Entrevue avec Marie Hasse (éditions Metropolis)

L’entrevue suivante a été réalisée par Amandine Glévarec et est également disponible sur son blogue http://kroniques.com.

Amandine Glévarec – Chère Marie Hasse, pourriez-vous dans un premier temps vous présenter et nous parler de votre parcours ?

Marie Hasse – Mon parcours n’a rien à voir avec ce qu’on appelle les « métiers du livre » : licence de lettres classiques, master de philosophie, études théâtrales… et, surtout, la passion de lire. En fait, je suis née de parents enseignants qui ont eu à cœur de me donner très tôt les armes de la culture pour affronter l’existence. Mais ça n’a pas été chose facile pour eux ! Impossible, par exemple, de me faire lire des livres pour enfants. Et ne parlons pas de la bande dessinée à laquelle j’étais littéralement allergique ! Et puis un jour, j’avais peut-être douze ou treize ans, voilà que je tombe sur un livre « de grande personne ». Et que je l’ouvre à la première page. Et, là, je tombe dans un gouffre. C’étaient Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau.

Tenez, écoutez :

Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme, ce sera moi. Moi seul. Je sens mon cœur, et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j’ai vus ; j’ose croire n’être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. 

Pour la première fois de ma vie j’avais l’impression en lisant un livre que quelqu’un me parlait, à moi, personnellement, intimement. Et que c’était mon frère humain. Que nous étions faits de la même matière, de la même solitude. Du même tragique, peut-être. J’étais adolescente, à cet âge-là on possède un sens du tragique du monde dont certains par bonheur ne se souviennent plus – je ne suis pas sûre d’en faire partie. À partir de ce moment-là, lire n’est pas seulement devenu une passion mais un besoin vital. J’ai dévoré les livres, j’ai dévoré Rousseau, mon premier amour, et puis Chateaubriand, Hugo, Sartre, pêle-mêle tout ce qui pouvait me tomber sous la main.

Mais j’avais besoin aussi de garder mes livres. Ce n’était pas seulement le contenu que je chérissais. L’objet livre a un parfum, une histoire, un toucher. On pourrait dire, pour être un peu romantique, qu’il est comme cette fontaine devant laquelle on ne peut pas passer sans se souvenir de l’homme qui vous y a fait sa déclaration d’amour. Les deux font partie de votre géographie intime. Cela prête à sourire mais je suis convaincue que l’objet livre détermine la lecture qu’on en a. Je me souviens de ma découverte des Misérables de Victor Hugo. Je l’ai commencée à la maison, j’ai lu le « livre premier », Un Juste, dans une magnifique édition reliée, et puis je partais en vacances et j’ai dû me procurer les poches (dont je détestais les couvertures) pour ne pas risquer d’abîmer ces volumes de collection. Jamais je n’ai retrouvé l’émotion que j’avais ressentie à la lecture de ce livre premier. Et je ne pourrai jamais savoir si c’est à cause du contenu ou tout simplement de l’objet.

Jeune adulte, je me suis plongée corps et âme dans les études littéraires classiques, avec latin et grec, surtout le grec, dont la connaissance change tellement l’appréhension que l’on peut avoir des Antiques. Mais quand on aime vraiment lire, vous le savez peut-être, les études littéraires, c’est à double tranchant. D’abord on ne lit plus que ce qu’on a à lire – finis la liberté, le hasard, les flâneries romantiques parmi les ouvrages. Ensuite on ne lit plus que pour traduire, dans un sens ou dans l’autre, ou pour commenter. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à re-lire. À relire jusqu’à connaître par cœur. À ce moment-là que j’ai découvert le théâtre. J’avais besoin de laisser résonner les choses. Avant d’en parler. J’avais tellement besoin de les laisser résonner que je me suis perdue dans ce silence. Et c’est ce silence qui est devenu ma passion. C’est pour ça que j’ai fait du théâtre. Parce que quand on y réfléchit bien, c’est le seul lieu du monde dans lequel la parole naît réellement du silence. Physiquement. Du noir de la salle. Et qu’elle résonne. Et qu’elle est entendue. C’est ce qui m’a conduite aussi à la musique. Au chant lyrique.

Et vous voyez comme finalement je suis arrivée là, et quelle chance insensée j’ai eue de rencontrer Michèle Stroun. Parce qu’aujourd’hui mon travail se situe à la naissance même de l’œuvre. Mon travail consiste à accompagner cette naissance. À donner aux livres ce qu’il leur faut pour l’existence, avant de les offrir au monde. À leur donner la forme et la matière qui leur convient pour qu’ils rencontrent leur lecteur. À construire de mes propres mains ces petites fontaines qui feront partie, peut-être, un jour, de la cartographie intime de mes semblables. Parce que je crois que nous sommes faits de nos lectures. Qu’elles sont, pour citer Proust, les « initiatrice(s) dont les clefs magiques nous ouvrent au fond de nous-mêmes la porte des demeures où nous n’aurions pas su pénétrer (…) ».

A. G. – Comment êtes-vous entrée en contact avec la maison d’édition Metropolis, et quelles ont été les circonstances qui vous ont amenée à en devenir la nouvelle directrice ?

M. H. – En fait, c’est un petit miracle. Eté 2018, je suis invitée à déjeuner chez ma tante, et au fil de nos échanges, lui vient l’idée de me présenter à Michèle Stroun, parce qu’elle a, me dit-elle, « une intuition ». Il se trouve que Michèle à ce moment-là cherche quelqu’un pour reprendre sa maison d’édition. Pas quelqu’un à qui la vendre. Quelqu’un qui la comprenne, de l’intérieur, qui soit capable de rentrer dans l’intimité de son catalogue et de le défendre comme s’il l’avait lui-même construit. Quelqu’un de sensible, en somme, mais qui ait, si je puis dire, outre un supplément d’âme, des épaules…

Et, effectivement, la première fois que j’ai ouvert le catalogue de Metropolis, j’ai eu l’impression d’entrer chez quelqu’un. Il y a dans l’éclectisme des choix éditoriaux de Michèle durant ces trente années une cohérence intime assez indéfinissable au final, mais dont j’ai ressenti, très fortement, la vibration. Comme quand deux êtres se rencontrent pour la première fois, et que sans qu’ils puissent se l’expliquer, parce qu’ils ne se sont jamais vus, tout à coup, mystérieusement, ils se reconnaissent. C’est ce qui s’est passé avec Michèle. Dès la première fois que je l’ai vue, j’ai eu l’impression de la connaître depuis toujours. Ça été une sorte de coup de foudre amical, presque filial.

A. G. – Metropolis a fêté ses 30 ans, quelle est l’histoire de cette maison ?

M. H. – Michèle Stroun, la fondatrice, donc, de la maison, était journaliste et traductrice. L’idée de devenir éditrice lui est venue parce qu’il y avait un manuscrit dont elle connaissait l’auteur, un texte dont elle était tombée amoureuse, et qui était systématiquement refusé par toutes les maisons d’édition. Ensuite, je peux dire pour lui rendre hommage, que c’est trente ans d’audace et de courage, de rigueur, de droiture intellectuelle et de ténacité. Trente ans de folie peut-être, parce qu’il faut être fou pour se lancer dans pareille aventure. Je ne vous dirai pas son âge, mais quand je vois l’énergie de Michèle, sa passion, sa sur-activité, je suis impressionnée. Trente ans de rencontres aussi avec Jérôme Charyn par exemple, dont Michèle a publié, entre autres, la traduction française de Metropolis en 2000. Lui même, d’ailleurs, a  été directeur de collection pour la maison. Cette collection, intitulée « Les Oubliés », a fait revivre des textes de qualité, abandonnés pour diverses raisons, comme les chefs-d’œuvre réédités et retraduits de Bernard Malamud, Jerzy Kosinski, Marilynne Robinson ou encore Herbert Gold. Une autre amitié qui a joué un rôle déterminant pour la maison est celle qui a lié Michèle à Nicolas Bouvier, dans les dernières années de sa vie. C’est à elle qu’il a confié ses derniers manuscrits, et j’ai la chance d’avoir hérité de ces trésors : La Chambre rouge, Une Orchidée qu’on appela Vanille, Routes et déroutes, mais aussi L’Échappée belle. Ce sont des textes extraordinaires d’intelligence et d’humanité. Il faut lire, par exemple, la préface qu’il a écrite à Douleur, de Vladimir Holan, éditée par Metropolis en 1998. Des pages  bouleversantes.

A. G. – Le catalogue s’est développé autour de plusieurs axes, pourriez-vous nous indiquer lesquels ?

M. H. – Michèle est une femme entière. Son catalogue est à son image. On parle généralement de ligne éditoriale, mais ici, ce que je ressens, c’est un tempérament, une ardeur, une curiosité qui s’est peu à peu exprimée à travers plusieurs collections.

En mars 1988 paraît le premier livre de la maison, La Traversée de la Nuit d’Irena Lusky. Il s’agit d’un témoignage traduit de l’hébreu sur la trajectoire d’une jeune fille de bonne famille qui se retrouve plongée dans l’enfer d’Auschwitz avec sa jeune sœur. Suivra Amanda, ce fruit maudit de vos entrailles, un roman construit autour du Frankenstein de Mary Shelley, par Thérèse Moreau.

Petit à petit se construisent des collections :

1) Celle de littérature française comprend des textes d’auteurs francophones comme, donc, Nicolas Bouvier mais aussi Vahé Godel, Fernand Auberjonois, Daniel de Roulet ainsi que des découvertes littéraires comme Esther Orner (couronnée par les Palmes académiques), Mathilde Fontanet, Marie Gaulis. Michèle se refusait à cantonner la littérature française à la seule Romandie : nos auteurs sont Haïtiens, Belges, Français et, bien entendu, Suisses. 

2) Celle de littératures traduites. Traductrice de formation, il a semblé naturel à Michèle de chercher des textes dans d’autres cultures. Ont ainsi été traduits des ouvrages de l’allemand, du brésilien, du russe, du polonais, du yiddish, de l’anglais, de l’espagnol, de l’italien, de l’hébreu, de l’arabe, du farsi. Voici quelques noms parmi les auteurs les plus connus : Jérôme Charyn, dont j’ai déjà parlé. Mais aussi des inédits de Hermann Hesse en français, Tessin et Feuillets d’album. Un inédit d’Anne-Marie Schwarzenbach, Voir une femme, découvert aux archives de Berne par son petit-neveu Alexis Schwarzenbach, traduit et préfacé par Etienne Barilier. Des auteurs israéliens, dont une anthologie de femmes. 

3) La collection Histoire/Essais. Plusieurs essais concernent la Suisse, la Yougoslavie, Israël. Une collection dédiée à Genève. Des essais restituant des témoignages d’époque, comme les récits autobiographiques traduits du yiddish par Nathan Weinstock retrouvés dans les ghettos de Pologne après la guerre ou concernant la naissance du mouvement ouvrier juif ; les rêves d’un libraire genevois du XVIIIème siècle, retrouvés par Michel Porret. Grâce à Bertrand Lévy, géographe, Metropolis a publié une série d’essais sur la littérature de voyage avec souvent la complicité de Kenneth White. Des documents littéraires, comme cet ouvrage acclamé par toute la presse, suisse et française, de Catherine Lawton-Lévy sur cet éditeur suisse, son père, qui a fondé à Paris les éditions BIFUR, un ouvrage dont Angelo Rinaldi a écrit : « On doit prévoir une semaine pour la lecture. Une semaine sans cinéma …. Ni haltes au bistrot… On n’y pensera d’ailleurs pas. »

4) Une place est faite également aux ouvrages féministes, qu’il s’agisse d’un manuel pratique pour les femmes qui veulent se lancer en politique, ou La Bible et l’Histoire au féminin, ou encore le très critiqué (au moment de sa parution il y a vingt-cinq ans) Nouveau dictionnaire féminin-masculin des professions, des titres et des fonctions. (Malgré une invitation chez Pivot et une prestation remarquable de Thérèse Moreau, grammairienne, il aura fallu attendre des années pour que finalement son message soit entendu !)

5) Enfin, « La Cuisine de mes Souvenirs » est particulièrement originale : c’est une collection d’ethno-cuisine, à cheval entre littérature, sociologie et histoire, comprenant notamment Le Journal gastronomique de Daniel Spoerri, artiste suisse, ou Le Livre de la Cuisine Juive de Claudia Roden, en coédition avec Flammarion.

A. G. – Il semble qu’une place particulière soit laissée à la voix des femmes, était-ce la volonté première de la fondatrice de Metropolis ?

M. H. – Absolument. Michèle Stroun est une féministe convaincue. Mais pour ma part je suis toujours très prudente avec ce terme. Il n’avait pas du tout le même sens à l’époque des luttes pour les droits fondamentaux des femmes, comme celui d’accéder aux études supérieures, à tous les pans du monde du travail, au vote… À cette époque, comme c’était un combat courageux pour la justice et pour l’égalité, j’aurais été évidemment féministe. Aujourd’hui, je refuse de me caractériser comme telle. Et je pense même que c’est faire honneur au féminisme d’autrefois que de se dire femme, pleinement, et sans avoir besoin de préciser féministe, sans se ghettoïser dans un combat qui devrait être celui de toute une société, pas celui d’une frange de la population. Mais c’est une position très personnelle.

Ceci étant dit, cette collection « Femmes » m’est chère : la preuve, je m’y inscris dès ma première série de publications. Parmi mes nouveautés prévues au mois de mars, il y a en effet un ouvrage intitulé Miss Julia Flisch, L’aube du féminisme, un essai biographique de Christian W. Flisch sur son aïeule suisse émigrée aux États-Unis à la fin du XIXème siècle, richement illustré de documents d’archives et de peintures et photographies d’époque. Je me suis personnellement prise de passion pour cette jeune femme militante au destin hors du commun. Mais c’est évident, pour prendre le risque d’une publication, il faut que la passion l’emporte !

A. G. – Reprendre une maison d’édition à une époque où toutes les cartes sont rebattues par la situation sanitaire mondiale semble un pari fou, quel est votre état d’esprit aujourd’hui ?

M. H. – En fait, paradoxalement, je me dis que c’est une chance pour moi. En tant que nouvelle éditrice, tout ce que je fais est une première fois. Et dans le contexte actuel, en réalité je me sens moins seule, parce que personne ne sait précisément comment réagir, tout le monde invente, c’est un moment où les formules habituelles ne peuvent pas s’appliquer, où il faut trouver comment faire autrement. De plus, cette période d’incertitude qui se prolonge encore et encore a fini par créer une solidarité incroyable. Certaines personnes m’ont proposé leur aide, spontanément, ont partagé avec moi des informations précieuses, parce que, comme je l’ai entendu plusieurs fois, « en 2021, il va falloir s’entre-aider » !

A. G. – Pour nous qui ne sommes pas en Suisse, pourriez-vous nous faire un bilan de la façon dont le marché du livre a été impacté par la Covid ? Dans quelle mesure la crise a-t-elle eu un effet sur vos ventes ? sur les ventes en général ?

M. H. – Je ne peux pas vous le dire précisément. Je crois que les gens lisent beaucoup en ce moment. Mais je dirais que le problème essentiel, c’est qu’ils ne lisent que ce qu’ils ont décidé de lire. Ils commandent des livres parce qu’ils savent déjà ce qu’ils veulent. Tout ce que j’ai vendu depuis quelques mois, ce sont les ouvrages qui font référence, qui ont leur notoriété. Tant qu’on est privé de librairies, on n’a plus la possibilité de tomber sur un livre au hasard. Cela ôte le « coup de foudre ». On cherchait vaguement quelque chose et on repart avec des livres dont on ne soupçonnait même pas l’existence. En revanche, j’entends de plus en plus de gens qui depuis quelques mois ne commandent plus sur Amazon, mais qui, conscients de la crise et de la détresse parfois dramatique des petites enseignes indépendantes, vont commander chez leur libraire. Je suis peut-être très optimiste, mais là aussi, j’ai l’impression que les mentalités changent et vont vers plus de solidarité.

A. G. – Vous qui possédez un catalogue composé de textes francophones et de traductions, ressentez-vous la volonté des lecteurs de se tourner vers une littérature plus locale ? L’objectif est-il de continuer à le promouvoir plus localement, ou au contraire de conquérir d’autres marchés ?

M. H. – Il y a quelque chose de très particulier à Genève. Genève, ce n’est pas la Suisse. C’est une ville à part, une ville-canton, cosmopolite, une ville de passage aussi, avec tous ses organismes internationaux. Mais c’était aussi la patrie de Rousseau, une patrie à part entière, une République. Je trouve que c’est le siège idéal d’une maison d’édition. La littérature locale est bien sûr essentielle, les Genevois aiment les Genevois, c’est évident, et de manière générale, il y a des trésors dans la littérature suisse romande contemporaine qui méritent très largement de passer les frontières. Mais dans l’autre sens, c’est magnifique de pouvoir être en dialogue avec d’autres cultures à partir de Genève. Si je publie des textes sur la Shoah, comme Michèle l’a beaucoup fait, ou sur n’importe quel conflit mondial, cela n’a absolument pas le même sens que si j’étais une maison d’édition française, par exemple. À Genève, on est, en effet, à la fois complètement dans le monde et suffisamment hors du monde pour dialoguer en vérité avec lui. En d’autres termes, je veux que Metropolis soit une maison pleinement Genevoise, pleinement ancrée dans son territoire et, partant de cette identité forte, pleinement ouverte au monde. Mon objectif est évidemment aussi de développer au maximum à la fois mon lectorat et mon vivier d’auteurs dans toute la francophonie.

A. G. – Avez-vous ou êtes-vous soutenus financièrement par le gouvernement ?

M. H. – Pour l’instant nous avons été soutenus très ponctuellement dans la publication de certains de nos livres. Je n’ai aucune aide au fonctionnement. Pour tout vous dire, j’attends d’avoir fait mes preuves pour solliciter les autorités. Je ne vois pas pourquoi on me soutiendrait si on ne sait pas qui je suis. Je ne me sentirais guère légitime à demander quoi que ce soit aujourd’hui.

A. G. – Aucune aide n’a donc pour l’instant été décrétée du fait de la crise sanitaire ? Pourtant vous avez dû en ressentir l’effet, surtout les librairies ont été (et sont ?) fermées ou empêchées dans leur fonctionnement habituel ?

M. H. – J’ai l’impression que tout change tous les jours. Le vrai problème pour nous qui préparons la sortie de nos livres, ça a été la tournée des représentants chez les libraires. Côté Suisse romande, il n’y a eu qu’une semaine possible sur les trois habituellement prévues. Sophie Moor, par exemple qui s’occupe de la diffusion, a commencé sa tournée le 11 janvier, et le 18, tout était fermé, plus de librairie, plus de rencontre possible. Elle a continué par mail, zoom etc., mais il est évident que cela ne remplace pas la parole vivante, en face à face. Quant à mes représentants français, je n’ai même pas pu les rencontrer autrement que virtuellement. Ce n’est évidemment pas de leur faute mais le résultat c’est qu’on présente les livres à toute allure, sans à peine savoir comment vos interlocuteurs s’appellent, s’ils ont aimé les livres qu’ils doivent défendre. On ne voit pas les réactions, on ne peut rien sentir. C’est infiniment délicat. Et puis il y a aussi que les libraires sont dans une grande détresse, qu’ils vendent évidemment beaucoup moins, et qu’ils sont assez réticents à prendre encore des livres s’ils ne sont pas absolument sûrs de les vendre. Et comme je ne pense pas avoir de best-seller… En cela, je suis de l’école de Michèle. Elle a toujours défendu, contre le best-seller, le long-seller. Des livres qui échappent aux modes, qui ne sont peut-être pas spécifiquement dans l’air du temps, mais que les gens continueront à demander sur le long terme, tout simplement parce qu’ils ne seront jamais datés. C’est d’ailleurs le propre des classiques : ils sont de leur temps et pourtant, d’une actualité sans cesse renouvelée.

A. G. – Malgré ces incertitudes, vous avez pris le parti d’éditer sept livres de mars à septembre 2021, quels sont-ils ? L’absence de manifestations littéraires vous a-t-elle fait revoir votre plan de développement ?

M. H. – En fait, j’avais imaginé une rentrée fracassante, quelque chose d’extrêmement festif. Au départ je voulais publier sept livres d’un coup ! Et faire un grand événement avec tous les auteurs, leurs amis, les amis de la maison, et j’avais prévu une formule théâtrale pour six comédiens qui aurait permis de présenter tous les livres de manière originale et vivante… Malheureusement tout a été chamboulé par l’interdiction des réunions et j’ai repris mon sang-froid, si je puis dire, en échelonnant mes publications jusqu’à l’été.

Quelques mots, donc, sur mes livres. En mars sortiront en Suisse et en France :

Et la guerre est finie… de Shmuel T. Meyer, une trilogie de nouvelles présentées en un coffret contenant trois petits livres : Les Grands Express Européens, Kibboutz et The Great American Disaster (avec sur chaque couverture un dessin original de Samy Briss). C’est une écriture d’une incroyable humanité. Une écriture de la solitude et de l’exil. Errances de destins entrecroisés confrontés à l’histoire et à leur impuissance à la contrarier. On y retrouve les thèmes de prédilection de cet auteur déjà publié plusieurs fois chez Gallimard et chez Metropolis : l’injustice, le racisme, l’incommunicabilité, mais aussi l’amour, le jazz et une nostalgie qu’il dessine avec humour et cruauté. 

Variations autour du Licencié de Verre de Cervantès de Jean-Michel Wissmer. Il s’agit d’un essai sur le Siècle d’or espagnol, incluant cette nouvelle trop peu connue de Cervantès sur la fragilité sensible et physiquement pathologique d’un homme qui se croit transformé en verre.

L’ouvrage de Christian Flisch que j’évoquais tout à l’heure sortira aussi en mars en Suisse mais seulement en avril-mai en France : Miss Julia Flisch, L’aube du féminisme. Comme je vous le disais, c’est une biographie extrêmement documentée sur une jeune femme suisse émigrée aux Etats-Unis à la fin du XIXème siècle. La vie et l’œuvre de Julia Flisch apportent un éclairage passionnant sur un moment charnière de l’histoire américaine à travers les yeux d’une femme qui s’est battue pour ses droits et qui s’est engagée dans la cause féminine. Par ses écrits (poèmes, nouvelles, romans, essais), mais aussi par son travail de journaliste puis de personnalité publique, elle nous donne accès à ce qu’était le quotidien dans les États du Sud et plus particulièrement en Géorgie au tournant des XIXème et XXème siècles. L’essai de Christian Flisch est suivi de deux textes de Julia, une nouvelle et un article de presse, qui donnent un aperçu de sa plume remarquable.

D’autres ouvrages sortiront avant l’été :

L’Avoir aimée, un livre d’amour de Jean-Baptiste Jeener préfacé par Yasmina Reza.

Carnets Borgnes, récit de Francesca Parachini.

Petit guide de la Suisse insolite / Made in Switzerland, guide de voyage bilingue de Mavis Guinard (réédition actualisée et augmentée).

A. G. – Comment le catalogue est-il distribué en Suisse et à l’international ?

M. H. – Nous avons un diffuseur suisse, Servidis, et un diffuseur pour la France et la Belgique, la Cédif, qui travaille avec notre distributeur français, Pollen. C’est évidemment très difficile pour eux, comme je l’ai dit, en ce moment de faire leur travail auprès des libraires, mais pour nous ce sont de vrais partenaires. Nous échangeons régulièrement avec eux, et j’ai beaucoup de chance qu’ils défendent la maison en pure confiance.

A. G. – Combien êtes-vous dans l’équipe pour assurer tous ces objectifs, lancer de nouveaux projets et valoriser un fonds d’importance ?

M. H. – J’ai commencé à me familiariser avec la maison, main dans la main avec Michèle Stroun ; mais maintenant je suis absolument seule aux commandes. Depuis quelques semaines j’ai demandé à Rebecca Wengrow de m’aider pour la communication côté France, parce que la charge est évidemment énorme. Elle s’investit énormément à mes côtés (et à 560 kilomètres de distance !). Mais pour le moment je n’ai pas les moyens d’avoir une équipe autour de moi.

A. G. – C’est à dire qu’aujourd’hui vous assumez l’entièreté des tâches, du choix du manuscrit à l’élaboration de la maquette, en passant par la gestion financière et le contact avec les distributeurs ? ça paraît insurmontable, surtout quand on n’a pas d’expérience préalable dans l’édition… Qu’est-ce qui vous a semblé le plus contraignant, le plus étonnant, et le plus agréable ?

M. H. – C’est vertigineux. Mais quand on est passionné, rien n’est impossible. Le quotidien s’échelonne en trois temporalités. Le temps présent, avec les manuscrits que je reçois, les innombrables factures – loyers, téléphone, wifi, assurances, impôts…. La préparation de l’avenir, avec les manuscrits que je décide de choisir, et le travail à faire avec les auteurs. Et les sorties qui commencent en mars, qu’il faut préparer, anticiper, auprès des journalistes, des bloggeurs….

A. G. – Metropolis est une maison d’édition indépendante, peut-on évoquer la question des chiffres, le nombre de titres du fonds encore disponible, approximativement le nombre de ventes annuel ? Arrive-t-on à se dégager au moins un salaire ?

M. H. – Le catalogue de Metropolis, comme vous l’avez compris, est exceptionnel. Tous les mois, je reçois un relevé des ventes de la part des distributeurs suisses et français. C’est toujours une grande joie de voir que les titres continuent à se vendre, des dizaines d’années plus tard. Mais il y a le problème du stockage des livres, du bureau qui m’est indispensable pour travailler, du salaire de Rébecca… Ce sont des coûts incontournables qui se chiffrent à trois zéros. Par exemple, j’ai à peu près 50000 livres en stock. Vous comprendrez que cela prend beaucoup de place ! Evidemment je ne peux pas rentrer dans mes frais pour le moment. Dégager pour moi un salaire, c’est impossible. Mais j’ai bon espoir de vendre davantage de livres et peu à peu de convaincre mécènes et fondations de m’aider.

A. G. – Pour conclure, vous qui parlez si bien de littérature, avec tant de cœur et de passion, votre soif de découvertes et votre curiosité sont-elles aussi intactes à l’âge adulte qu’à l’adolescence ?

M. H. – Un seul mot : Oui !


  • Intervieweur(s) : Amandine Glévarec
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