L’entrevue suivante a été réalisée par Amandine Glévarec et est également disponible sur son blogue http://kroniques.com.
Amandine Glévarec — Peux-tu nous expliquer comment on devient éditeur ?
Thierry Bodin-Hullin — Je suppose qu’on devient éditeur par passion, même si c’est une réponse qui peut paraître un peu bateau. J’ai toujours baigné dans le livre, depuis tout jeune, depuis l’école, et j’ai toujours eu envie d’étudier la littérature, d’écrire. J’ai d’ailleurs commencé très tôt, vers 12 ans. J’écrivais beaucoup de poésie, des récits, des contes, des petits journaux que je faisais à la maison. J’ai fabriqué mes premiers livres avec mes frères, quand j’étais petit, sur des feuilles doubles. On faisait chacun un petit journal interne, qui était lu par trois personnes, en l’occurrence eux et moi. Un de mes frères avait fondé Les Petits potins, moi, Le Triangle bleu. Je touchais déjà la matière, je créais du contenant. À la même période, ma marraine m’a offert une machine à écrire pour mon anniversaire, c’est sans doute un des plus beaux cadeaux que l’on ne m’ait jamais fait. À partir de ce moment-là, je pouvais commencer à faire de la mise en pages, dessiner, relier… On peut donc dire que c’est une passion de jeunesse.
Par la suite, j’ai entamé des études littéraires, toujours absorbé par la lecture, l’écriture et le monde du livre. À 25 ans, j’ai pensé à être libraire. J’ai donc fait une étude de marché et je me suis aperçu que ça ne rapportait pas grand-chose d’être libraire, dans les années 80. Encore aujourd’hui, me diras-tu. À l’époque, je vivais à Paris. Toujours est-il que le projet est resté à l’état d’ébauche. Après mes études littéraires, je suis devenu enseignant, puis, peu enclin à poursuivre l’enseignement, j’ai eu l’opportunité de travailler en faveur des publics en difficulté. J’ai œuvré pendant 35 ans dans la sphère des politiques publiques d’insertion, de formation et d’orientation auprès des jeunes en situation d’échec, des demandeurs d’emploi et des salariés. Mais la lecture a toujours été présente et les vieux démons ont fini par se manifester à nouveau. Il se trouve qu’un de mes amis m’avait fait lire son manuscrit. Je l’avais trouvé très bon, mais il ne trouvait pas d’éditeur intéressé et ça m’a un peu fait gamberger. Je lui ai proposé de monter une maison d’édition qui permettrait de donner vie à des manuscrits qui ne trouvaient pas preneur, qui serait en quelque sorte une maison d’édition pour premiers romans. Nous en avons parlé à plusieurs personnes de notre entourage, qui ont adhéré au projet. C’est ainsi que sont nées les éditions L’Escarbille, sous la forme associative, le concept étant donc d’éditer exclusivement des premiers romans.
A. G. — On est en quelle année ?
Th. B.-H. — On a monté la maison en 1997. Et on avait un principe, on ne devait pas s’autoéditer dans l’équipe. On a lancé un appel aux manuscrits et l’aventure a pu commencer. On en a lu beaucoup, puis on a publié nos premiers livres. On découvrait le monde de l’édition, du livre en général, et tout le système de promotion, de diffusion, de commercialisation, etc. Il a fallu apprendre, car on n’y connaissait absolument rien, on était tous autodidactes. On était sept et chacun avait un rôle bien défini : une d’entre nous gérait la relation avec les libraires, un autre la gestion des manuscrits, un autre encore la conception… À partir du troisième ouvrage, je me suis chargé de ce dernier volet, la personne qui s’en occupait ayant quitté la région. Il a fallu que j’apprenne le maquettage, la mise en page, que je me familiarise avec Xpress, InDesign, Photoshop, la retouche d’images… On a tout appris sur le tas, et ça fonctionnait bien. On avait en outre mis en place un système d’abonnement pour les deux livres qu’on allait sortir dans l’année. Je crois me souvenir qu’on a compté jusqu’à 230 abonnés… qui ne savaient pas à quoi ressembleraient les livres qu’on allait publier ! C’était une sorte de souscription, qui participait à notre fonctionnement, puisqu’on s’autofinançait. C’est un principe qui nous convenait. Certains titres, qui ont bien marché en librairie, ont même été réédités. Des gourmandises sur l’étagère, de Françoise Moreau, s’est vendu par exemple à plus de 5 000 exemplaires. Plusieurs de nos auteurs ont eu des récompenses, comme Françoise Moreau, pour Eau-forte, ou Arnaud Le Gouëfflec, pour Basile et Massue, lauréat du Prix du roman de la ville de Carhaix. Il y a eu de très jolies choses, on a vécu une belle aventure éditoriale. J’ai été président de l’association, dont j’étais un des co-fondateurs, pendant 13 ans. J’ai fini par me lasser, tout comme mes camarades qui étaient là depuis l’origine. Cet essoufflement émanait essentiellement de la lecture de manuscrits, parce qu’on en voyait passer beaucoup et qu’on s’est fatigués à lire des textes qui, parfois, n’étaient pas transcendants… On publiait 1 % de ce qu’on recevait, ce qui veut dire que 99 % passaient à la trappe. Je n’irai pas jusqu’à dire que 99 % de ces manuscrits étaient mauvais, mais je pourrais aller jusqu’à 90 %… On s’est épuisés à toujours vouloir découvrir, découvrir… J’ai donc décidé de m’arrêter. J’avais toujours mon métier, ça ne me posait donc aucun problème financièrement. Au bout de deux, trois ans, j’ai commencé à m’ennuyer, les vieux démons sont remontés à la surface, encore une fois, et j’ai alors ressenti le besoin de replonger. On est alors en 2013, j’ai eu envie de refaire quelque chose qui soit à l’opposé de la politique qu’on avait mise en place à L’Escarbille. C’est ainsi que j’ai fondé L’Œil ébloui. Il n’était cette fois plus question de premiers romans, mais plutôt d’un désir de travailler de façon plus pérenne, sur la durée. En 13 ans, je m’étais créé un réseau de connaissances, mon idée était donc d’aller vers des auteurs que j’avais vraiment envie de publier.
A. G. — N’était-ce pas également le choix de la sécurité ? Quand on monte une maison d’édition avec l’ambition d’en vivre, n’est-il pas plus judicieux de miser sur des auteurs déjà confirmés et pour lesquels le travail de promo est en partie déjà fait ? Le premier roman est sans doute un peu plus bankable aujourd’hui qu’il ne l’était à l’époque…
Th. B.-H. — Détrompe-toi, le premier roman était déjà très populaire ! On était par exemple en cheville avec le Festival du Premier Roman de Laval, où deux de nos titres avaient été sélectionnés. Je pourrais également citer le Festival du Premier Roman de Chambéry… Au contraire, c’était très à la mode. Pour moi, ce n’était pas une solution de facilité. Je n’avais plus envie de lire des manuscrits qui venaient de l’extérieur, mais plutôt des titres que je choisirais. J’allais chercher des écrits, je sollicitais des auteurs que je ne connaissais pas forcément personnellement, mais dont je n’ignorais rien de l’œuvre. Je voulais aussi faire un peu de réédition de textes qui étaient tombés dans l’oubli, comme L’ardoise magique, de Georges Perros, qui est accompagné d’un poème de Michel Butor, un des plus beaux que j’aie sortis et qui n’avait jamais connu une vie livresque autonome. Il était sorti dans Papiers collés III paru après la disparition de Perros, après avoir été publié sous forme de plaquette juste au moment de sa mort. J’étais habité par cette volonté d’aller fouiller, fouiner, creuser, et de publier des textes pour les faire revivre.
A. G. — Quitte à faire des commandes auprès de certains auteurs ?
Th. B.-H. —Tout à fait. Quitte aussi à ce que certains écrivent pour moi, comme c’est le cas de Jean-Paul Andrieux, avec Le Flacon, ou de Christophe Bagonneau, qui sera publié courant 2021. J’avais envie d’une relation familière, amicale avec les auteur·e·s. Je passe alors d’une expérience associative à sept à une aventure entrepreneuriale solitaire, ce qui n’est plus du tout la même chose. J’ai eu la chance de pouvoir arrêter mon travail et de bénéficier d’un congé individuel de formation, dans le cadre d’une reconversion professionnelle. Formation que j’ai suivie à l’Asfored pendant 6 mois. Cette formation a consolidé mes bases, m’a appris pas mal de choses nouvelles — le monde de l’édition n’est plus exactement le même en 2020 qu’en l’an 2000 —, et m’a permis d’appréhender mon métier de manière encore plus professionnelle.
A. G. — Tu dis que le marché du livre a évolué, la surproduction aurait-elle pu constituer un élément rédhibitoire ?
Th. B.-H. — Oui, mais ça ne m’a pas découragé. N’oublions pas non plus que le nombre d’éditeurs a doublé en 20 ans et que la surproduction est une réalité. C’est beaucoup plus difficile aujourd’hui et je peux assurer que je rame. À L’Escarbille, on ne ramait pas, tout était simple. C’était facile d’avoir un article dans la presse, ce n’était même pas très compliqué d’avoir un article dans Le Monde… C’est devenu un peu plus complexe. Les autres moyens de communication ont considérablement évolué, également. Le contact avec les libraires était plus direct, moins contraignant, un peu moins stéréotypé, aussi. La diffusion était peut-être un peu moins cadrée, mais c’est sans doute le domaine qui a le moins changé. La commercialisation, elle, n’est plus du tout la même, on entre aujourd’hui beaucoup plus dans des cases qu’il y a 20 ans, et on est bien obligés de s’y conformer, sinon ça ne pourra pas fonctionner. Des collègues éditeurs ont trouvé d’autres moyens de diffusion, de distribution, de relation avec les libraires, de vente… On a diversifié les modes de vente. Le système classique de commercialisation en librairie est devenu hyper contraignant.
A. G. — Qu’est-ce qui est le plus compliqué ?
Th. B.-H. — Il faut davantage anticiper, ce que je ne savais pas vraiment faire, même au début de L’Œil ébloui. Aujourd’hui, je suis obligé de prévoir ma programmation un an à l’avance. Le temps est une notion que je ne maîtrise pas toujours mais, là, je n’ai pas le choix, j’ai des deadlines à respecter. Je les connais 6 à 8 mois à l’avance.
A. G. — Ce qui a aussi modifié ton planning, c’est que tu es passé de l’auto-distribution avec l’association à une distribution plus classique ?
Th. B.-H. — Pas tout à fait. Avec l’association, à un moment, on a fonctionné avec un diffuseur et un distributeur. Ça s’était mal passé avec deux diffuseurs, qui ont mis la clé sous la porte assez rapidement, à l’époque. On s’est alors tournés vers Pollen, qui est également le distributeur avec lequel je travaille aujourd’hui. Avec L’Œil ébloui, j’ai commencé en autodiffusion, comme autrefois. Je prenais mon bâton de pèlerin et j’allais voir les libraires. Dans un premier temps, je me suis créé un réseau d’une trentaine de libraires autour de mon territoire. Comme je vis à Nantes, ça concernait essentiellement la Loire-Atlantique, un peu la Bretagne, où j’ai quelques points d’attache. Au bout d’un moment, une petite cinquantaine me suivait régulièrement. Pour se faire connaître, il faut miser sur la relation individuelle, le contact est primordial. J’ai pris un distributeur quand les commandes ont commencé à affluer de la France entière. Faire ses petits paquets tous les jours, sa facturation, le suivi de sa facturation, plus celui des dépôts en librairie, c’est assez lourd et j’avais du mal à fournir. J’y consacrais plus de 50 % de mon temps. Le distributeur a alors pris le relais sur la distribution des livres, le suivi libraire et la facturation. Je travaille depuis deux ans avec un indépendant multicartes, qui collabore lui-même avec plusieurs éditeurs et diffuseurs, qui m’a pris sous sa coupe et assure la distribution sur le Grand Ouest, qui regroupe une vingtaine de départements. Le 1e janvier dernier, j’ai signé avec le Cédif, qui est lié à Pollen. Après négociations, on a convenu de faire courir le contrat sur un an et de faire le point à ce moment-là.
A. G. — J’imagine que ta marge pâtit de ce fonctionnement, non ? Se professionnaliser, ça coûte cher…
Th. B.-H. — Tu imagines bien ! (Rires.). C’est aussi pour cette raison qu’on fera le point dans un an. Je suis parfaitement conscient du fait que ma marge en souffre. Je l’ai fait pour une raison simple, parce que j’ai du stock. Je n’arrive pas à épuiser mes tirages, alors que mes livres sont imprimés à 700 exemplaires environ. Je suis parvenu, sur 95 % de mes livres, à atteindre le point mort. Je n’ai pas de pertes, mais le gain est relativement faible. Pour des ouvrages que j’ai publiés il y a 7 ou 8 ans, il me reste toujours 200 ou 300 exemplaires.
A. G. — Le point mort, c’est la bascule à partir de laquelle tu commences à gagner de l’argent ? Il se situe à quel niveau ?
Th. B.-H. — C’est ça. À partir de 30/35 % de vente du tirage, c’est-à-dire environ le tiers, je commence à gagner un petit peu.
A. G. — Ça concerne la majorité des titres du catalogue ?
Th. B.-H. — Je ne parlerai pas des derniers sortis, parce que je ne suis pas dans la vente immédiate, je ne vends pas des livres en trois mois, comme peuvent le faire les grandes maisons. Moi, ce serait plutôt sur 10 ans ! Je sais si un livre a marché au bout de trois, quatre ou cinq ans. Pour quelques ouvrages parus les deux dernières années, je ne suis pas encore arrivé au point mort, mais pour tous les autres, si, à l’exception d’un.
A. G. — C’est une philosophie de vouloir prendre du temps, de publier peu, de refaire du Perros, par exemple, du classique, ou du Nora Mitrani. C’est aussi un moyen d’entrer en librairie et d’y rester ?
Th. B.-H. — Oui, ça permet de créer une relation sur le long terme, avec les auteurs comme avec les libraires. Certains me suivent, c’est-à-dire qu’ils ont mon fonds dans leur boutique. C’est du commerce, on est bien obligés de raisonner en termes de rentabilité, mais si je voulais vraiment bien gagner ma vie, je sortirais un livre sur le développement personnel ! Or, ce qui m’intéresse, c’est la littérature, le roman, la nouvelle, la poésie, le fragment, c’est la « petite chose littéraire », comme j’aime l’appeler. J’ai une certaine exigence sur l’écriture, je n’ai pas envie de publier ce qui est facile à publier. Ce que je publie me correspond, n’oublions pas qu’il s’agit avant tout d’un projet personnel. Ce qui me passionne, c’est cette écriture de l’intime, cette sensibilité des êtres, personnages de fiction ou poètes, qui provoque l’émotion. Le fait est que ça ne se vend pas aussi facilement que les bouquins des collections Harlequin, mais ça, je le savais avant de commencer. Le système que j’ai mis en place, pour la distribution, puis la diffusion, est un système progressif, un projet qui se construit sur la durée. J’ai fait un bond en 2019, puisque j’ai doublé mes ventes par rapport à l’année précédente, et j’espérais faire 10 % de mieux en 2020. Dans les faits, les ventes ont été multipliées par 2 entre 2013 et 2018, puis de 2018 à 2019. Je voulais rendre cette progression plus régulière encore — le fait de travailler avec un diffuseur n’y est pas étranger —, et je pensais que c’était parti, ce qui ne signifie pas que j’allais gagner des fortunes, simplement que j’allais pouvoir en vivre a minima. J’étais sur une bonne dynamique, qui aurait dû perdurer, mais la crise a surgi. Je suis toujours vivant, mais la belle mécanique s’est enrayée et il va falloir la relancer.
A. G. — Effectivement, lors du premier confinement, les librairies étaient fermées et la chaîne de distribution était paralysée…
Th. B.-H. — Oui, pile au moment où je sors deux livres, le premier en mars 2020, l’autre en avril. J’ai hésité, j’en ai discuté avec mon représentant et mon distributeur et on a décidé de le faire quand même. Évidemment, ça n’a pas eu l’effet escompté. Un des livres est signé Éric Pessan, j’ai eu la chance de pouvoir vivre un peu sur son nom. L’ouvrage est de grande qualité, ça aide aussi ! Le fait est qu’en temps normal, j’en aurais probablement vendu le triple.
A. G. — La vie s’est complètement arrêtée. Placer un titre en librairie est une chose, mais nous sommes aussi privés de salons, de séances de dédicace, or c’est une autre manière de le faire vivre. J’imagine que c’est une frustration supplémentaire ?
Th. B.-H. — Oui, c’est le deuxième effet de la Covid. Grosso modo, mes ventes se répartissent comme suit : 50 % en librairie, 40 / 45 % sur les événements, à savoir les salons, lectures et animations diverses. Je fais en moyenne une douzaine de salons par an, en temps normal. En 2020, je n’ai participé qu’à un seul, fin janvier à Saint-Mandé et, grâce à un collectif dont on parlera tout à l’heure, je suis allé à Bruxelles, début mars, à un moment où on savait que Livre Paris était annulé et qu’on allait être confinés, en France. Les Belges, eux, ne connaissaient pas encore la Covid et s’en amusaient un peu, alors qu’ils en ont bien bavé par la suite. On s’est dit rétrospectivement qu’on avait été complètement fous d’aller à Bruxelles à ce moment-là. C’est à ce jour le dernier salon auquel j’ai participé. Le prochain devrait être encore celui de Saint-Mandé, qui est pour l’instant maintenu, mais je t’avoue que je n’y crois pas beaucoup, et il y aura peut-être le Salon de l’Autre Livre, à Paris, début mars ou début avril. Pour résumer, on a vécu douze mois sans salons, ce qui signifie que 40 % de mon chiffre des années précédentes s’est évaporé. J’ai vendu un peu plus par le biais de mon site. J’ai énormément communiqué via les réseaux sociaux, via mon propre réseau — j’ai des listings de gens qui me suivent. Je les ai contactés pour solliciter leur soutien, cela a pu compenser légèrement, mais de manière plutôt symbolique. Je vendais entre 5 % et 8 % de mes livres sur mon site marchand, j’ai passé la barre des 10 % cette année, ça reste des petits chiffres et de la petite économie.
A. G. — La transition est toute trouvée : avez-vous été soutenus financièrement ?
Th. B.-H. — Je suis content que nous en parlions.On peut évoquer ce qu’on a perdu, mais il ne faut pas oublier de dire qu’on a effectivement touché des aides. Si la question est de savoir si ces aides ont compensé les pertes, la réponse est non. Sur une perte de chiffre réelle brute de 50 %, je perds au final environ 25 à 30 %.
A. G. — Les aides ont donc permis d’assurer la pérennité de la maison ?
Th. B.-H. — Disons qu’elles m’ont permis de poursuivre. S’il n’y avait pas eu ces aides, j’arrêtais, c’est clair. Mais je tempère aussi. Il s’agit des aides du fonds de solidarité en grande majorité. Je regrette que la toute petite édition, avec des chiffres d’affaires modestes, ait été oubliée au niveau national, pour les aides spécifiques à l’édition. Ceux qui vivent uniquement de l’édition ne peuvent pas s’en sortir. Vont survivre ceux que l’édition ne fait pas manger, soit parce qu’ils ont une activité à côté, soit parce qu’ils sont une structure associative, soit parce qu’ils sont retraités. C’est mon problème, à l’heure actuelle. L’édition ne me fait pas vivre et je pense sérieusement à chercher un travail pour combler les deux ans qu’il me reste avant ma retraite.
A. G. — S’il n’y avait pas eu la crise sanitaire, la donne aurait-elle été différente ? La question économique était réglée ?
Th. B.-H. — Non, pas complètement. Ce n’est pas nécessairement lié à la Covid, mais ça a mis à mal toutes les prévisions.
A. G. — Je rebondis une nouvelle fois sur les aides. En passant de l’associatif à une structure professionnelle, tu endosses plusieurs métiers à toi seul, c’est bien ça ?
Th. B.-H. —Voilà. Je vais te livrer mon analyse : si on veut avoir le minimum vital, disons le Smic, on ne peut pas y arriver tout seul. Il faut bien comprendre qu’on endosse effectivement toutes les fonctions, d’autant plus que j’essaie de limiter au maximum les intervenants extérieurs. Si j’avais beaucoup d’argent, je ne me gênerais pas… On sait que les coûts de diffusion et de distribution sont conséquents, j’assume donc tout le reste, à commencer par la maquette des livres. Malheureusement, je n’embauche pas non plus de correcteurs, je m’occupe du traitement des images — même s’il m’arrive de faire appel à des professionnels, que je rémunère, pour la finalisation. Concrètement, il me faut tout faire, assurer la conception, la commercialisation, la communication, la promotion, la relation avec les auteurs, c’est-à-dire tous les métiers liés à l’édition. Toutes ces étapes reposent sur les épaules d’une seule personne, hormis la fabrication du livre, qui est entre les mains de l’imprimeur, et la diffusion/distribution dorénavant. C’est évidemment chronophage et j’aimerais pouvoir déléguer de temps en temps, mais il faut croire que j’aime ça ! On est tous un peu fêlés, dans l’édition !
A. G. — C’est ce qui vous a incités à vous réunir au sein d’un collectif, le Coll. LIBRIS, dont tu es le président ?
Th. B.-H. — Quoi ? De réunir des fêlés entre eux ? (rires). Le Coll.LIBRIS, c’est un collectif d’éditeurs, marqué géographiquement, puisqu’il concerne des éditeurs de Pays de Loire. Il s’agit d’une association, financée à parité par la DRAC et la Région Pays de la Loire, et qui a été créée en 2012. Cette création émane de l’initiative de cinq éditeurs jeunesse, à la demande de la Région, qui trouvait plus judicieux de confier à une association d’éditeurs le financement de la participation au Salon du livre de Montreuil. La totalité de cette subvention a été consacrée à ce salon. Le président fondateur, Albert de Pétigny, des éditions Pour penser, a très vite envisagé d’aller au-delà de cette démarche, pour provoquer des synergies, tant il est vrai que de nombreux petits éditeurs indépendants locaux ressentaient un besoin de partager, d’échanger, de mutualiser et de concevoir d’autres projets communs que le seul Salon de Montreuil. Le collectif s’est étoffé, puisqu’il rassemble aujourd’hui 40 éditeurs.
A. G. — Existe-t-il des critères pour pouvoir intégrer ce collectif ?
Th. B.-H. — La principale condition est de publier à compte d’éditeur, et il faut également adhérer à la charte de la Fill. Ça concerne exclusivement les indépendants. Quelques éditeurs plus importants en font partie, comme MeMo, Gulf Stream… Nous comptons parmi nos adhérents trois éditeurs qui dépassent les 500 000 euros de chiffre d’affaires annuel, et qui ne sont pas adossés à un groupe. Tous les autres sont des petits, puisque plus de 50 % d’entre eux réalisent un chiffre de moins de 30 000 euros à l’année. Et pourtant, la synergie entre tous est réelle. Il existe un besoin commun d’échanger, de capitaliser davantage, de mutualiser, et beaucoup ressentent la nécessité de se professionnaliser. Aujourd’hui, on ne fait plus que deux ou trois salons collectifs, comme l’année dernière à Bruxelles grâce à une subvention complémentaire octroyée par la Région. Ce n’est plus l’objet du collectif en 2021. Sa vocation, à l’heure actuelle, est de nous permettre d’améliorer notre système de communication interne et globale pour mieux promouvoir nos catalogues, ou défendre quelques valeurs éthiques, liées par exemple à la transition énergétique ou au développement durable. On débat aussi sur l’impression au niveau local, sur l’adaptation de la démarche de « circuit court » au monde de l’édition, sur la façon d’optimiser notre relation avec les libraires de la région. À cet égard, on travaille en étroite collaboration avec l’Association des Librairies Indépendantes en Pays de la Loire (ALIP) et Mobilis, le pôle régional du livre et de la lecture. L’idée est de mieux s’implanter localement pour mieux rayonner, et beaucoup plus loin si possible. Un gros travail reste à faire auprès des bibliothèques.
A. G. — Est-il envisageable de mutualiser les forces vives, pour s’offrir les services d’un correcteur, par exemple, puisque beaucoup de maisons ne peuvent pas se le permettre ?
Th. B.-H. — Oui, peut-être, mais ce n’est pas le sujet prioritaire. Je pensais aussi à des moyens de stockage en commun. Cette mutualisation nous apporte surtout un plus incontestable pour tout ce qui concerne la communication.
A. G. — Quid de la concurrence au sein même du collectif ?
Th. B.-H. —Ce qui peut paraître surprenant — et c’est assez admirable —, c’est que je n’ai, à aucun moment depuis que j’en fais partie, entendu la moindre remarque liée à cet aspect des choses. Il existe des associations de ce type dans 9 des 13 régions que compte la France, dont certaines sont plus anciennes que la nôtre. Celle des Hauts-de-France, par exemple, existe depuis 20 ans et regroupe une soixantaine d’éditeurs. Il y a désormais un besoin de plus en plus marqué, une volonté de coordination entre les associations des différentes régions, et l’ambition de transformer des objectifs au niveau local en objectifs nationaux. Il arrive que nous, petits éditeurs, soyons un peu déçus par nos représentants, au niveau national. On ne peut pas dire que le Syndicat National de l’Édition (SNE) représente l’ensemble des éditeurs. On peut espérer que des forces vives, effectivement, se rassemblent pour fédérer les éditeurs les plus modestes.
A. G. — Benoît Virot m’a dit exactement la même chose…
Th. B.-H. — (Rires.) La réalité, c’est qu’on n’a pas le sentiment d’être soutenus, dès lors qu’on n’a pas un certain poids économique.
A. G. — Quand on fait 300 000 euros de chiffre, on a un certain poids, non ?
Th. B.-H. — Sans doute. La cotisation annuelle, pour adhérer au SNE, c’est déjà plus de 500 euros. Je suis désolé, mais je ne peux pas me permettre de mettre 500 euros pour adhérer au SNE !
A. G. — Je suppose que, au sein de la profession, la Covid s’est trouvée au centre de toutes les conversations, ces derniers mois. La crise sanitaire, justement, a-t-elle fait ressortir les dysfonctionnements de la chaîne du livre ? De nouvelles idées, de nouvelles problématiques ont-elles émergé ou est-ce encore un peu tôt ?
Th. B.-H. — Les questions liées à la surproduction sont réapparues et, plus précisément, celles liées à la programmation raisonnée et raisonnable. La question de la bibliodiversité est fortement apparue aussi. Et puis, l’histoire du coût postal pour l’envoi des livres ! Aujourd’hui, envoyer un livre coûte une fortune et la profession en général réclame un coût spécifique, lequel existe déjà, mais seulement pour les livres qu’on envoie à l’étranger. Si je veux expédier un livre au Portugal, ça va me coûter 2 à 3 fois moins cher que si je l’envoie à Châteaubriant, à 50 km d’ici.
A. G. — L’envoi concerne aussi les services de presse, que vous envoyez aux journalistes, aux libraires…
Th. B.-H. — Oui. Je ne suis pas capable de dire qui de l’éditeur, du libraire ou du diffuseur paye le plus de frais postaux, je sais juste qu’on en paye tous beaucoup. Le tarif « livres et brochures à l’étranger », a été créé il y a très longtemps, justement pour promouvoir le rayonnement de la culture française hors de nos frontières. Pourquoi ne pas la promouvoir aussi sur notre propre territoire ? Si cette charge était moindre, la transmission du livre en France s’en verrait grandement favorisée.
A. G. — Vous aviez donc réclamé un tarif préférentiel, qui avait été seulement accordé aux libraires pendant le deuxième confinement ?
Th. B.-H. — Le système est très segmenté, on ne place pas l’ensemble de la profession dans une même réflexion. Les syndicats eux-mêmes sont plus ou moins forts sur ce sujet. Le Syndicat de la Librairie Française (SLF), ce n’est pas la même chose que le Syndicat National des Éditeurs. Quelques grands patrons, à la tête du Syndicat National des Éditeurs, avaient négocié il y a plusieurs décennies des tarifs préférentiels avec la Poste, qui n’ont d’ailleurs jamais été rediscutés depuis. De plus, on n’en parle pas, mais ils sont les seuls à en bénéficier. Il existe donc d’importantes disparités entre les différents traitements. Et ce qui a été proposé là, c’est de la « mesurette ». Il avait été décidé que les frais de port seraient offerts aux seuls libraires pendant la seule période du confinement. En réalité, cette faveur n’a donc été accordée que pour un mois, un mois et demi. Encore fallait-il se faire rembourser. J’avais fait une commande d’un montant de 400 euros, à titre personnel, auprès d’un libraire que je connaissais, lui demandant s’il pouvait me l’envoyer dans le sud de la France. Il a accepté, tout en m’expliquant que c’était une galère sans nom pour récupérer ses frais d’envoi.
A. G. — Il y a les effets d’annonces et la mise en pratique…
Th. B.-H. — Exactement. Et le problème est toujours là. Ça n’avance pas. Des présidents de conseils régionaux, comme ceux des Hauts-de-France ou des Pays de la Loire, se sont mobilisés pour que l’ensemble de la profession puisse en bénéficier, non pas seulement en période de crise, mais de façon permanente. Tous les acteurs de la profession sont d’accord sur ce point, mais il faudrait que les négociations entre la Poste et l’État avancent. Manifestement, c’est un peu complexe. On aurait aimé se sentir un peu plus soutenus. La profession englobe plusieurs professions, il faudrait vraiment la considérer dans sa globalité, et non de façon sectorisée.
A. G. — Il est sans doute un peu tôt pour faire un bilan mais, dans ce contexte un peu morose, vous vous battez pour votre survie, en quelque sorte ?
Th. B.-H. — Je ne cache pas que 2021 sera une année test pour L’Œil ébloui. Pour la première fois, j’ai bâti une programmation anticipée, un peu plus ambitieuse que les années précédentes, puisque je sors 4 livres en 10 mois, et peut-être même un cinquième. Je commence à travailler avec un diffuseur, je ne change rien à mes tirages, je ferai le point dans un an. La situation sanitaire est évidemment un paramètre à prendre en considération, mais je ne pense pas que les librairies fermeront à nouveau. J’ai le sentiment que les leçons du premier confinement ont été retenues. La fermeture des librairies, à ce moment-là, a constitué une erreur fondamentale. Les librairies ont la chance, contrairement aux autres professions du secteur culturel, de pouvoir ouvrir, restent les chiffres : l’année 2020 a-t-elle été si maussade pour les libraires ? La baisse constatée est de moins 3,3 % pour l’ensemble des libraires, mais ce n’est pas le cas pour les libraires dont le chiffre est inférieur à 300 000 euros. Ce qui veut dire que la proximité, ça peut fonctionner. Les gens se sont mobilisés localement, puisqu’ils sont majoritairement retournés chez le libraire du coin plutôt que dans les grandes surfaces, ce qui a permis à une partie de l’édition, sur les valeurs sûres, de bien vendre dans les boutiques en question.
A. G. — Durant la période click and collect, le métier de libraire a complètement changé, le conseil a cédé place à la manutention, les lecteurs se sont tournés vers les livres dont ils entendaient parler, ce qui est forcément plus à l’avantage des gros groupes que des maisons indépendantes. Peut-on craindre que la diversification éditoriale en pâtisse ?
Th. B.-H. — Tout à fait, le libraire a effectivement perdu sa fonction de conseil pendant cette période. Mais il sera intéressant, à terme, de savoir si une dynamique s’est créée, si cette « nouvelle clientèle », qui est venue en boutique d’une façon différente, va conserver ce réflexe.
A. G. — Les libraires se sont posé la question de savoir si les comportements d’achat avaient changé et s’aperçoivent que la plupart des gens reviennent. Que les libraires puissent recommencer à exercer véritablement leur métier n’est-il pas un enjeu majeur pour la profession ?
Th. B.-H. — Bien sûr, tout l’enjeu est là, dans ce qu’on appelle la bibliodiversité. Pour les librairies indépendantes, il réside dans le fait de pouvoir développer encore plus l’offre, en termes de contenu éditorial, car cette diversité existe bel et bien dans la petite édition et ne trouve pas encore complètement sa place dans l’ensemble des lieux de vente. Il faut réussir à travailler communément pour que tout le monde ait sa part du gâteau. Dans une période plus apaisée, j’espère bien qu’on pourra y revenir.
A. G. — Peut-être cette crise sanitaire aura-t-elle au moins permis aux différents acteurs de mieux connaître les rouages des métiers des uns et des autres ?
Th. B.-H. — Oui, en effet, ça nous a permis de mieux comprendre la logique économique de chacun.
A. G. — Pour un éditeur, c’est difficile de placer un titre en librairie, de se déplacer pour livrer un seul livre, d’envoyer des services de presse sans savoir si ça va se concrétiser par un achat… J’imagine que ça peut générer de la frustration. Mais l’éditeur a-t-il conscience que, pour le libraire, c’est aussi fastidieux de gérer les dépôts, que c’est une comptabilité parallèle qui peut s’avérer pénible. Pensez-vous qu’il soit possible d’optimiser les collaborations ?
Th. B.-H. — Oui, probablement. À cet égard, je voudrais revenir sur cette manifestation, Circuit court, qui va avoir lieu en mars, proposé par le Conseil régional dans un contexte de relance du livre dans la région. Pendant deux semaines, il va y avoir des animations, des lectures, des rencontres dans les librairies ligériennes, avec des auteur·e·s, éditeurs et éditrices de la région, avec un événement central, qui se déroulera le week-end à Angers. L’objectif est de proposer une vitrine un peu plus marquée, en privilégiant peut-être, en fonction des goûts des libraires, quelques maisons d’édition. Cette démarche, le Coll.LIBRIS l’a déjà entamée avec l’Alip, en lien avec Mobilis. Tout cela doit devenir naturel dans le temps.
A. G. — L’idée est-elle de créer une force économique commune, au niveau local ? N’est-ce pas à l’opposé de la stratégie que vous étiez en train de mettre en place, qui est de conquérir le marché régional d’abord, mais avec la volonté de s’étendre ? Est-ce une stratégie temporaire, en raison du contexte, sachant que les foires de ventes de droits, par exemple, n’ont pas eu lieu, ce qui signifie aussi qu’il y aura certainement moins de traductions ?
Th. B.-H. — L’éditeur doit aussi accepter le fait qu’un libraire ne peut pas tout vendre et que c’est à lui de diversifier ses modes de vente. Il n’y a pas que la librairie, des éditeurs ont trouvé d’autres lieux de vente, qui peuvent être un marché ou des boutiques spécialisées, par exemple. Et, je le répète, les salons représentent 40 % de mon chiffre. C’est notre travail de chercher de nouveaux canaux, parce qu’on ne peut pas se reposer uniquement sur les libraires. Je suis très heureux de faire 50 % de mes ventes en librairie, et même si je diversifie mes canaux de vente, j’aimerais aussi que la valeur de ce pourcentage soit un peu plus importante.
A. G. — Appartenir au fonds d’une librairie, ça n’a pas de prix, non ?
Th. B.-H. — Bien sûr. Il est bien aussi et tout à fait envisageable de développer des partenariats plus forts avec quelques librairies. La quasi-totalité de mes titres sont en rayonnage à L’Ivraie, à Douarnenez. Certes, dans ce cas, c’est du dépôt, mais quelques lieux marqués, c’est bien.
A. G. — Avec 4 publications par an, le modèle économique est-il viable ?
Th. B.-H. — Non. Le modèle économique de l’éditeur qui en vit, c’est a minima 6 à 8 publications par an, un distributeur, une diffusion nationale qui peut prendre différents modèles, et deux personnes au moins, par forcément à plein temps. Tout seul, c’est un peu peine perdue, économiquement parlant, mais ça n’empêche pas de vivre pleinement sa passion.
- Intervieweur(s) : Amandine Glévarec
- Date de l'entrevue : janvier 2021
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