est 24, 26, 27… Mais c’est trop. Nous sommes trois et demi dans l’équipe, c’est déjà plus qu’avant car avec Marlyse nous n’étions que deux, et encore je n’étais pas tout à fait à plein temps. Il y a quand même un développement mais c’est vrai que ça reste peu. J’ai des aides à l’extérieur, surtout pour la présence en France, avec des attachés de presse qui travaillent bien et une relation libraires qui est pour moi très importante, Virginie Migeotte. Elle a permis à Zoé d’enfin exister en librairie « normalement », sans d’emblée l’étiquette « maison suisse». Nous travaillons ensemble depuis septembre 2015, elle a une connaissance de la librairie indépendante en France qui est très fine, elle sait avec quel libraire ça vaut la peine que j’aille déjeuner, quelle librairie je dois visiter, qui va aimer quel livre. Elle me fait bosser et beaucoup voyager, mais je dois avouer que mes rencontres avec ces libraires sont extraordinaires, à tous les niveaux. Ils m’apportent, ils me donnent confiance car je vois que les livres sont lus et appréciés, ils me font part de leurs lectures, ce qui m’intéresse toujours, ils me donnent des idées. Je repars de chez eux avec de l’énergie, et c’est nécessaire car nous travaillons beaucoup, et si nous n’avons pas de retours de ce genre, nous nous éteindrions un petit peu. C’est comme quand tout à coup nous avons une page dans Le Monde ou que Télérama commence à nous suivre de manière régulière, nous nous disons que ça vaut la peine. Je sais que ces textes valent la peine mais tout ce qu’il faut pour les faire exister représente tellement de temps, d’énergie, d’argent. Quand ça marche enfin, c’est super satisfaisant.

A. G. – Comment mesures-tu la réussite d’un livre ?

C. C. – Au nombre de ventes bien sûr, mais j’ai aussi pu défendre un titre – dont je tairai le nom – qui a eu une presse exceptionnelle en France et dont j’ai vendu, au final, 260 exemplaires. Ce sont des choses terribles, mais je suis sûre que j’ai bien fait d’éditer ce livre. C’est très brutal, et la durée de vie en librairie est courte. Mais, par exemple pour Antonia de Gabriella Zalapi, sorti en janvier qui a eu une bonne presse, de nombreux coups de cœur de la part des libraires, de bonnes ventes, la réussite se traduira aussi sur sa « longueur de vie » : nous nous mobilisons pour qu’il existe au-delà de trois mois, pendant l’été, traverse le tsunami de la rentrée littéraire, non seulement en librairie, mais aussi grâce à des achats de droits en langues étrangères, en poche, pour le cinéma. Il faut se bagarrer tout le temps.

A. G. – Certains titres du catalogue arrivent-ils à devenir des ouvrages de fonds en librairie ?

C. C. – La question du fonds en librairie est aujourd’hui une grosse question. Les libraires sont envahis par les nouveautés et manquent par conséquent de place. C’est le fonds qui est sacrifié, même si les libraires en sont malades. C’est complètement paradoxal parce qu’eux-mêmes disent que leurs lecteurs ne sont pas du tout obnubilés par la nouveauté, comme nous le sommes nous les professionnels. Nous nous obnubilons pour des raisons de trésorerie, parce que les libraires auraient soi-disant besoin de « sang frais » de manière régulière. Mais pour répondre à ta question, L’Analphabète, l’autobiographie en 80 pages d’Agota Kristof est un livre de fonds, les Bouvier et les Walser aussi. Pour les auteurs plus récents, oui nous continuons de vendre par exemple en grand format des textes vendus à des pochistes comme Le Garçon sauvage de Cognetti, les Wagamese, Hiver à Sokcho d’Élisa Dusapin.

A. G. – Comment ressens-tu le problème de la surproduction dont on parle beaucoup aujourd’hui ?

C. C. – J’ai l’impression qu’il y a de plus en plus de petites maisons qui font du bon travail, qui sont intéressantes et qui s’en sortent assez bien, et que ce sont bizarrement maintenant les grosses maisons qui sont dans la surproduction. Je n’ai pas d’avis là-dessus mais ce que j’entends des libraires est une lassitude par rapport à ces grosses maisons qui envahissent les tables et dont les romans ne sont plus à la hauteur de la « marque ». Aujourd’hui, j’ai l’impression que les libraires indépendants et les maisons de petite taille ne s’en sortent pas si mal. Pour les maisons d’édition de taille moyenne, c’est plus compliqué, elles ont des charges plus lourdes et du coup elles peuvent être dans des situations telles qu’elles n’ont plus d’autres choix que de vendre.

A. G. – Quand tu as rejoint Zoé, savais-tu que tu allais devoir endosser autant de casquettes, comptabilité, édito, promotion ?

C. C. – Si j’avais su que j’allais devenir une cheffe d’entreprise… car c’est ce que je suis. Ça s’est fait dans la douleur, pour moi ce n’était pas naturel. J’avais de mon côté le fait d’être quelqu’un qui n’a pas trop de peine à prendre des décisions, non pas parce que je ne doute pas, au contraire je doute tout le temps, mais je suis joueuse, donc je prends des risques. Je ferme les yeux, je réfléchis un peu, puis j’y vais. Ça m’aide parce que tous les jours on doit prendre des décisions, des petites et des grandes, ça ce n’est pas trop difficile pour moi. Mais ce qui est compliqué, c’est de faire tellement de choses en même temps. Je suis assez handicapée là-dessus. J’ai du mal à faire deux choses en même temps.

Au fond, aujourd’hui, nous tous, et je pense à tous les gens du monde du livre, nous devons faire du bruit pour que le roman existe, alors que notre métier est extrêmement silencieux. La lecture est solitaire et silencieuse. Et dans la même journée on doit naviguer entre ces deux tonalités, sans cesse, le bruit et le silence, je trouve ça presque difficile physiquement. Je sais que c’est la même chose pour les journalistes, pour les libraires, on partage un peu tous ça. Donc effectivement quand un livre sort, il faut l’envoyer aux journalistes et aux libraires, et pour savoir quels journalistes et quels libraires vont aimer il faut nourrir tout le temps ce qu’on appelle le « réseau », c’est absolument vital.

Et puis bien sûr, autre dimension, il faut dépenser l’argent comme il faut, donc il faut faire des budgets, trouver de l’argent, rencontrer des institutions susceptibles de vous faire confiance et être à la hauteur de leur confiance, bien entendu.

A. G. – Zoé perçoit beaucoup de subventions ?

C. C. – On a de l’aide en particulier du Canton de Genève – avant c’était de la Ville mais il y a eu un changement structurel – qui nous donne de l’argent sous forme de convention pendant quatre ans. C’est important. Il y a également Pro Helvetia qui nous soutient notamment pour les traductions, et il y a aussi des fondations privées. Ces soutiens, essentiels, sont nécessaires car nous ne pouvons payer toutes les charges uniquement avec la vente des livres. Je pourrais éditer un certain nombre de livres, mais je ne pense pas que je pourrais les promouvoir. Et si on ne promeut pas un livre, on l’envoie, on le récupère et on le pilonne. Le livre dont tout le monde parle alors que vous n’avez pas fait de promotion n’existe pas. Quand j’ai commencé, j’y croyais, au hasard, au miracle, mais non, ça n’existe pas.

A. G. – Tu connaissais déjà le système des retours ?

C. C. – Non, j’ai tout découvert. Avant l’édition, j’ai travaillé dans le milieu culturel, comme critique de danse et comme attachée culturelle à la ville de Lancy, j’accrochais des toiles, notamment celles de Gabriella Zalapi. J’étais dans la culture subventionnée à 100%, alors que le gros enjeu de l’édition, et c’est ça qui est intéressant, c’est qu’on ne peut pas se permettre de s’enfermer dans une tour d’ivoire et ne pas s’occuper des questions d’argent. Il y a une tension permanente entre le culturel et le commercial. C’est dur à vivre, on a des semaines énormes, on a de minuscules salaires, mais cette tension je la trouve saine, on est obligés d’avoir les pieds sur terre. Même si elle est épuisante, cette tension m’intéresse.

A. G. – Comment ferais-tu sans subventions ?

C. C. – Je n’arriverais pas à faire tout le travail que je fais actuellement en France, et nous serions moins nombreux. Là nous sommes trois et demi, mais aussi trois et demi à la diffusion, il y a quand même sept salaires qui sortent chaque mois, ce dont je suis fière. Sans subventions, je réduirais, et sans doute aussi le nombre de livres.

A. G. – Comment équilibres-tu les ventes en Suisse et dans les autres pays francophones ?

C. C. – Ça dépend des titres. Certains qui marchent bien se vendent beaucoup plus en France. Mais disons que, en moyenne, c’est à peu près 50/50. Je ne sépare plus la Belgique car Harmonia Mundi a une représentante qui la couvre en même temps que le Nord de la France, et nous avons de bons contacts avec des libraires belges, dont certains nous suivent très bien. Le Québec, c’est une autre histoire. C’est difficile. Nous sommes diffusés, mais c’est loin, nos livres sont horriblement chers, c’est complètement fou, ils sont quasiment deux fois plus chers que les livres québécois qui, eux, ont des subventions vraiment très importantes. Nous sommes aidés mais eux le sont presque complètement, les choses se jouent autrement. On a essayé sur certains titres où l’on se disait qu’il y avait un potentiel intéressant pour le Québec, on a baissé les prix, on a fait des actions, essayé de s’approcher du diffuseur de manière vraiment active, mais nous n’avons pas le réseau, je ne connais pas les journalistes, pas assez bien les libraires. On ne peut pas tout faire, et c’est déjà tellement énorme de faire ce qu’il faut pour la France qu’il faut choisir, sinon on s’éparpille.

A. G. – C’est une victoire pour Zoé de ne plus être considérée comme une maison suisse en France ?

C. C. – Oui, mais si ensuite les gens se rendent compte que c’est une maison d’édition suisse, je suis contente. Je suis fière qu’on fasse moins une différence de qualité en France entre un auteur suisse et un auteur français, car je pense que, en effet, il n’y a pas de différence. Au sein de cette nouvelle génération dont je parlais tout à l’heure, il y a des auteurs qui sont métissés, et ils m’intéressent beaucoup. Je crois que, parce que ce sont des auteurs qui viennent du Cameroun et qui vivent en Suisse, qui viennent de Corée et qui vivent en Suisse, qui viennent d’Italie, des Balkans et d’Angleterre, ils ont emmagasiné des langues et des cultures qui sont très différentes. Tout ça se frotte et provoque une créativité extraordinaire. Je pense que quand on reste enfermé dans ses frontières, on s’éteint. On a besoin de l’autre, on a besoin de l’altérité pour être vivant, pour se régénérer et pour avoir de l’oxygène. Pas que nous ne sommes pas bons, mais il me semble que c’est le propre de l’être humain d’avoir à se confronter à l’autre. La Suisse a déjà quatre langues nationales et surtout deux cultures qui sont déjà complètement différentes l’une de l’autre, la Suisse romande et la Suisse allemande, il y a, peut-être un petit peu plus que dans d’autres pays, l’ouverture à la diversité et à la différence. Je dis ça et en même temps on a aussi des gens épouvantablement racistes en Suisse ! Mais c’est une vraie chance que cette Genève tellement multiculturelle, que cette Romandie où les gens bougent beaucoup. Tous ces jeunes, c’est comme une métaphore, qui prennent le train sans arrêt d’un point à l’autre de la Suisse, d’un point à l’autre de l’Europe. Il y a une mobilité mentale et géographique extraordinaire, qui d’ailleurs n’est pas le seul apanage de la Suisse. C’est un des bienfaits de la mondialité d’aujourd’hui, ça nous confronte à nous-mêmes.

A. G. – Tu as d’ailleurs une collection consacrée aux traductions qui s’enrichissent de cette double appartenance.

C. C. – C’est la collection qui s’appelle Écrits d’ailleurs. Nous traduisons les auteurs du Commonwealth dont le propre est d’avoir une culture native, originelle, et une culture qui vient du pays qui a colonisé. Ils écrivent en anglais, mais ils ont au minimum deux langues, l’anglais et le créole, le pijin ou le shona : un dialecte et une langue. Ça donne des mondes linguistiques géniaux, souvent très visuels, très joueurs, très souples. Notre défi est de trouver des traducteurs qui sachent être des équilibristes, des funambules parce qu’ils doivent être rigoureusement fidèles à la langue originale tout en inventant. Il faut vraiment être créatif pour réussir à traduire en français des auteurs qui puisent dans leur dialecte en anglais.

Christian Bourgois nouvel éditeur

25 juin 2019

Présentation de la nouvelle maison d’édition « Christian BOURGOIS » par son fondateur éponyme, et interview de l’écrivain Michel BERNARD.

Émission : JT NUIT

Production : Office national de radiodiffusion télévision française

Rodney Saint-Eloi et Mémoires d’encrier

31 mai 2019

Emmanuel Khérad. Entretien avec Rodney Saint-Eloi. « Cette semaine, La Librairie Francophone est au salon du livre de Montréal! », La librairie francophone, France Inter, 19 novembre 2016, 54 minutes

Page culture : Harry Potter en breton

25 mai 2019

un petit éditeur indépendant installé sur les hauteurs de Pornic s’est attaché à traduire en breton le premier tome de la saga Harry Potter et ses fameuses formules magiques. 450 millions d’exemplaires vendus pour les 7 volumes de la série. Chacun sera traduit en breton. Depuis la nouvelle répandue sur le site de l’autrice JK Rowling les coups de téléphone de collectionneurs du monde entier se multiplient. Pour traduire au plus juste ce monument de la littérature il fallait bien un magicien de la langue, en l’occurence Marc Kerrain professeur de breton à l’Université de Rennes et également anglophone. « Harry Potter A Kembr Ar Sécrédou » c’est le nom du deuxiéme tome en breton et sa sortie est prévue à Noël 2013.

La Ferté Milon, portrait de Jean Le Mauve éditeur de poésie

25 mai 2019

Portrait d’un petit éditeur qui fait tout : choix des manuscrit, imprimerie, commercialisation. Jean Le Mauve, a créé les Éditions de l’arbre, spécialisées dans le conte et la poésie avec à ses côté Christine BRISSET elle même à la tête des éditions de l’impatiente qui édite des ouvrages à petits tirage. Il dit ne pas courir un risque financioer, il en « vivote », il a une clientelle. Il a eu un vrai succès avec « Les contes de la dame verte » des contes picards. Mais il édite aussi des contes chinois ou turcs.

Robert Laffont, éditeur

25 mai 2019

Robert LAFFONT, EDITEUR. Interview de l’éditeur parisien sur son itinéraire, l’éclectisme de ses choix, sa place dans l’édition française… ([Plan d’ensemble] place Saint Sulpice à Paris, [plan d’ensemble] maison édition LAFFONT). Robert LAFFONT parle des rapports de complicité entre les auteurs et l’éditeur qui tendent à s’estomper, de son énervement face au parisianisme, des inédits d’auteurs reconnus découverts par hasard, de l’alchimie de facteurs immaitrisés qui font d’un livre un succès, du rôle positif d’un livre dans la vie. 

Pierre Bordas

25 mai 2019

Jacques CHANCEL s’entretient avec Pierre BORDAS, éditeur de livres scolaires Son ascension dans le milieu de l’édition, sa spécialisation dans l’enseignement, pourquoi son projet n’était pas possible en province. Ses débuts d’éditeur, sa formation universitaire, la croissance de son entreprise, donne des chiffres. Met en garde contre la montée de la radio et de la télévision, la culture est d’abord livresque. Sa passion de l’édition, du livre, est favorable à la gratuité du livre scolaire, la transmission du savoir, sa réussite. Entretien diffusé le 19 novembre 1975 sur France Inter

Le livre blanc de l’édition française : 2ème partie

25 mai 2019

Après une première partie consacrée à l’avenir de l’écrivain dans une émission précédente, Michel POLAC et Michel VIANEY proposent ce mois ci de se pencher sur l’avenir du livre, à travers l’exposition des choix culturels et commerciaux des éditeurs.- Dans un débat organisé pour l’occasion, Robert MASSIN des éditions Gallimard rappelle l’importance du livre. L’éditeur libraire Pierre BERES et Georges BELMONT, des éditions Laffont, s’interpellent sur la question du marketing fait autour des livres.- Dans une enquête constituée d’interviews, des professionnels du livre donnent leurs points de vue croisés sur leur rôle dans la chaîne de distribution du livre.Sur le thème de la publicité et du marketing, Etienne LALOU, directeur littéraire aux éditions Flammarion, rappelle les objectifs de l’éditeur. Claude GALLIMARD, des éditions Gallimard dit ne pas prédire les « succès ». Paul FLAMAND, directeur des éditions du Seuil rappelle que les écrivains ne sont pas une marque. Etienne LALOU confirme avec le cas de Françoise Sagan choisie par le public. Si le livre ne se vend pas, il est effectivement abandonné. M. FLAMAND rappelle la particularité de ce « bien de consommation » de nature culturelle. Alba de CESPEDES, écrivain et membre d’une société d’auteurs, confirme qu’on ne « lance » pas un livre comme on lance un autre produit. Georges BALMONT raconte la publicité faite pour le livre « Papillon ». Claude DALLA TORRE, attachée de presse, parle de la communication faite autour des auteurs connus ou inconnus. Il est question du rôle des critiques : Marcel JOUHANDEAU, écrivain, dédicace son livre au critique littéraire Robert Kanters. Robert KANTERS parle de son rôle. Pour Claude GALLIMARD il faut surtout que le public suive les suggestions qui leur sont faites. Robert KANTERS revient sur la fonction presque pédagogique du critique, en aucun cas un rôle commercial. Georges BELMONT des éditions Laffont conteste. Roger GRENIER, écrivain qui a assuré la rubrique littéraire de nombreux journaux relativise la position du journaliste. Paul FLAMAND regrette le manque de place faite aux livres.Il est enfin question de la crise des bibliothèques municipales, de la lecture publique en France et de la distribution en librairie. Jean Baptiste DAELMAN, libraire à Compiègne parle du métier qui doit être pratiqué de manière professionnelle et passionnée pour être efficace. Etienne LALOU, éditeur est pour la grande distribution du livre.Sur le prix du livre et la mise au pilon rapide en cas d’insuccès, les éditeurs Claude GALLIMARD et Paul FLAMAND s’expliquent.Conclusion de Michel POLAC sur l’hypothèse d’une politique culturelle qui favoriserait les bibliothèques et les lecteurs.