Entrevue avec Gérard Berréby (Allia)

L’entrevue suivante a été réalisée par Amandine Glévarec et est également disponible sur son blogue http://kroniques.com.

Amandine Glévarec – Cher Gérard, je suis ravie de vous rencontrer, d’autant plus que vous avez plutôt la réputation d’être un homme discret. C’est une volonté de vous tenir quelque peu en dehors du monde littéraire ? 

Gérard Berréby – Avant tout, c’est par convenance personnelle, cela correspond à mon tempérament. Je n’ai absolument aucune envie de bousculer ma tendance personnelle. 

A. G. – Serait-ce aussi une posture d’éditeur de se dire que l’intérêt est de mettre en avant les livres, et de ne vous voir que comme un passeur ? 

G. B. – Je ne crois pas car dans une posture il y a une dimension spectaculaire, une dimension de représentation dans laquelle le paraître prime sur le reste, et pour moi ce n’est pas du tout le cas. Je ne peux pas être à la fois juge et partie. Je fais des choses, je les fais à ma guise, avec mes propres moyens, et je peux difficilement commenter ce que je fais. Si cela est perçu comme de la discrétion ou comme mystérieux, secret, bizarre, je suis d’accord, je ne suis contre aucune opinion. Mais ce n’est pas à moi de commenter les commentaires sur mon travail, sinon on n’en finirait pas. Je fais les choses car je pense que je dois les faire ainsi, mais je ne donne pas de leçons, je ne veux surtout pas avoir la responsabilité d’être un modèle. Ce qui compte le plus pour moi est ce qui est rendu public dans ce que nous faisons, ce que j’anime, coordonne ou dirige.

A. G. – C’est aussi une façon d’être reconnu plus dans le « faire » que dans le « être » ?

G. B. – C’est le sens de la poésie, le « faire », on n’existerait pas sans. C’est quelque chose de vivant qui sort de là, toute une alchimie s’opère. Nous ne sommes pas dans la concurrence, ni dans la compétitivité. Ce n’est pas que nous ne sommes pas comparables, mais nous ne nous comparons à personne, et nous avons l’impression de ne ressembler à personne. Cela procure une certaine liberté.

A. G. – Est-ce que cette distance vous permet aussi de garder un panorama plus global d’une ligne éditoriale qui se construit d’année en année, de construire un catalogue fort en suivant une direction qui doit vous rester claire ? 

G. B. – Cette ligne est claire et naturelle, elle est personnelle c’est certain, mais elle est partagée avec les gens qui prennent part à Allia car je ne suis pas seul. Si ce que je fais donne un résultat, si cela attire l’attention ou accroche le regard, si des gens s’y intéressent et que ça leur apporte quelque chose, c’est parfait. Si ce n’était pas le cas, cela ferait longtemps que nous aurions disparu. Je crois que nos livres répondent à un besoin. Ce sont des choses que l’on sent, c’est comme l’air du temps. Il en va de même pour saisir une bonne idée et rester convaincu que c’en est une, la réaliser, la rendre publique et tenter de l’imposer. Ce qui frappe, ce n’est pas tant la qualité de ce que nous réalisons que l’absolue liberté qui nous guide dans ce que nous faisons. Comme c’est un comportement qui n’est pas très courant, cela impressionne beaucoup, mais je ne fais aucunement la critique de l’édition ou des autres éditeurs. J’achète tous les jours des livres d’autres éditeurs, pour ma curiosité et mon intérêt personnels. 

A. G. – Est-ce qu’on pourrait en profiter pour essayer de définir votre ligne éditoriale ? 

G. B. – C’est très complexe, c’est une vision et une interprétation du monde. Je crois qu’il y a des choses qui doivent se dire, que l’on n’entend pas, il y a des choses qui devraient exister et qui se font rares. Mais en me demandant de définir une ligne éditoriale, et je pense que j’en suis incapable, je crains de m’enfermer aussitôt. Je ne serais donc pas bon dans l’exercice. Nous faisons des choses qui pour moi, quand on les voit de l’extérieur, se relient entre elles de manière tout à fait naturelle. Vous avez utilisé le terme « fort » tout à l’heure. Je crois comprendre que vous percevez l’alliage et la cohérence entre les divers domaines dans lesquels nous intervenons. Aucun titre de notre catalogue, qui en compte désormais huit cents, ne se sent véritablement étranger à un autre titre qui est là. Je crois que c’est cela qui est « fort ».

A. G. – Vous me parlez de liberté, vous m’avez parlé de poésie, je ne peux pas m’empêcher de faire le lien entre les deux, surtout à propos d’Allia qui est une maison très littéraire, avec la volonté marquée de mettre en avant des premiers romans, des audacieux, des novateurs – je pense notamment à L’Été des charognes de Simon Johannin. Ce serait aussi votre signature ? 

G. B. – Si vous voulez. L’audace, c’est de publier L’Été des charognes, c’est une claque à la lecture, c’est une claque pour le public, et c’est surtout nous passer de la facilité de faire comme les autres. Il y a beaucoup de choses qui se ressemblent, et après L’Été des charognes, on a vu une multiplication de tentatives littéraires et de romans – qui étaient en gestation déjà, je ne dis pas qu’il s’agissait de copies conformes – et certains ont pensé que c’était un genre bankable qu’il fallait développer. Demain, ce sera la littérature albanaise ou je ne sais quel mouvement de sciences inhumaines… Quel que soit le domaine dans lequel Allia intervient, nous essayons de créer quelque chose qui soit inédit. Lorsque nous nous sommes tournés vers le domaine de la musique, cela ne se trouvait pas trop en France et nous avons réussi à publier tous les grands noms de la critique anglo-saxonne. Depuis, ça a fait des petits et des collections se sont créées dans plusieurs maisons d’édition, c’est une très bonne chose. À ce moment-là, nous faisons un pas de côté. C’est pourquoi je vous dis que nous ne sommes pas en concurrence. Je pourrais tout à fait faire ce travail dans une maison traditionnelle où je devrais publier quinze ou vingt livres par an, où j’aurais un salaire pour ça, mais ça ne m’intéresse pas. Notre premier livre dans le domaine de la musique, Lipstick Traces de Greil Marcus, a marqué les esprits. Quelque chose s’est passé, ça a mis le feu là où il n’y avait rien. Quand je publie Simon Johannin, c’est pareil. Voilà ce qui m’intéresse : trouver des choses qui répondent à un besoin que l’on ressent plus ou moins confusément, donner des cartouches pour l’alimenter et pour y mettre un peu d’ordre. C’est une façon de participer à la grande confusion publique. 

A. G. – On pourrait penser qu’économiquement, ça peut être très audacieux de miser sur chaque bouquin en ne répondant pas à ce qui est attendu mais en provoquant la demande. Surtout sur des petits livres qui ne sont pas vendus très chers…

G. B. – Si je vous comprends bien, vous me demandez comment on fait pour parier sa chemise à chaque livre et ne pas la perdre ?

A. G. – C’est ça !

G. B. – Bon, vous me voyez à travers un écran et je ne donne pas l’impression d’un homme qui est à la rue, ça veut donc dire que c’est possible. Cela signifie que l’on se monte la tête, qu’on s’invente des histoires, et que le discours ambiant d’intoxication qui paralyse tous les esprits qui souhaiteraient faire quelque chose fonctionne. Mais si vous tournez le dos à ce discours, vous voyez que beaucoup de choses sont possibles. Je ne dis pas que c’est facile, je ne dis pas que tout le monde peut le faire, mais c’est faisable puisque nous le faisons, et cela depuis presque quarante ans. 

A. G. – La maison a été créée en 1982, votre rythme de publication était peut-être un peu plus lent au début et s’est accéléré sur les dernières années ? 

G. B. – Ce serait un peu réécrire une histoire qui s’est faite au quotidien. Dans les dix premières années, ça ne marchait pas du tout, je me demandais quelle était cette vanité à vouloir poursuivre. En fait, je ne m’étais pas suffisamment investi. Au bout de dix ans, je me suis donné la peine de plonger complètement et de faire en sorte que les éditions Allia existent. On a commencé à un rythme de dix livres par an, puis on est passé à une quinzaine. Nous nous situons maintenant autour de trente livres par an. La règle de base, à mes yeux, est qu’il faut absolument faire à travers sa propre idée et sa propre sensibilité. C’est ce qui manque le plus : des voix qui s’élèvent, des auteurs, des contenus, des analyses qui se distinguent. Je m’enorgueillis de publier des gens qui ont trouvé une écoute et un lectorat avec des projets qui, sur le papier, n’étaient pas faisables. Si vous parvenez à les faire exister, ça décuple leur image parce que tout le monde pensait que c’était impossible. Si, c’est possible d’être indépendant. Quoique l’indépendance ne veuille rien dire, car on peut l’être et publier de la daube. Mais si l’indépendance est liée à une indépendance d’esprit, à une indépendance politique, littéraire, à l’abri des autorités culturelles, universitaires, alors faire avec d’autres gens en marge de toutes ces autorités et de tous ces milieux reconnus donne du sens au fait d’être indépendant. C’est en écho avec les livres. La façon dont on se comporte et dont on fait les choses est directement liée à l’esprit, au spirit, qui est contenu dans nos divers ouvrages. Je ne suis que la résultante de tout ça, un homme qui sort de l’esprit des livres qu’il fait, qui recolle les morceaux et rentre chez lui après. Et revient le lendemain. 

A. G. – Vous me parlez spirit, mais il y a un mot qui ressort, c’est « politique »

G. B. – Fondamentalement. 

A. G. – C’est aussi le rôle de l’éditeur ? Au-delà de donner au public ce qu’il n’attend pas ? 

G. B. – D’abord, le public ça se gifle. Cela ne m’intéresse pas d’être là et de faire des études de marché pour savoir ce dont le public a besoin. En revanche, si je pense qu’une chose lui serait utile, alors je l’impose et comme on ne s’y attend pas, cela correspond à une gifle que l’on donne. Fondamentalement, dès qu’un public s’habitue, il faut le bousculer. Je vous donne un exemple : en 1992, j’ai publié les Pensées de Leopardi qui étaient très peu connues en France, et on en a beaucoup parlé, le livre s’est très bien vendu, on l’a réimprimé très vite, ce dont nous n’étions pas du tout coutumiers. Des esprits bienveillants m’ont dit « c’est bien » – quand ça commence ainsi c’est généralement mauvais signe -, « tu as trouvé ta voie » – vous imaginez le drame -, « tu devrais te spécialiser dans la publication des classiques italiens ». Alors, juste derrière, je sors un livre de Francis Picabia, un grand dadaïste, qui s’appelle Jésus-Christ Rastaquouère, parce que d’une part je m’étais senti enfermé dans quelque chose, et de l’autre, en publiant Picabia, je n’avais pas du tout l’impression de trahir ce que j’avais fait précédemment. C’était une provocation d’intervenir dans un tout autre champ mais il y avait aussi une cohérence. Quand on a une démarche, finalement on n’en a pas, puisque par essence on se cherche et, ce qui est excitant, c’est qu’on ne se trouve jamais. C’est donc une recherche et un travail perpétuels. Pour définir ce que je fais, ou ce que j’essaye de faire, je peux à la limite définir le passé de ce que j’ai fait… Les aléas quotidiens, votre vie, vos humeurs, sont des choses déterminantes. Vos rencontres, les gens qui influent sur vous, les événements que vous traversez dans votre vie intérieure et dans la société, tout cela participe à votre devenir et au devenir éditorial, aux livres que nous inventons. Peut-être qu’à travers certains livres, on peut exister autrement, peut-être qu’il y a autre chose qui se passe. En tout cas, ce ne sont pas des réponses mais des éléments qui participent à ce qu’on se construise, chacun de notre côté, des réponses. 

A. G. – Est-ce que ça suivrait l’idée que, tout comme on dit que l’écrivain écrit le livre qu’il aurait aimé lire, l’éditeur publie le livre qu’il aurait aimé trouver en librairie ? Si vous suivez votre air du temps, comment est-il ?

G. B. – Catastrophique. C’est ça qui donne envie de faire des choses, car si tout allait bien… j’aurais autre chose à faire. 

A. G. – Qu’est-ce qui vous inquiète ? 

G. B. – Tout, dans tous les domaines. Je les vois, tous, impatients d’être sur la liste des prix littéraires, ils veulent tous en être, passer dans les émissions de radio ou de télévision, tous être reconnus, même les plus voyous d’entre eux, c’est cela qui est terrible. Ensuite, ils ne sont plus voyous, mais ils gardent la pose. Il y a un côté mauvais garçon qui transpire un peu de notre activité, de nos publications, et certains s’y retrouvent à un moment puis plus par la suite. Au début ils sont attirés par un côté un peu punk de notre catalogue, par notre façon d’être. Et puis le temps passe, on vieillit, et ils ressentent comme un besoin de respectabilité qu’on ne peut pas leur offrir. Il y a des chemins qui se séparent. C’est pour cette raison que je dis que nous avons une politique éditoriale mais pas de politique d’auteurs. Nous ne chérissons pas un auteur qui va écrire un, cinq ou quarante livres tout au long de sa vie et que nous publierons tous. C’est chaque fois une remise en question. 

A. G. – Vous avez tout de même des auteurs que vous aimez suivre ? 

G. B. – Nous avons des auteurs qui sont très fidèles. Nous avons publié tous les livres de Michel Bounan qui est décédé désormais.  Nous avons publié une quinzaine d’ouvrages du philosophe et sinologue Jean François Billeter depuis notre rencontre. Il y a également Éric Chauvier qui est anthropologue de formation. Je ne les connaissais pas, ils sont arrivés au courrier et c’est ainsi que nous avons constitué un catalogue d’auteurs contemporains. D’autre part, nous publions des textes dans le domaine philosophique, historique, des textes qui nous paraissent importants et qui ont du sens aujourd’hui, c’est-à-dire qu’ils ont une certaine contemporanéité même si ce sont des textes du passé. Mais pour les auteurs contemporains, nous n’allons pas les chercher dans une autre maison d’édition, je trouverais ça un peu déplacé, voire même vulgaire. On se croirait au marché aux bestiaux, pour être poli.

A. G. – Mais a contrario, vous ne leur en voulez pas quand ils changent de maison ? 

G. B. – Ça dépend, parfois cela créé aussi des contrariétés. Des liens se créent, on n’est pas fait en bois, on a tout de même une sensibilité. 

A. G. – On évoquait votre catalogue étranger aussi. Comment tombe-t-on sur des textes rares ou qui n’avaient jamais été traduits, ou qui peuvent être anciens, ce que vous vous autorisez sans complexe aucun ? 

G. B. – On tombe dessus parce qu’on fouille, parce qu’on cherche, parce qu’on rencontre des gens, parce qu’on est curieux et que c’est une quête et un questionnement permanents.

A. G. – La curiosité, c’est ce qui pourrait vous définir ? 

G. B. – Oui, si vous voulez, moi je veux bien être mis dans une boite. Ce n’est pas qu’il est difficile de répondre à vos questions mais, selon moi, cela relève un peu de la vanité. Je peux vous dire que je suis très intelligent, que j’ai eu une idée excellente que personne n’avait eue, que j’ai su la dégotter car je suis plus malin que les autres, mais ça n’a pas de sens, ça serait grossier. Il ne s’agit pas de secrets. On donne beaucoup en faisant des livres et, à travers ces livres, nous donnons beaucoup à voir de nous.

A. G. – Ah mais je ne vais pas cacher que je vous porte une certaine admiration pour autant ! Vous allez fêter les quarante ans d’Allia – qui a donc à peu près mon âge – et je trouve ça épatant qu’après quarante ans, on arrive encore à être étonné, qu’un littéraire qui a lu beaucoup et a une aussi grande culture que la vôtre puisse encore s’enthousiasmer devant un texte comme celui de Simon qui n’avait jamais publié…

G. B. – Ce que vous me demandez, c’est comment un vieux schnock de plus de soixante-dix ans peut être sensible au roman d’un jeune homme de vingt-trois ans qui n’a encore jamais publié, c’est ça ? Eh bien ! C’est ainsi et je suis comme ça, si vous trouvez que c’est admirable, merci beaucoup ! Je trouve ça super que vous ayez l’âge de ma maison car cela signifie que votre formation intellectuelle est passée par un certain nombre de livres que j’ai publiés, et évidemment je suis très content et très excité d’entendre ça, et plus je l’entends, plus ça me fait du bien, ça me donne la pêche, ça évacue les malheurs et les maladies. Les échos positifs qui nous parviennent sur le travail que nous faisons me donnent envie de faire encore plus de choses. Il y a des lecteurs encore plus jeunes que vous qui, à l’âge de quatorze ou quinze ans, ont commencé à lire nos livres. Certains nous envoient des manuscrits en nous écrivant que nos livres ont joué un rôle dans leur devenir. C’est très bien, cela veut dire qu’on ne s’est pas fatigués en vain. C’est du bidon cette histoire de générations, et je viens de vous en donner la preuve. Que l’auteur ait vingt ans ou trente ans, comme Clément Bondu dont nous allons publier en août le premier roman, Les Étrangers, pour moi c’est banal. 

A. G. – Est-ce que le choix d’un format de poche partait de la volonté de faire des livres pas chers, pour démocratiser l’accès à la littérature ? 

G. B. – Ils ne sont pas chers parce que nous faisons des livres pour les pauvres. Je ne voudrais pas être démagogue et je n’aime pas trop ces histoires de démocratiser la culture, je suis beaucoup plus terre-à-terre : quand j’ai regardé autour de moi, je me suis aperçu que dix euros était une somme qui comptait dans la poche des jeunes gens, que c’était beaucoup. À ce moment-là, j’ai pensé qu’il fallait trouver une solution et faire des livres pas chers pour qu’ils soient accessibles, c’est tout. Et si nous ne les faisons pas chers, comment se fait-il que les autres les fassent si chers ? Comment se fait-il qu’ils vendent des romans à dix-huit ou vingt euros, pourquoi gonflent-ils les caractères au maximum ? 

A. G. – Il y a en tous les cas une volonté de transmettre… Une source Wikipédia vous associe beaucoup à la révolution, mais la révolution passera-t-elle par la littérature ? 

G. B. – J’assume complètement mais je vous promets que je n’ai pas écrit une virgule dans ma fiche Wikipédia ! C’est une question de rupture. Regardez par votre fenêtre, vous trouvez qu’il y a beaucoup de choses à sauver ? Moi je ne trouve pas. 

A. G. – Je trouve quand même la nouvelle génération plutôt intéressante…

G. B. – Je ne sais pas si cette nouvelle génération est plus ou moins intéressante que la précédente, le concept même de génération m’est complètement étranger. J’arrive à parler avec des gens sans me poser la question de leur âge, et s’il y a un échange alors on peut faire quelque chose. Rien de ce qui est humain ne m’est étranger, donc si j’entends un propos qui m’intéresse, subversif ou conservateur, je tends l’oreille. Il n’y a pas de règles, ni de compartimentage envisageable. Aucune règle ou aucune boite ne me convient sur la durée, alors je vais faire quelque chose et vous allez me dire que c’est révolutionnaire, et vous aurez complètement raison. Et je vais faire autre chose, et vous allez me dire que je suis complètement conservateur, à la manière de Flaubert qui disait que les conservateurs ne conservent plus rien. Alors si les conservateurs ne conservent plus rien, la langue par exemple, qui est le fondement même de notre activité, peut-être que c’est aux révolutionnaires de prendre en charge ce travail pour la conserver. Dans ce cas-là, qu’est-ce que je fais ? Je publie la Grammaire de Port-Royal. J’aime ce mélange, ce micmac complet de tout qui est le fondement même de l’être humain. Ces contradictions vers lesquelles nous tendons malgré nous se reflètent dans tout ce que nous publions. On s’invente à la « va comme je te pousse ».

A. G. – Je vous sens sinon inquiet, du moins désespéré, et je me dis que publier des livres qui n’avaient pas eu d’écho, ou qu’on pourrait considérer comme pointus, est aussi une tentative de sauver un monde et une intelligence qui ont pu être les nôtres.

G. B. – Pourquoi serait-ce désespéré ? Pour moi le désespoir conduit à la paralysie. En revanche, être lucide et voir les choses telles qu’elles sont, même si elles sont catastrophiques, ce n’est pas un problème, cela ne me désespère pas et ça me donne envie de vivre. Si j’étais désespéré, je pense que je ne ferais rien.

A. G. – Et là vous avez toujours envie de faire des choses…

G. B. – Vous me voyez bien en face de vous, je n’ai pas l’impression d’avoir l’air endormi !

A. G. – Ça m’intéresse beaucoup cette histoire de fonds qui se construit, qu’aucun livre ne trahit aucun livre.

G. B. – Quand j’ai commencé, il se disait que l’époque avait changé et qu’il n’y avait plus de place pour un éditeur traditionnel qui constitue un catalogue. Je n’ai pas tenu compte de leur avis. Sans tenir de discours, j’ai fait un livre, puis dix, puis cent, et on s’est rendu compte que mes livres se répondaient, qu’il y avait une grande cohérence. Cette cohérence n’était pas préétablie dès le départ. On décide de faire quelque chose, puis on s’aperçoit que c’est en lien avec autre chose qu’on avait fait précédemment. Évidemment, l’inconscient travaille mais il ne s’agit pas d’une stratégie. Pourtant, il y a bien quelque chose qui se passe, qui prend, et ceux qui comme vous sont extérieurs le voient mieux que nous, parce que nous sommes dedans et que, comme le veut le dicton, tout ce qui nous est familier nous est étranger. 

A. G. – Mais nous sommes tous un peu pareils, nous nourrissons tous nos propres obsessions tout au long de notre vie. Si je vous demande les vôtres…

G. B. – C’est de ne pas être enfermé dans mes propres obsessions, c’est-à-dire échapper à la folie. À partir du moment où vous malaxez ce matériau et produisez des choses qui traitent de ces questions-là, comme par exemple le Problème XXX d’Aristote qui est à notre catalogue, vous évacuez ce qui peut vous rendre fou, c’est-à-dire impuissant et désespéré. 

A. G. – C’est l’effet que vous a fait la littérature dès votre plus jeune âge ?

G. B. – Oui, sans doute qu’au plus profond du désespoir, les livres aident ceux qui savent les lire. 

A. G. – Il n’y a pas un moment où on a envie de les écrire soi-même, les livres ? 

G. B. – J’écris quelques poésies de temps en temps. J’ai fait quelques livres d’entretiens autour des mouvements lettristes et situationnistes, j’ai établi des éditions, mais je ne suis pas écrivain. 

A. B. – Pas de fictions ?

G. B. – Pas de fictions. Écrire demande un tempérament beaucoup plus contemplatif que le mien, il faut se mettre en retrait, et par essence tout ce que je fais ici depuis de nombreuses années, ou à côté dans mes diverses activités, se situe davantage dans l’action. Je recycle certaines choses, je les dilue dans une création qui ne dit pas son nom et qui se manifeste autrement, par exemple à travers Allia qui est aussi un travail de création. Lorsque je refuse un livre, ce n’est pas obligatoirement parce qu’il n’est pas bon, j’ai déjà refusé de bons livres qui ont généralement trouvé leur place ailleurs. C’est parce qu’il ne s’accorde pas avec l’ensemble de ce que je fais. C’est très injuste mais je ne suis pas là pour publier de bons livres. Je suis là pour publier des livres qui entrent dans un état d’esprit général, qui correspondent au climat qui se dégage de tous les livres que nous publions. C’est très vaste, mais cela a aussi ses limites, et je ne les ai pas encore atteintes. Je suis donc obligé de continuer. 

A. G. – Comme je sens que vous n’avez pas vraiment envie de parler de vous, est-ce que je peux vous demander qui travaille avec vous ? 

G. B. – Actuellement, il y a Danielle Orhan qui travaille dans la maison depuis presque treize ans et préside à la destinée de tout ce qui se fait ici. Elle s’occupe de la direction artistique, du graphisme, mais joue aussi un rôle éditorial, par exemple avec Deep Blues de Robert Palmer qui est paru en novembre 2020 et qui a été un grand succès, ou avec Sur les camps de déportées, un livre étonnant d’Yvonne Oddon, une femme qui est à l’origine du mot résistance et qui a témoigné au Muséum national d’Histoire naturelle. Il y a aussi un garçon qui est là depuis moins longtemps, Benoit Bidoret, qui s’occupe des relations avec l’extérieur, de la presse, d’une partie des contrats et qui fait dix mille choses en même temps. Comme nous ne sommes pas nombreux à travailler ici, tout le monde doit savoir tout faire, être très polyvalent, il faut aimer ça car il y a beaucoup de contraintes, comme toujours dans le monde du travail avec ses injonctions contradictoires. Pour travailler ici, il faut de toute façon ne pas être tout à fait normal, car ils savent bien que ce qui se fait ici compte, mais qu’en même temps c’est complètement à côté de la plaque, on arrive toujours avec des projets à coucher dehors. C’est bien pour cela que nous ne sommes pas du tout inquiets, surtout dans un milieu où chacun regarde qui fait quoi, où tout le monde a peur et cherche à se protéger. Ici, nous savons qu’entre le moment où arrive un projet et celui où il sort, il peut s’écouler six à neuf mois, quand ce n’est pas trois ans. Il faut avoir une longueur d’avance pour pouvoir se permettre de faire ça. Quand nous avons fait L’Été des charognes, nous avons travaillé dans un temps humain, avec l’auteur, avant que le livre existe et qu’il puisse être présenté au public. 

A. G. – Je suis en plein dans votre notion de liberté, mais en étant très pragmatique il y a aussi la question de la diffusion. Est-ce que ça a pu être une étape délicate dans la construction de la maison ? 

G. B. – Je ne connaissais rien à la distribution, je ne savais même pas que cela existait. Quand je l’ai compris, je suis allé voir comment cela fonctionnait. À ce moment, je me suis dissocié de manière schizophrénique, j’ai appris la langue et la logique de la distribution. La grande erreur que font les éditeurs, c’est qu’ils emploient avec leur distributeur un langage d’éditeur.  Il y a incompréhension : l’un dit qu’il a publié un super livre et qu’il ne comprend pas pourquoi le distributeur n’arrive pas à le mettre en place, ce à quoi le distributeur répond que les gens n’en veulent pas malgré les arguments qui ont été donnés. Et puis quelque chose de très intéressant s’est passé avec les libraires. Ils ont compris dès nos balbutiements qu’il se passait quelque chose chez nous. Progressivement, ils nous ont mis en avant, poussé sur les tables, ils ont joué un rôle déterminant. En guise d’exemple, je vais vous raconter une petite histoire privée. J’ai un copain libraire à Bruxelles qui doit avoir une cinquantaine d’années et qui, beaucoup plus jeune, à vingt ans, travaillait dans une librairie à Metz. Dès les premiers livres, il avait senti que quelque chose était en train de se faire, il lisait nos livres, les mettait en avant, en parlait aux clients. Cela signifie que quand vous faites des choses sans moyens ni audience, que vous n’êtes pas reconnu, il y a quand même à Metz ou ailleurs quelqu’un qui vous suit et vous comprend. Il faut suivre son idée, fondamentalement. J’ai publié un livre de Ralph Waldo Emerson dont le titre dit exactement cela : Compter sur soi. C’est cela qui manque le plus, s’affirmer, avoir confiance en soi avec ce qu’on a, même si ce n’est pas beaucoup. L’être humain s’empêche lui-même de faire ce qu’il veut faire, beaucoup plus que tous les problèmes qu’il rencontre. 

A. G. – Mais la liberté est aussi un choix qui se paye…

G. B. – Ça c’est certain, et pas avec de l’argent. Il faut savoir ce que l’on veut, on peut aussi ne pas démissionner complètement… Au pire, qu’est-ce qui arrive ? On se prend un mur, la bosse passe et on recommence. 


  • Intervieweur(s) : Amandine Glévarec
  • Date de l'entrevue : 2021
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