Entrevue avec Chloé Pathé (Anamosa)

L’entrevue suivante a été réalisée par Amandine Glévarec et est également disponible sur son blogue http://kroniques.com.

Amandine Glévarec – Chère Chloé Pathé, pourriez-vous vous présenter ?

Chloé Pathé – J’ai 42 ans. Avant de créer Anamosa, j’ai été en charge, durant treize ans, de la collection d’atlas, des domaines Histoire et Ouvrages illustrés aux éditions Autrement. C’est une expérience qui compte beaucoup pour moi, qui est vraiment fondatrice dans l’indépendance et le travail d’équipe. Certaines de mes partenaires d’aujourd’hui sont d’ailleurs des anciennes salariées d’Autrement. J’y avais édité des auteurs qui m’ont suivie chez Anamosa. Je dois beaucoup à Autrement et à Henry Dougier, son fondateur, dans la conception du métier et dans mes envies d’indépendance.

A. G. – Quand avez-vous lancé Anamosa ?

C. P. – Les premiers livres sont parus en mars 2016. Après mon départ d’Autrement, qui avait été racheté, je me suis questionnée sur les représentations du métier, sur la façon dont j’avais envie de travailler. Je n’avais pas 40 ans, j’avais la force, l’expérience pour me lancer, j’avais besoin de rebondir sur d’autres projets, sur le « faire soi-même », en somme l’envie d’aller au bout d’une démarche personnelle. Je voulais expérimenter une manière de porter un projet de bout en bout, aussi dans une forme d’acte « politique » dans le sens de « porter des voix dans la cité ». En fait, c’est allé relativement vite à partir du moment où j’ai pris la décision de me lancer ; j’avais en effet des projets sous le coude, des auteurs qui attendaient de savoir comment j’allais me positionner après mon départ d’Autrement, des amis, des proches qui m’ont encouragée, y compris financièrement. C’est extrêmement précieux.

A. G. – Vous parlez de conception du métier, de politique. En tant qu’éditrice indépendante, non liée à un groupe, souhaitiez-vous aussi retrouver des choix éditoriaux forts ?

C. P. – Le démarrage n’est pas toujours facile, mais je voulais en effet promouvoir une vision à long terme : installer des livres sur un temps long, aller chercher une manière de traiter les sujets qui me correspondait mieux, et pouvoir porter ma propre vision, c’est-à-dire ma perception, mes sentiments ou mes intuitions, sans que cela ne soit prétentieux. Tout cela, au fil des cinq ans écoulés, se dessine, se nourrit de ce qui se passe dans la société. Dès le départ, le projet était ancré dans l’idée que – même si nous faisons de l’histoire ancienne – nous voulions nous faire l’écho de questionnements contemporains plus ou moins souterrains ou en train d’émerger, ou, à l’inverse, de plus en plus perceptibles visibles. Je vois qu’au fil des années ce qui se passe dans la société traverse la maison d’édition et la manière dont nous avons envie de porter les projets. Par exemple, la collection « Le Mot est faible », ces petits essais d’intervention lancés en 2019, était une envie qui était là dès le départ, et il est vrai que le contexte politique – et là ça s’accentue de plus en plus ! – a suscité un sentiment d’urgence à s’emparer de ces mots, à essayer de leur redonner du sens, de les « recharger » comme l’a si justement écrit Déborah Cohen, l’historienne autrice de Peuple. Je crois beaucoup au pouvoir que peuvent avoir certains textes, un pouvoir d’émancipation critique mais peut-être aussi comme outils citoyens, voire politiques. Par exemple, et ça c’est très intéressant et peut-être source d’espoir dans le climat délétère que l’on vit, des institutionnels et politiques (de gauche) ont sollicité des entretiens auprès de la sociologue Sarah Mazouz, qui a écrit Race, afin d’en savoir plus sur son travail. C’est extrêmement réjouissant et gratifiant de se dire que, oui, un texte – ou des concepts, des manières de penser, des travaux critiques qui interrogent la société – a peut-être ce pouvoir-là, celui de questionner des pratiques, et peut-être de les changer.

A. G. – Et c’est important que tout cela soit finalisé dans un livre ?

C. P. – Je souhaitais faire des choses qui durent. Même les titres de cette collection, Le Mot est faible, qui peuvent apparaître comme des essais d’intervention qui s’inscrivent ou se nourrissent d’un moment particulier, reviennent sur l’histoire des notions, donc le travail référencé va durer. Depuis 2019, on commence à voir des ouvrages publiés la première année s’installer comme références dans un domaine, je pense à La Paix des ménages de Victoria Vanneau, historienne du droit, qui est une histoire des violences conjugales, ou à Du sexisme dans le sport de Béatrice Barbusse qui a eu énormément de retours de lecture d’hommes et de femmes. C’était avant #MeToo, avant la libération de la parole dans certaines disciplines sportives sur des violences sexistes et sexuelles. Son livre a peut-être permis aussi à ces voix, aidées par #MeToo, de s’exprimer dans le sport. Il était paru en octobre 2016 et nous sommes aujourd’hui en train de travailler sur une nouvelle édition actualisée, qui va intégrer ce qui s’est passé depuis la parution du livre, voire la réception de celui-ci. Faire vivre un fonds et se dire que l’on a posé des jalons fait vraiment plaisir.

A. G. – Combien de livres publiez-vous par an ?

C. P. – Cela fluctue encore un peu, le rythme de croisière que nous aimerions tenir désormais est une bonne douzaine de titres par an. Auxquels, il faut ajouter deux volumes par an de la revue de sciences sociales Sensibilités. En 2016, la première année, nous avons publié six titres et lancé deux revues. En 2017, année de l’élection présidentielle, il y a eu les retours de la première année, ce fut plus difficile, avec sept titres. En 2018, il a fallu se recentrer, réduire un peu le rythme pour analyser les éventuelles erreurs de pilotage mais aussi ce que nous étions capables de faire et de porter en tant que nouvelle maison. Il a fallu deux ans de publications pour affiner par exemple les tirages et les prix de vente, appréhender toute cette économie du livre, en fonction de ce qu’était la maison. En 2019, nous avons adopté ce rythme plus soutenu d’une dizaine de titres qui nous permettent d’avoir des rendez-vous réguliers avec les représentants et avec les libraires. En 2020, la crise sanitaire nous a contraints à reporter certains projets, avec toutefois l’immense joie de recevoir le Prix Femina Essai pour Joseph Kabris, ou les possibilités d’une vie, 1780-1822 de Christophe Granger. Cette année, qui était très particulière, a finalement été une très belle année.

A. G. – Votre programme, aussi réduit soit-il, reste dense avec un titre par mois. On parle aussi d’histoire récente dans certains livres. J’en reviens à la politique mais y a-t-il une prise de risques à donner la parole à certaines personnes, à savoir comment ça va être reçu, d’autant plus que vous êtes une femme, et indépendante ?

C. P. – Je dirais qu’en soi tout livre est une prise de risques, car personne ne l’attend vraiment ; nous sommes dans une économie de l’offre. La vraie question est de savoir à qui on fait appel et qui sont nos auteurs et autrices. Pour cela, nous allons vers des auteurs·trices qui maîtrisent leur sujet, qui font « du terrain » (dans les archives ou par des enquêtes dans la société), qui sans doute partagent aussi le goût de l’indépendance avec nous ; l’écriture compte aussi beaucoup. Nous lisons leurs livres précédents, des articles, afin d’avoir une bonne appréhension des sujets que nous souhaitons aborder, mais aussi du paysage intellectuel environnant.

Quand on voit que des chercheuses et des chercheurs, aux travaux sérieux et étayés, subissent de violentes, voire très violentes, attaques en raison de leurs sujets d’études, la question n’est plus je crois la prise de risque, mais la nécessité de transmettre ces idées et ces concepts. Selon moi, ce ne sont pas ces chercheuses et ces chercheurs qui « cassent la République en deux », qui « séparent », bien au contraire. Depuis l’automne 2020, des ministres, en l’occurrence celui de l’Éducation nationale et celle de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, ont pris à différentes reprises pour cibles les travaux critiques sur la race et le concept d’intersectionnalité – ne parlons même pas des accusations de quelque chose qui n’existe pas, l’« islamo-gauchisme ». Cela me semble extrêmement grave. De ce fait, début mai, nous avons ajouté hors collection un tout petit format intitulé Pour l’intersectionnalité, coécrit par Sarah Mazouz, sociologue et autrice de Race, et Éléonore Lépinard, qui est professeure en études de genres à l’Université de Lausanne. En voyant la tournure que prenaient les choses, j’ai repensé à un article qu’elles avaient écrit en 2019, que j’avais trouvé remarquable, dans lequel elles exploraient pourquoi le concept d’intersectionnalité provoquait autant de résistance auprès de certain·es chercheuses et chercheurs de sciences sociales en France. Elles ont accepté de reprendre cet article en l’augmentant et en le retravaillant complètement, pour que nous puissions ajouter une pierre à l’édifice car, aujourd’hui, nous entendons tout et n’importe quoi. Et pour reprendre leurs propres mots, peut-être que « la force critique d’un concept se mesure à la panique qu’il suscite » !

De fait, comme la plupart de nos auteurs et de nos autrices sont des chercheurs·euses ou des enseignant·es-chercheurs·euses, ce qui les touche nous touche ; je pense ici par exemple à la Loi pour la Programmation de la Recherche. Dans le projet qu’est Anamosa, il me semble très important d’être à leurs côtés. D’ailleurs, en fin d’année dernière, avec d’autres maisons de sciences humaines et sociales, nous avons rédigé une tribune pour réagir aux propos de Jean-Michel Blanquer et à la LPR qui n’était pas encore votée. Nous voulions exprimer pourquoi nous, en tant qu’éditeurs et éditrices, mais aussi en tant que citoyen·ne·s, cela nous inquiétait. Les conditions de travail et de débat à l’université ont des répercussions sur l’édition.

A. G. – Les choses se sont sans doute accélérées avec la crise sanitaire et politique que nous traversons depuis un an, mais pensiez-vous, quand vous avez lancé Anamosa il y a cinq ans, qu’une maison d’édition serait un outil pour rebondir aussi rapidement ?

C. P. – Oui… peut-être pas autant mais j’en suis d’autant plus contente parce qu’il s’en dégage un sentiment d’utilité, même si nous menons évidemment aussi une activité commerciale. En lançant la maison, il y avait aussi cette envie de participer à la diffusion du savoir, d’avoir une visée presque d’éducation populaire, de pouvoir apporter des choses aux lecteurs et aux lectrices, aussi lors de rencontres en librairies qui nous manquent cruellement aujourd’hui. Par rapport au projet initial, l’absence de rencontres fait perdre une partie du sens. Certes, les textes circulent et les lecteurs et lectrices se déplacent en librairie, tant mieux, mais il manque le débat, la dimension incarnée par les auteurs, les autrices, par nous-mêmes… Tout cela est assez frustrant…

A. G. – Gallimard a lancé récemment une petite collection, « Tracts », qui rencontre un grand succès, où l’on retrouve aussi cet aspect « rapide » de l’édition mais qui laisse aussi penser, dans une certaine manière, qu’elle peut suppléer au travail des journalistes. D’après vous, est-ce que les maisons d’édition doivent prendre ou reprendre un parti pris ou un credo par rapport au journalisme ?

C. P. – J’ai le sentiment que par rapport à il y a dix ou quinze ans, où on nous disait que les sciences humaines étaient en chute libre, au contraire depuis quelques années ce sont des rayons qui se développent, voire qui progressent. Il est probable que, sur certains sujets, les gens curieux ne trouvent plus leur compte dans la presse telle qu’elle est aujourd’hui, et ont besoin de se retourner vers le livre. C’est un exemple, mais ça m’avait marquée : j’habite à Paris dans le XIIe arrondissement, donc pas très loin du XIe et du Bataclan, de la Belle Équipe. Au lendemain des attentats du 13-Novembre, je suis sortie marcher, les seuls magasins ouverts en dehors des magasins alimentaires étaient les librairies, et il y avait du monde en librairie. Les gens venaient là pour échanger, chercher des explications, ils sont allés vers le livre. C’est un jour de ma vie auquel je pense souvent.

Le dixième titre de la collection Le Mot est faible qui vient de paraître s’intitule justement Journalisme, il a été écrit par Olivier Villepreux. Je ne sais pas si nous devons, en tant qu’éditeurs, suppléer la presse, qui est un tout autre métier, mais les lecteurs ont sans doute besoin d’aller vers ces collections, telles que Tracts ou Le Mot est faible, ou vers d’autres ouvrages plus volumineux sur des sujets d’actualité. La presse quotidienne est prise dans un flux continu et terrible d’informations, c’est ça qui rend aussi difficile le travail des journalistes, sans cesse rattrapés par des actualités, petites ou grandes. Sonia Devillers en a fait récemment une de ses chroniques matinales sur France Inter, et c’est un des points dont part Olivier Villepreux dans son livre. Par ailleurs, la communication politique à la Trump ou ce que font aujourd’hui nos gouvernants, par annonces successives, obligent les journalistes politiques à suivre, comme si on les abreuvait intentionnellement pour ne pas les laisser penser. Nous sommes à un moment, probablement, où la presse est en plein questionnement sur ses modèles, et c’est nécessaire, car nous avons besoin d’une presse indépendante, qui enquête – certains le font d’ailleurs très bien, comme MediapartLes Jours et d’autres encore. Mais les quotidiens, je pense, ont été pris de court par l’accélération des flux imposée par le numérique.

A. G. – Cette surcommunication, cet effet buzz qui se sont accélérés peut-être aussi du fait que nous vivons tous en huis clos, n’atteignent pas votre envie de créer des choses sur l’Histoire plus ancienne qui peuvent éclairer l’époque contemporaine ?

C. P. – C’est un objectif auquel nous tenons et que nous ne perdons pas de vue quand on dessine le programme. J’ai beaucoup parlé du Mot est faible et du contexte car nous baignons dedans, mais parmi les sorties d’août-septembre prochains, il y a un gros ouvrage de Jean-François Bert, qui avait publié chez nous Comment pense un savant ?, et d’un autre chercheur, historien et sociologue des sciences, Jérôme Lamy, qui va s’appeler Voir les savoirs. C’est une synthèse qui n’existe pas et qui prône une histoire matérielle des savoirs, des lieux, des objets, des gestes… Ils ont fait un énorme travail de lectures et de réflexion, et là on traverse l’histoire. On ne perd pas de vue ce travail de somme, car c’est aussi ce qui est au cœur d’Anamosa, cet espace de laboratoire des sciences humaines, au sens de lieu d’expérience, aussi dans les écritures.

A. G. – Quand tout s’effondre, c’est ce que vous disiez à propos du Bataclan, les gens se tournent vers le livre, en règle générale, et peut-être plus particulièrement vers l’essai. Avez-vous conservé un public pour les sommes, ces gros livres qui nécessitent aussi de prendre le temps ?

C. P. – Je ne sais pas si ça a beaucoup changé. Porté par le prix Femina Essai, le livre de Christophe Granger a très bien marché, probablement grâce au sujet, à l’ambition même du projet (qu’est-ce qui fait une vie ?), à l’écriture bien sûr et ce, malgré ses 500 et quelques pages. Le livre Arpenter le paysage. Poètes, géographes et montagnards de Martin de la Soudière, un livre de près de 400 pages que nous avons publié en 2019, est aussi toujours régulièrement vendu. Malgré le contexte, je crois que la curiosité reste ouverte, les amateurs de certains domaines restent au rendez-vous. Les libraires seraient plus à même de répondre à ces questions sur le report, ou pas, des lecteurs vers des textes plus brefs, plus incisifs. Par rapport à notre catalogue, pour le moment, je ne crois pas l’avoir perçu, mais là encore nous n’avons que cinq ans de recul au niveau de nos parutions. Je vois apparaître un fonds, des ouvrages qui nous sont demandés régulièrement, mais il est difficile de sentir vraiment à ce stade et à travers les flux de nos seuls ouvrages ces tendances plus larges…

A. G. – Vous disiez que l’absence de manifestations littéraires coupe la communication, le lien avec vos lecteurs, hormis par le biais numérique ou par les chiffres de vente significatifs mais qui parviennent avec du retard. Paralyse-t-elle cette fameuse intuition, cet air du temps que vous évoquiez ?

C. P. – Je n’espère pas trop, et je n’en ai pas l’impression au vu du programme 2022 qui s’annonce, mais c’est vrai que personnellement je pense que oui, il manque des choses. Déjà rencontrer des gens, discuter avec des auteurs·trices mais aussi avec des lecteurs·trices. C’est ce que j’aime dans les salons : c’est pour l’éditeur ou l’éditrice l’occasion d’avoir des retours directs sur les livres. Et puis à titre personnel je me nourris aussi beaucoup de tout le reste, en dehors du monde du livre, de la vie quotidienne, des conversations entendues au café par exemple. Certes nous sommes isolés en ce moment, mais nous voyons du monde malgré tout, des partenaires de travail, des amis proches dans de petits cercles ; en revanche, tout ça reste dans un entre-soi, ouvert intellectuellement bien sûr, car nous avons la chance d’être dans des métiers qui brassent des idées, mais cela manque d’entendre parler des gens différents, pour nourrir les réflexions…

A. G. – Accordez-vous une partie de vos publications aux traductions ?

C. P. – Cela fait partie des pistes de développement que je pensais réaliser plus tôt. Mais avec l’année 2015, les attentats, les « gilets jaunes », la prise de conscience du gouffre qui sépare les gens de la ville et ceux de la campagne qui ne se connaissent pas, ne se comprennent pas, finalement avec toutes ces choses à explorer autour de nous, le programme éditorial s’est dessiné avec peu de traductions. Il y en a eu une la première année, Les Émeutes raciales de Chicago de Carl Sandburg. En mai, nous publierons un livre constitué en partie d’une traduction, Léon Chautard. Un socialiste en Amérique, 1812-1890, établie et présentée par Michaël Roy, maître de conférences en études nord-américaines, spécialiste notamment des récits d’esclaves. Léon Chautard a participé à la révolution de 1848 ; il a été arrêté, « transporté » à Belle-Île, puis à Alger, puis au bagne de Cayenne, d’où il s’est enfui pour rejoindre, en 1857, après moult pérégrinations, le continent américain, où il s’est rapproché des cercles abolitionnistes. Sur place, aux États-Unis, il en a fait un récit publié en anglais qui n’avait jamais été traduit en français. C’est une présentation passionnante que nous fait Michaël Roy de la vie de cet homme, qui mêle histoire française (et européenne) et états-unienne, monte les liens transatlantiques tant politiques que dans la circulation des idées… D’un point de vue littéraire, on peut dire qu’il y a dans le récit même de Chautard, quelque chose du roman picaresque et aussi une imprégnation forte des récits d’esclaves qui paraissaient à l’époque et qui constituaient vraiment un genre à part entière – on peut passer à Frederick Douglass, à Solomon Northup dont le témoignage a donné lieu au livre et au film Twelve Years a Slave, etc.

A. G. – Vous faites référence au genre littéraire. On a beaucoup parlé de politique, mais vous faisiez aussi référence à la qualité de l’écriture. Vous considérez-vous comme une historienne, une sociologue ou comme une littéraire, et dans ce cas-là une place sera-t-elle donnée à la littérature de fiction, romanesque ?

C. P. – Je me définis comme une éditrice de sciences humaines et sociales et du réel, avec cette attention à l’écriture, quels que soient les ouvrages, à une dimension incarnée dans la construction des sujets et des objets, à la manière dont les auteurs et les autrices s’en emparent, voire sont présent·es. Je pense qu’un essai peut se lire avec autant de plaisir que de la littérature, c’est un peu l’ambition. Dans le catalogue, trois textes parus en 2019 ont été plutôt travaillés en littérature. Il y a eu Le Revers de Richard Gasquet, un essai littéraire de Jean Palliano autour de la figure de Richard Gasquet, prodige et « Mozart du tennis » qui n’a jamais gagné un tournoi du Grand Chelem. La meilleure formule pour décrire en peu de mots ce texte est celle d’un journaliste du Monde dans un article consacré au livre : « Éloge de l’espoir déçu », c’est aussi une réflexion sur de l’échec et sur les projections déçues.

Il y a aussi eu Le Mirage El Ouafi de Fabrice Colin. Ce qui nous a intéressés était son envie de faire un texte qui revenait sur son enfance en Algérie, et son intérêt pour le marathonien « indigène », comme on disait à l’époque, Boughera El Ouafi, qui a remporté pour la France le marathon aux jeux Olympiques d’Amsterdam de 1928. C’est un magnifique récit où se mêlent le retour sur les origines et la tentative du narrateur d’aller au bout des rares traces de ce sportif, mort dans des conditions obscures, vraisemblablement assassiné, dans un café parisien pendant la guerre d’Algérie. Enfin, il y a Les Hommes du ministère de Léonard Vincent : l’auteur s’intéresse à un pays qui n’est jamais nommé, vraisemblablement situé en Afrique ; il interroge, à travers ses personnages et l’atmosphère de surveillance généralisée, les mécanismes de la terreur et de la peur dans une dictature « ordinaire ». Léonard Vincent connaît très bien l’Érythrée et a trouvé une manière d’aller au bout de l’exploration de ce pays en utilisant le biais de la fiction mais en se nourrissant de ses connaissances et d’un exemple qui le travaillait.

Ce sont des textes magnifiques, mais peut-être ne nous attendait-on pas en littérature. Je crois qu’être éditeur ou éditrice en littérature, c’est très difficile, en revanche j’aimerais ne rien m’interdire dans les écritures. La leçon pour nous, est qu’il nous faudrait, si nous devions vraiment explorer la fiction, prendre davantage de temps, refaire un travail de terrain auprès des libraires. Rien n’est exclu mais ce n’est pas notre priorité pour le moment…

A. G. – Ce sont quelque part trois biographies romancées, la fiction servant à combler l’absence de preuves tangibles, de documents. Ne pourrait-on pas aussi se dire qu’elle est également un vecteur d’émotions, peut-être absents des essais ?

C. P. – Sans doute, mais je ne dirais pas que les essais ou la non-fiction empêchent cela. Le catalogue est aussi traversé d’auteurs et d’autrices qui explorent le sensible, il y a des essais traversés d’émotions et qui s’en servent comme mode d’intellection… Dans la collection Le Mot est faible, par exemple, Utopie de Thomas Bouchet est une pilule d’espoir qui procure du plaisir et de la joie. L’auteur joue sur la langue, il finit d’ailleurs sur une proposition poétique en citant des vers de Rimbaud. Nous avons aussi publié d’autres ouvrages qui ont pu s’emparer de la question des émotions, Les Larmes de Rome. Le pouvoir de pleurer dans l’Antiquité de Sarah Rey paru en 2017, ainsi que la revue Sensibilités. La dimension sensible fait partie des manières d’explorer le réel qui m’intéressent, je ne peux pas dire que c’est ce qui sépare essais et littérature, en tout cas pas dans la façon dont nous essayons de porter nos textes chez Anamosa. Dans Comment pense un savant ? Un physicien des Lumières et ses cartes à jouer, l’auteur Jean-François Bert s’intéresse à Georges-Louis Lesage, savant du XVIIIe qui a publié des articles dans l’Encyclopédie et avait élaboré une théorie autour de la gravité – qui s’est révélée fausse -, mais qui avait surtout la particularité de tout noter sur des cartes à jouer (35 000 cartes conservées aux Archives de Genève) ; on peut y lire des réflexions sur son travail, mais aussi le sentiment de vieillir, la peur de perdre la mémoire, des pensées personnelles, des projets… avec des passages extrêmement forts et émouvants. Je tiens beaucoup à ce livre qui renvoie à chacun de nous, au travail intellectuel, à cette angoisse du vieillissement du corps, du cerveau. Dans un certain nombre de nos ouvrages, l’archive ou le document, comme dans le très illustré Déflagrations. Dessins d’enfants, guerres d’adultes, coordonné par Zérane Girardeau, qui rassemble tout un corpus de dessins d’enfants dans des situations de guerre, de la Première Guerre mondiale jusqu’à la Syrie, où il s’agit d’entendre et de donner une place à la parole des enfants. La lecture de certains dessins provoque un effet de sidération ou d’effroi, parfois aussi d’émotion esthétique.

A. G. – Depuis quelques années, effectivement les sciences humaines se développent, semblent être plus accessibles, peut-être aussi parce qu’elles explorent deux courants très forts, l’écologie et le féminisme qui nous touchent dans notre vie quotidienne et s’adressent aussi bien aux hommes qu’aux femmes. Bien que vos rapports avec vos lecteurs soient un peu édulcorés en ce moment, le profil du lecteur est-il devenu celui d’une lectrice ? Peut-il y avoir une approche un peu moins pesante, plus ludique ?

C. P. – En pensant les sujets, les ouvrages dans leur forme, nous avions cette envie d’essayer d’attirer – ne serait-ce que par l’objet livre, l’utilisation de couleurs qui peuvent aller jusqu’au fluo, une maquette attrayante – un autre public vers les sciences humaines et sociales, de faire passer l’idée que les sciences humaines, sociales ou les essais peuvent être aussi des lectures accessibles et excitantes. J’ai pu observer, lors des lancements que nous avons pu faire – par exemple autour de sujets liés au féminisme (par exemple en 2020, Le Bus des femmes d’Anne Coppel, avec Malika Amaouche et Lydia Braggiotti, ou Seins. En quête d’une libération de Camille Froidevaux-Metterie), mais aussi de Race, de Sarah Mazouz sorti en septembre dernier – un public plus jeune, garçons et filles, en dessous de trente ans, que ces questions intéressent. C’est vrai que sur ces champs-là, on sent un rajeunissement du lectorat, ce qui est plutôt réjouissant surtout avec le discours ambiant sur la supposée dépolitisation des jeunes. En fait, ils vont aussi vers le livre, qui n’est pas un support exclu de leurs références. Sur des ouvrages d’histoire, nous n’avons pas perçu le profil type du lecteur « homme de plus de soixante ans », ils nous lisent aussi, mais il n’y a pas qu’eux. C’est aussi lié à la manière dont les sujets sont construits. Par exemple, notre livre « Première Guerre mondiale », un ouvrage remarquable, L’Appel de la guerre. Des adolescents au combat, 1914-1918 de Manon Pignot, a sans doute touché non seulement un lectorat passionné par cette guerre mais aussi des gens qui s’intéressent à l’adolescence, d’autant plus que l’historienne a mobilisé nombre de notions et de lectures d’anthropologie, de psychanalyse et de sociologie autour de la question « qu’est-ce qui pousse des jeunes gens à aller au combat, alors qu’ils n’en ont pas l’obligation ? »

A. G. – Cette notion de transversalité revient souvent et peut aussi devenir un casse-tête pour un libraire qui se demande dans quel bon rayon ranger un livre. Cette chambre d’écho entre les différentes sciences humaines vous réjouit-elle ?

C. P. – J’aime ne pas enfermer les livres dans des genres, mais je suis obligée. Rien que dans la présentation des programmes à destination des représentant·es que je dépose sur la plate-forme d’Interforum, notre diffuseur, je dois rentrer des codes rayons, préciser des thèmes. Et c’est vrai que souvent la question revient de la part des représentant·es qui s’interrogent sur le rayon où positionner tel livre, car l’interlocuteur ne sera pas forcément le même selon les rayons, lorsqu’ils et elles présenteront le livre en librairie. Nous nous étions beaucoup interrogés autour du livre de Thomas Bouchet, De colère et d’ennui. Paris, chronique de 1832 (2018), une expérience d’écriture de l’Histoire d’une maîtrise et d’une subtilité remarquables et pour laquelle il a utilisé la fiction. Nous avons beaucoup discuté, nous avons même décidé de le reporter pour prendre le temps de choisir le bon rayon, et finalement nous avons décidé de le présenter en Histoire – rayon dans lequel Thomas Bouchet a déjà un nom et est connu des lecteurs et lectrices, mais aussi pour saluer son travail d’historien qui est réel dans cet ouvrage – et non en Littérature, où il aurait pu être pris comme un roman historique, ce qu’il n’est pas du tout.

Un autre exemple : Arpenter le paysage de Martin de la Soudière, que les représentants ont adoré et me conseillaient de « débloquer » aussi en Voyages pour la FNAC et pas seulement en Sciences humaines. À la Librairie Actes Sud à Arles, c’est le responsable Littérature qui avait demandé le service de presse et c’est lui qui l’a porté, sans doute du fait des références très littéraires (Gracq, Jaccottet, Pessoa…) qui nourrissent la réflexion de l’auteur et jalonnent le texte. À la librairie Comme un roman à Paris, Olivier Morin, qui s’occupe du rayon Poésie et Littérature, en a vendu, de son côté, plus de 90 exemplaires. Le livre aussi vit bien dans des librairies spécialisées en architecture, de par la dimension « paysage ». Ce livre-là, typiquement vit sa vie dans différents rayons.

A. G. – En passant des éditions Autrement à éditrice indépendante, vous étiez-vous posé toutes ces questions concernant la gestion, le tirage, la question économique, le contact direct avec les représentants, le placement en librairie… ?

C. P. – En étant éditrice chez Autrement, je voyais aussi les représentants, nous faisions nos comptes d’exploitation avec des prévisions de tirage, de même que nous pouvions avoir un regard sur la gestion des stocks (retirages, pilon, etc.), mais de manière moins prégnante. Ce qui change beaucoup en revanche, c’est toute la partie gestion à proprement parler, facturations, trésorerie, etc. Chez Autrement, le contact avec les imprimeurs était indirect aussi ; il se faisait via la cheffe de fabrication – je lui dois beaucoup, j’adorais aller la voir, l’entendre parler de ses choix… mais forcément, pour les collections adultes, les collections étaient installées, très cadrées. Désormais je suis plus libre. Non pas que se pose à chaque livre la question du papier, de la forme, mais j’essaye, car c’est un domaine que j’aime beaucoup. Il y a des formats récurrents certes, mais on peut adapter, changer le papier, pour toujours tenter de trouver la meilleure alliance fond-forme. Là, c’est effectivement une partie du métier que je ne touchais pas de près avant.

A. G. – Chère Chloé, vous parlez beaucoup au « nous », peut-on savoir pour conclure qui compose votre équipe ?

C. P. – Oui, le « nous » compte beaucoup, c’est vrai, et en plus il est large. Dans l’équipe resserrée, il y a Marie-Pierre Lajot, et Doris Audoux, mes deux amies et camarades, passées aussi par Autrement, qui se sont associées à mon projet puis m’ont rejointe. Elles gardent d’autres activités en free-lance, mais leur présence accrue depuis 2017 permet de partager les décisions du quotidien, de tirage, retirage, de « qu’est-ce qu’on fait ? », de « ça coûte combien ? » (rires). Autre personne plus que centrale : Monika Jakopetrevska, la directrice artistique, avec qui j’ai beaucoup travaillé – en amont, avant que les premiers livres ne paraissent – à réfléchir, à tenter des choses. Il y a aussi Christophe Granger et Olivier Villepreux, qui sont à la fois auteurs et parties prenantes du projet. Enfin, l’attaché de presse, Antoine Bertrand, est indépendant et travaille pour d’autres belles maisons, mais est un interlocuteur quotidien. Et puis, cruciaux dans le développement et rayonnement de la maison, il faudrait citer aussi l’équipe des représentant·es, l’agence qui s’occupe de nos droits…

Anamosa est une aventure collective où nous échangeons beaucoup. Le « nous » est aussi partagé par les auteurs·trices, parce que s’engager avec une maison qui se lance, surtout les premières années, est courageux et une marque de confiance. Il faut avoir conscience que sur un CV de chercheur ou de chercheuse, avoir son travail publié par Anamosa n’a peut-être pas au départ la même valeur symbolique qu’une publication dans une maison déjà très établie, mais cela évolue petit à petit. En 2020, lors du premier confinement, j’ai été extrêmement touchée par les marques d’attention de plusieurs de nos autrices et auteurs, s’inquiétant de savoir comment nous et la maison allions, alors que tout était à l’arrêt, demandant ce qu’ils ou elles pouvaient ou pourraient faire le moment venu pour aider d’une quelconque manière… C’est réjouissant de se dire qu’il existe une sorte de nébuleuse autour de la maison, dans laquelle je compte aussi l’équipe de la revue Sensibilités, évidemment très proche de la maison. Je pense que les auteurs et autrices, dans notre cas, sont vraiment des partenaires.


  • Intervieweur(s) : Amandine Glévarec
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