Entrevue avec Michel Chandeigne

L’entrevue suivante a été réalisée par Amandine Glévarec et est également disponible sur son blogue http://kroniques.com.

Amandine Glévarec  On va commencer par évoquer votre parcours. Je crois savoir que vous êtes typographe avant tout ?

Michel Chandeigne ─Oui, j’ai fait de la typographie, en amateur, entre 18 et 25 ans. J’ai été formé par un typographe parisien, et c’est devenu en quelque sorte un hobby. J’avais installé un petit atelier dans la maison de campagne de mes parents, en Bourgogne, j’ai commencé comme cela. Et puis, avant mon départ au Portugal, ce hobby a donné naissance à un livre.

A. G. ─ Que vous aviez composé ?

M. C.─ Oui, je l’avais composé, et imprimé.

A. G. ─ S’agissait-il d’une commande d’un éditeur ?

M. C. ─ Non, pas du tout. C’était un recueil de poésie, écrit par un ami.

A. G. Vous aviez donc une presse ?

M. C. ─ Effectivement, j’avais acheté tout le matériel pour pouvoir faire des petits livres. Mais je faisais ça comme d’autres jouent au tennis, sans autre prétention.

David Ferrière ─ Vous étiez littéraire, quand vous étiez jeune ?

M. C. ─ Pas spécialement. J’aimais lire, mais, à l’origine, j’ai voulu être agronome et, comme j’avais raté mes études préparatoires, je me suis retrouvé en Fac de Sciences. Mon seul diplôme, c’est une maîtrise de sciences naturelles.

A. G.─ La typographie, c’était donc un passe-temps ?

M.C. ─ J’ai toujours aimé lire, faire plein de choses différentes, par ailleurs. Je ne suis pas monomaniaque.

D. F. ─ Ce premier métier vous a conduit à un poste d’enseignant ?

M. C. ─ Oui. Je précise que je dois mon séjour au Portugal à René Dumont, qui m’a inspiré ma vocation d’agronome, et à Alain Juppé. En Terminale, je ne savais pas trop où aller, alors j’ai fait Math Sup bio, j’ai échoué, et je me suis inscrit en Fac de Sciences. J’ai achevé un parcours en biologie, parce que ça m’intéressait. Grâce à cette maîtrise, j’avais droit à ce qu’on appelait alors la coopération militaire, la VSNA (Volontaire au Service National Actif). On était nommés deux ans à l’étranger, très souvent comme enseignants, on pouvait être affectés dans le monde entier, en Afrique, par exemple. Il y avait quelques postes en Europe…

A. G. ─ C’est une création d’Alain Juppé, justement ?

M. C. ─ Non, il n’intervient pas tout de suite. À l’époque, je passais mon temps à Prague ou à Cracovie, j’aimais beaucoup les pays de l’Est.

A. G. ─ À ce moment-là, vous êtes tout jeune, vous avez une vingtaine d’années ?

M. C. ─ Oui, c’était de mon vivant !… Je voulais aller à Prague et je savais qu’il y avait un poste de professeur de sciences naturelles à pourvoir au Lycée français, je m’étais renseigné. Je me suis rendu au ministère de la Coopération, où j’ai rencontré la secrétaire qui s’occupait des affectations. Je lui ai parlé de mon envie de faire mon service à Prague. Elle m’a téléphoné, quelque temps plus tard, pour me dire que c’était effectivement une option, mais que j’avais aussi la possibilité d’aller à Barcelone ou à Londres, et m’a laissé le temps de réfléchir. J’y ai pensé dans la nuit. Barcelone, ce n’était pas mal, ce n’était pas loin de mes presses, pas loin des Pyrénées, où j’adorais marcher… Je me suis donc décidé. Elle m’a rappelé deux semaines avant l’échéance pour m’annoncer que ça coinçait pour Barcelone et que j’avais le choix entre Lisbonne et Berlin. J’ai opté pour Lisbonne pour les mêmes raisons. Je suis quand même allé voir sur une carte où la ville se situait précisément. Le Portugal, je n’en avais jamais entendu parler, ou alors, vite fait…

Et Alain Juppé ? En 1984, je me rends à Barcelone avec le groupe de théâtre du Lycée français, fondé par Philippe Friedman. Dans ce groupe, il y avait des gens de talent, comme Inês et Maria de Medeiros, du beau linge. Il y avait aussi Anne Lima, la directrice, et son futur mari, João Viegas, également avocat, qui est devenu par la suite un de nos traducteurs. Ce poste de professeur de sciences naturelles, qui devait m’échoir, j’apprends que c’est une jeune femme qui l’aurait obtenu parce qu’elle était pistonnée par Juppé, ou quelqu’un de son équipe. Je me plais à penser que c’est vrai. En résumé, si j’ai fait des sciences naturelles, c’est à cause de René Dumont et, si j’ai atterri à Lisbonne, c’est grâce à Alain Juppé !

D. F. ─ Vous arrivez à Lisbonne en 1974 ?

M. C. ─ Non, je ne suis pas si vieux, quand même… On est en 1982. Je ne savais même pas s’il y avait une langue portugaise, distincte de l’espagnol. Quand j’ai débarqué à Lisbonne, ç’a été le choc. C’était fort, cette vieille ville populaire, magnifique… Inoubliable. 

A. G. ─ Vous parliez un peu la langue ?

M. C.─ Absolument pas. Pour apprendre la langue, je me suis mis à traduire des textes courts, d’abord, ce que je faisais déjà un peu à Paris. Des textes d’Eugénio de Andrade, par exemple…

A. G. ─ Vous êtes très autodidacte, dans la démarche…

M. C. ─ C’est vrai. Et puis, je baragouinais un peu. La première année, je suis rentré en France et j’ai imprimé, sur mes presses, mes traductions d’Eugénio de Andrade. Ce livre a atterri dans les mains de Robert Bréchon, qui dirigeait l’édition de Pessoa et qui m’a fait appeler, plus tard, en 1985, pour faire partie de l’équipe. Entre-temps, j’ai passé deux ans extraordinaires à Lisbonne. En traduisant Pessoa, dès 1984, je me suis aperçu que l’histoire des Grandes Découvertes était un domaine complètement inconnu et passionnant. Comme je ne connaissais pas, j’ai lu des livres. Quand je suis revenu en France, en 1984, à la fin de mon service, j’ai d’abord travaillé pour d’autres maisons d’édition, comme Séguierou Autrement.

A. G. ─ En tant que traducteur, apporteur de textes ?

M. C. ─ Non, plutôt en tant qu’apporteur d’idées. J’ai fait le premier grand livre contemporain sur Lisbonne, puis un livre sur les Découvertes, un autre sur Goa, et, dans le même temps, j’ai créé la Librairie Portugaise. En réalité, je cherchais surtout des locaux pour installer mes presses, je voulais être éditeur. Par chance, on m’a proposé une petite librairie, rue Tournefort, à Paris. J’ai vu que je pouvais mettre mes presses dans les 4,5 m² de l’arrière-boutique, ce que j’ai fait après en avoir vendu la moitié.

A. G. ─ Quitte à avoir un fonds, autant essayer de vendre, non ?

M.C. ─ En fait, pendant quelques années, j’étais typographe le matin et je tenais la librairie l’après-midi. La librairie a été fondée en 1986. Par la suite, j’ai lancé, avec Anne Lima, la maison d’édition.

A. G. ─ Retourniez-vous régulièrement au Portugal ?

M. C. ─ Oui, tout ça servait aussi de prétexte pour retourner à Lisbonne, élaborer des projets, notamment avec la Commission des Découvertes, qui venait de se créer. C’est comme ça qu’a été financé le livre d’Autrement, très important, paru en 1992. J’avais entre les mains une telle quantité de textes que je suis allé voir plusieurs maisons d’édition pour leur proposer mes collections. Elles m’ont toutes recalé et j’ai décidé, en 1992, avec une ancienne élève, de monter ma propre maison.

A. G. ─ Une ancienne élève d’où ?

M. C. ─ Du Lycée français de Lisbonne, où j’ai donc enseigné pendant 2 ans.

D. F. ─ Pessoa, c’est Christian Bourgois qui vous le demande, à l’époque ?

M. C. ─ Oui, par l’intermédiaire de Robert Bréchon.

D. F. ─ C’est lui votre figure d’inspiration en tant qu’éditeur ?

M. C. ─ Pas du tout. Je faisais toujours de la typographie, l’idée était de créer une maison qui appliquerait scrupuleusement dans ses ouvrages les règles traditionnelles de typo. En 1992, je me souviens qu’on a composé nos premiers livres sur un petit Mac. Il y avait des disquettes, c’était nouveau, hallucinant. Anne et moi nous sommes rendus compte qu’on pouvait tout faire nous-mêmes et utiliser ce qu’on aimait de la typo.

D. F. ─ René Dumont, vous l’aviez lu, rencontré ?

M. C. ─ Les deux. Je l’avais croisé dans des débats, il possédait un charisme extraordinaire. Je trouvais cet homme étonnant. J’avais lu ses livres, magnifiques, j’étais converti, j’avais envie de sauver l’Afrique, le monde entier, j’étais bourré d’idées généreuses.

A. G. ─ Qui vous sont restées ?

M. C. ─ Non ! (rires) Cela étant, le changement climatique, la surpopulation, tout ce qui en découle, la crise énergétique, sociale, climatique, est restée mon obsession, c’est le sujet sur lequel je travaille en parallèle actuellement. Je garde cette pensée écologique, humaniste, car je vois qu’on fonce droit dans le mur. Quand je suis né, on était 2, 7 milliards sur la terre, on sera bientôt 8 milliards, c’est intenable. J’ai toujours conservé cette sensibilité écologiste, c’est le sujet numéro un qui devrait nous mobiliser.

A. G. ─ Vous accumulez aussi des connaissances que vous essayez de mettre en pratique ?

M. C. ─ Quand j’ai fait Le Voyage de Magellan, mes connaissances en sciences naturelles m’ont énormément servi. J’ai ainsi pu identifier toutes les plantes, les animaux dont il était question. Tout peut servir.

A. G. ─ On va rembobiner un peu : quand vous avez imprimé ce premier livre, celui de votre ami, vous aviez déjà la volonté de le diffuser ? Vous étiez allés voir des libraires ?

M. C. ─ À ce moment-là, non. Mon ami l’a donné à son prof de philosophie, François Fédier qui exerçait dans le lycée ou j’enseignais, et qui était passionnant surtout par toutes ses digressions. Il nous parlait régulièrement d’un livre, d’un film, que tout le monde allait voir ensuite. Il était parfois accusé d’être une sorte de heideggerien pur et dur, mais il faisait en réalité preuve d’une immense ouverture. Il évoquait Dominique Fourcade, l’art de Matisse, la peinture contemporaine, Edgard Varèse, Robert Antelme, auteur de L’Espèce humaine, René Char, Trakl. C’est lui qui m’a ouvert à l’art contemporain. Fédier m’a fait connaître Beaufret, son mentor, lequel m’a donné sa traduction inédite du Poème de Parménide, que j’ai alors imprimé en grec et en français, avec des caractères que j’avais récupérés à l’imprimerie Protat à Mâcon.

D. F. ─ Il n’y avait pas d’éditions Chandeigne, à l’époque ?

M. C. ─ Ça s’appelait « Michel Chandeigne ».

A. G. ─ C’étaient des petits tirages, artisanaux ?

M. C. Le poème de Parménide, c’est 100 exemplaires, un grand format. Ce livre est tombé dans les mains de Raymond Gid, un grand affichiste, qui était membre du Prix Guy Lévis Mano, dont je fus lauréat de la deuxième édition en 1982, ce qui a contribué à me propulser, en quelque sorte. C’était juste avant mon départ au Portugal. Fédier m’a mis en cheville avec Dominique Fourcade, un poète français, qui m’a pris sous son aile, m’a aidé à acheter des caractères et m’a fait travailler. J’ai alors fait plusieurs livres en typo pour lui et il m’a fait rencontrer des peintres, avec lesquels j’ai collaboré par la suite, comme Buraglio, des libraires… J’étais présent en librairie, il a agi en réalité un peu comme un sponsor, m’a fait connaître Marcel Cohen, Bernard Colin, etc…

D. F. ─ Marcel Cohen, parlons-en, c’est un peu particulier. C’est une maison d’édition que beaucoup considèrent comme une maison lusophone et cet auteur n’a rien à voir avec cet univers-là. C’est un témoin de la Shoah, comment arrive-t-il dans le catalogue ?

M. C. ─ Dominique Fourcade m’avait abonné à la revue de Claude Royer-Journoud, l’In-plano, pour laquelle écrivaient Colin et Cohen. Je trouvais leurs textes étonnants, je les ai contactés. Dans le même temps, je m’étais également rapproché de Pascal Quignard pour faire un livre de typo. Durant la période 1982-1998, j’ai fait de la typo avec des auteurs contemporains français et, parfois, étrangers. Je le dois à François Fédier, qui m’avait organisé une rencontre avec René Char, rencontre qui fut quelque peu désastreuse, au demeurant ! Je suis allé chez lui, accompagné de mon amie de l’époque, qui était photographe ─ je devais avoir 24 ans ─, avec le poème LeParménide. Il nous a reçus mais, pendant 5 heures, il ne s’est occupé que de ma copine. Quand il s’adressait à moi, c’était pour me regarder de travers et quand, à la fin, il lui a offert un de ses livres, magnifique, orné par Matisse, numéroté, je me suis senti humilié. Je n’avais eu droit qu’à un bouquin Gallimard sur lequel il m’avait simplement écrit un petit mot. Je suis reparti mortifié, mais j’ai appris plus tard qu’il était comme cela avec presque tous ceux qui venaient avec leur compagne. À l’époque j’étais trop jeune ou niais pour avoir du répondant.

C’est grâce à François Fédier et Dominique Fourcade que j’ai pu m’épanouir comme typographe. À partir de là, la Librairie Portugaise et les Éditions ont pris une importance considérable, à tel point que je ne fais quasiment plus de typographie depuis 1998. Depuis, j’ai quand même réalisé une soixantaine de petits formats pour Fourcade, des objets, tirés à 300 exemplaires maximum. Mais je les compose sur ordinateur et je travaille sur des photocopieuses laser. Du côté portugais, il y a eu également des rencontres déterminantes. 

A. G. ─ Votre force, c’est peut-être aussi que votre projet s’est étoffé au fur et à mesure ?

M. C. ─ Oui, et j’ai eu la chance d’avoir autour de moi des gens plus âgés qui avaient envie de m’aider. À l’époque, je n’en avais pas réellement conscience. Aujourd’hui, si je vois un jeune arriver avec un beau projet, j’ai aussi envie de lui donner un coup de main, naturellement.

A. G. ─ On a parlé de la forme du texte, qu’en est-il du fond, de la recherche du texte, de l’aspect littéraire, justement ?

M. C. ─ J’ai publié des auteurs que j’ai aimés et choisis, comme Cohen, Fourcade, Quignard, et puis, parfois, des auteurs qui sont venus vers moi. Souvent, je n’ai pas su dire non parce que c’étaient des amis de Fourcade, ou d’autres. Je n’étais pas toujours convaincu par leurs livres, mais je les ai faits quand même, en essayant de leur donner une jolie forme. Je n’ai jamais été un éditeur au sens sélectif du terme, comme pouvaient l’être Paul Otchakovski-Laurence, Jérôme Lindon, ou Bourgois. Je ne me sens absolument pas comparable à ces grands éditeurs. J’ai toujours eu des goûts éclectiques, pas toujours sûrs, j’ai parfois traduit des auteurs parce que c’était facile et agréable à traduire, sans me soucier de la valeur de ce que je traduisais.

D. F. ─ Vous n’aviez pas de figures d’inspiration dans le monde de l’édition ?

M. C. ─ Si, Guy Lévis Mano. Des années 50 aux années 70, il a fait une maison typographique avec tous les grands noms de la littérature, cela se situait à une autre échelle, c’est vrai qu’il était une sorte de modèle pour moi.

D. F. ─ Il ne vous a pas formé, vous n’avez jamais travaillé à ses côtés ?

M. C. ─ Non, je l’ai croisé une fois. C’était un homme bourru, il m’avait plus ou moins envoyé promener. J’ai été formé par le typographe René Jeanne, un ouvrier modeste, précis, qui doit avoir plus de 90 ans aujourd’hui. En quelques séances, j’avais saisi l’essentiel et, rapidement, j’ai travaillé seul. C’est Raymond Gid qui m’a fait découvrir Hermann Zapf, un allemand, le génie de la création typographique mondiale du XXe siècle. C’est lui qui a inventé l’Optima. Je suis allé en Allemagne acheter de l’Optima en plomb, pour faire des livres avec Fourcade. Je travaille toujours avec des caractères créés par Zapf.

A. G. ─ Existe-t-il une chasse au trésor des plombs ?

M. C. ─ Oui. Au début, j’avais des Garamond très classiques et j’avais récupéré un vieux lot de caractères Elzévir, de Cochin. J’ai pu acheter des caractères modernes grâce à Fourcade, je les ai mis dans ma maison d’édition.

A. G. ─ Avez-vous créé une police à vous ?

M. C. ─ Non.

A. G. ─ N’est-ce pas, pourtant, le rêve de tout typographe ?

M. C. ─ C’est surtout un autre métier.

A. G. ─ On va maintenant en évoquer un autre, de métier, celui de la diffusion. Vous revenez à Paris, vous avez votre librairie, qui est un outil de diffusion, vos presses derrière…

M. C. ─ Oui, la boutique, au départ, je ne savais pas trop quoi en faire. Comme j’aimais Lisbonne, je me suis dit que j’allais faire une librairie sur Lisbonne. Un mois plus tard, elle s’était étendue au Portugal tout entier, puis, un an après, au monde lusophone. À l’époque, elle correspondait à un besoin, à un essor de la culture portugaise en France. Avant mon départ, en 1982, je suis allé en librairie pour acheter des livres sur le Portugal, il n’y en avait pas plus de dix : un Torga, un Pessoa, un Namora, un livre d’Histoire… Actuellement, vous avez le choix entre 400 titres, rien qu’en littérature, et presque autant en Histoire. Une librairie lusophone s’est implantée à Paris deux ans après moi, qui avait une réelle agressivité à mon égard, ce qui était très pénible, cela a duré 18 ans, mais, finalement, j’ai continué mon petit bonhomme de chemin et je suis le seul qui ait survécu.

A. G. ─ Vous vendiez aussi vos ouvrages ?

M. C. ─ Oui, bien sûr, c’était aussi notre force.

A. G. ─ C’est l’avantage de posséder son propre outil de diffusion. Vous sollicitiez également d’autres librairies pour présenter le travail des Éditions ?

M. C. ─ Oui, la typo était vendue dans 2 librairies en province et 8 à Paris, dont Le Divan, place Saint-Germain, une belle librairie animée entre autres par une femme, Renée Saint-Roman, qui côtoyait tous les écrivains. C’était le paradis des poètes, certains venaient même déposer subrepticement leurs plaquettes dans les bacs…

Ma librairie s’est bien développée de 1986 à 1992, malgré la concurrence, parce qu’il y avait à ce moment-là un engouement grandissant autour du Portugal. Ensuite, Anne Lima et moi avons créé la maison d’édition, dont Anne est la directrice depuis. Nous réalisons nous mêmes toute la composition et le graphisme de tous nos ouvrages.

A. G. ─ Pour la diffusion, la distribution, vous avez délégué ?

M. C. ─ Oui.

A. G. ─ Vous passiez par quelle maison ?

M. C. ─ En 1992, on travaillait avec une petite maison, Distique, qui s’est un peu effondrée, puis on est passé aux Belles Lettres, en 1998.

D. F. ─ Vous avez vécu l’incendie ?

M. C. ─ Tout à fait. Une partie de notre stock a brûlé, on en avait heureusement une bonne moitié entreposée ailleurs. Ce fut néanmoins un moment pénible. 

A. G. ─ Vous êtes toujours aux Belles lettres ?

M. C. ─ Non, il y eu le Seuil, puis Volumen, qui fait partie d’Interforum, actuellement.

A. G. ─ Combien de livres publiez-vous par an, pour quels tirages ?

M. C. ─ Entre 8 et 10, pour des tirages allant de 1000 à 3000, cela dépend des livres. Nous qui avons toujours édité de beaux livres en offset, parfois reliés, il nous arrive de faire, depuis un an environ, un peu comme tout le monde. Les progrès de l’impression numérique sont tels qu’on obtient aujourd’hui une qualité plus que convenable. On fait des tirages à 500, 1000 exemplaires. L’édition sur l’Angola, on l’a sortie à 1000 en numérique, alors qu’on l’aurait d’emblée tirée à 2000 exemplaires autrefois, mais le stock coûte extrêmement cher. Certains éditeurs ne travaillent plus qu’en numérique. Chez L’Harmattan, qui concentre environ 12000 titres, tout est sur fichiers, quand on leur commande un livre, il est prêt le jour même et livré deux jours après, il n’y a aucun stock. Bien joué. Chez les grands éditeurs, l’impression numérique semble devenir majoritaire pour les premiers romans, les essais, les rééditions.

A. G. ─ Et ça permet aussi de garder les droits ?

M. C. ─ En effet pour garder les droits, il suffit d’en imprimer 10, et dire que l’on continue à exploiter le titre… Le numérique, ça peut être très beau si le travail est soigné, mais c’est souvent bâclé, malheureusement. Anne et moi, nous y venons sans y venir… Pour l’instant nous nous concentrons sur une collection de semi-poche tout en couleur, avec un tirage de 2000 exemplaires minimum. On opte de plus en plus pour des éditions de haute qualité typographique et d’impression, pour les distinguer du tout-venant.

A. G. ─ Comment se passe la sélection des textes quand on en publie 8 à 10 par an ?

M. C. ─ Il arrive qu’on nous en propose mais, la plupart du temps, c’est Anne qui crée la commande. Personnellement, je travaille surtout sur la collection de voyages.

A. G. ─ Votre ligne éditoriale, aujourd’hui ?

M. C. ─ Nous sommes généralistes. Nous faisons des livres pour enfants, des livres d’art, de la littérature contemporaine, classique, des livres de voyages, d’Histoire…

A. G. ─ Toujours en lien avec le Portugal ?

M. C. ─ Avec le monde lusophone, presque toujours. Nous avons produit un livre pour enfants finlandais, on fait une petite entorse, de temps en temps… Mais c’est un peu plus large, en fait. Le monde lusophone, c’est le monde entier. C’est le Japon pendant un siècle, une présence en Afrique pendant six siècles et Asie pendant cinq, et puis le Brésil… Le Voyage des plantes et Les Grandes Découvertesen est la parfaite illustration. C’est un livre qui couvre le monde lusophone sur les cinq continents pendant plusieurs siècles.

D. F. ─ Quand vous commencez l’aventure éditoriale, le Portugal est-il perçu comme un pays littéraire ? On a l’impression que les grands auteurs actuels, ceux qui se vendent, émergent plutôt dans les années 90 ?

M. C. ─ C’est ça, 80, 90. Quand je suis arrivé, j’ai voulu travailler pour Autrement, sur Lisbonne, sur les Explorations. Avec notre maison d’édition, en 1992, Anne et moi voulions publier les sources sur les Grandes Découvertes. Nous avons bénéficié d’un contexte favorable : la Commission des Découvertes venait d’être créée et possédait de gros moyens, la Fondation Gulbenkian a aidé systématiquement les maisons d’édition jusqu’aux années 2000, et le CNL était très ouvert pour faire découvrir tout ce qui avait trait au Portugal. Certains éditeurs se sont plus consacrés à la littérature, nous, c’était plutôt l’Histoire, même si nous avons rapidement édité Les Maiad’Eça de Queiroz, que j’avais proposé un peu partout et que tout le monde avait refusé. Anne et moi avons alors décidé de le faire nous-mêmes.

A. G. ─ Vous avez publié certains livres chez Autrement, pourquoi pas chez vous ?

M. C. ─ À l’époque, la maison n’existait pas. De plus, c’était important de travailler avec Autrement parce que c’était l’assurance d’une diffusion importante, de l’ordre de 8000 tirages. Et puis, c’était intéressant pour moi, ça me permettait de retourner sans cesse à Lisbonne. J’y avais passé 2 ans et je m’y sentais comme chez moi, j’adorais traîner dans les rues, j’y avais mes habitudes, les gens du quartier me connaissaient mieux qu’à Paris.

A. G. ─ Vous y avez toujours un pied-à-terre ?

M. C. ─ Non mais, en général, je suis logé. Cela dit, j’y vais moins, maintenant, il y trop de touristes !

D. F. ─ Quand vous êtes à Lisbonne, dans ces années-là, vous connaissez déjà les écrivains portugais ?

M. C. ─ Un petit peu. Je connaissais surtout les poètes, j’ai rencontré Eugénio de Andrade, je l’ai traduit. Pour l’anecdote, j’avais sollicité des rendez-vous avec Eugénio de Andrade et Miguel Torga, ils m’ont répondu tous les deux, m’ont proposé de les voir le même jour, à la même heure, mais dans deux villes différentes… Et comme la lettre d’Eugénio était plus sympathique, j’ai laissé tomber Torga.

A. G. ─ Vous ne l’avez jamais rencontré après ?

M. C. ─ Non, jamais. Mais j’ai publié les Contes de la montagne. Après Andrade, j’ai traduit Pessoa pour les Éditions Bourgois, Sá-Carneiro pour les éditions de la DifférenceNuno Judice, Al Berto, António Ramos Rosa pour L’Escampette, une maison de Bordeaux animée par Sylviane Sambor et Claude Rouquet qui a fait beaucoup pour la littérature portugaise dans les années 80, 90. Il y avait à ce moment-là une dynamique, des subventions, des projets, de l’énergie… On publiait beaucoup de poésie. J’ai connu ces poètes, ce qui a abouti, en 2003, à l’Anthologie de la poésie portugaise contemporaine, parue chez Gallimard. J’avais fait publier Judice et Ramos Rosa chez eux, puis Herberto Helder, qui est la grande figure de la poésie portugaise de la seconde moitié du XXe siècle, et le directeur de la poésie, qui croulait sous les demandes des poètes portugais, m’avait commandé une anthologie. Comme je ne pouvais pas faire plaisir à tout le monde, j’avais sélectionné 34 poètes de la génération après Pessoa, nés après 1940 et dont certains étaient morts, pour intégrer cette anthologie. 

J’ai connu les poètes, les prosateurs, très peu. D’autres maisons s’en occupaient, comme Gallimard. À l’époque, on est une petite maison et, publier de la littérature, c’est trop périlleux pour nous, on n’a pratiquement aucune chance de diffuser et de faire connaître un auteur. On a préféré faire Eça de Queiroz, Pessoa, des auteurs anciens, ou Helder, ponctuellement, et un peu de poésie aussi, même si je préférais la donner à d’autres.

A. G. ─ Si on vous demandait des noms à découvrir en littérature, à part Pessoa ?

M. C. ─ Il y en a eu beaucoup : pour commencer António Lobo Antunes, José Saramago, Gonçalo M. Tavares,… À découvrir : Valério Romão. Mais, il faudrait aller surtout du côté du Mozambique avec Mia Couto, et aussi du Brésil.

A. G. ─ J’ai entendu dire de Lobo Antunes qu’il visait le prix Nobel… Il aura peut-être le prochain, qu’en pensez-vous ?

M. C. ─ Alors ça, je n’y crois pas du tout. Le Prix Nobel, j’ai toujours dit qu’il ne l’aurait jamais, pour une raison très simple. Il faut se souvenir que le premier Nobel a été décerné à Sully Prudhomme, en 1901. Ses adversaires se nommaient Tolstoï et Ibsen et le prix a échu à Prudhomme parce que la commission estimait que les deux autres, en particulier Tolstoï, transmettaient une «image négative » de la condition humaine. Il y a de cela dans le Nobel, il faut des bons sentiments. Lobo Antunes, c’est quand même une vision très noire de l’humanité, ça ne convient pas du tout dans ce contexte. J’ai toujours pensé qu’il ne l’aurait pas car l’idée première est de récompenser un écrivain un peu idéaliste, qui véhicule une pensée positive, indépendamment, bien sûr, de la valeur, de la qualité de l’écriture. C’est dans les statuts du Nobel, d’une certaine manière.

J’ajoute une petite parenthèse sur le Nobel : Borges, à qui on demandait s’il ne regrettait pas de l’avoir jamais reçu, répondait qu’il préférait être dans la Pléiade, parce qu’il y avait du beau monde, alors que le Nobel ne rassemblait pas que des gens de bonne compagnie. J’avais envie de le dire à Lobo Antunes, qui devrait prochainement passer en Pléiade. C’est en tout cas annoncé au Portugal, même si le contrat n’est pas signé à l’heure qu’il est. Il faut absolument refaire certaines traductions. Celle du Cul de Judas, notamment, est épouvantable, et il faut absolument le retraduire parce que c’est le livre clé de Lobo Antunes.

A.G.  Ça veut dire qu’il faut impérativement commencer par celui-ci ?

M. C. ─ Oui, de préférence, à condition qu’il y ait une bonne traduction. Je pense qu’il faut les lire par ordre chronologique, parce qu’il y a une progression dans l’écriture, dans la thématique. J’adore La splendeur du Portugal, il y a un équilibre entre l’écriture, la pensée, les thèmes, qui est juste miraculeux, vraiment très fort.

D. F. ─ J’ai l’impression qu’il se répète un peu dans les derniers, je me trompe ?

M. C. ─ En effet, c’est une sorte de monologue intérieur, un discours sans fin qu’il ressasse, qu’il recycle, mais son œuvre reste fascinante.

A. G. ─ Mais vous incitez néanmoins à le lire, à le découvrir ?

M. C. ─ Absolument. Personnellement, je l’estime beaucoup, même si je reconnais que les derniers ouvrages sont plus difficiles à lire. Lire Lobo Antunes nécessite une réelle concentration, de la patience, une immersion, il faut vraiment s’y plonger. Il a un public fidèle, qui a acheté les premiers, qui continue à le suivre, mais qui le lit peut-être un peu moins. Il a toujours des lecteurs, bien entendu, mais une partie de son lectorat continue d’acheter ses livres par fidélité, un peu comme on dîne une fois par an avec une ancienne maîtresse, ou un ancien amant. Il y a toujours autant de respect, mais moins de passion. Je connais le même phénomène avec des écrivains que j’ai beaucoup aimés autrefois, nous le faisons tous, et y retrouvons parfois les fulgurances qui nous avaient séduits par le passé.

A. G. ─ Évoquons un autre ogre de la littérature portugaise, Pessoa. En fait-on jamais le tour ? Se lasse-t-on de Pessoa ?

M. C. ─ On peut se lasser, sans doute, mais pas de tout. Chez Pessoa, il y a des chefs-d’œuvre, des fragments extraordinaires, mais aussi des textes qui sont d’un ennui absolu. Chez lui, le projet est aussi fascinant que sa littérature.

A. G. ─ Et cette malle sans fond qui a été retrouvée, c’est complètement fou, non ?

D. F. ─ On en est où, justement, du pourcentage de ce qui a été exploité de cette fameuse malle ?

M. C. ─ Je n’en ai pas la moindre idée, mais ce qu’on a publié dans les années 80 au Portugal, c’est l’essentiel de Pessoa. Le Livre de l’intranquillité, c’est un succès mondial, qui a dépassé les 140 000 exemplaires, rien qu’en France. C’est le plus grand succès de la littérature portugaise dans le monde… après Paulo Coelho ! Sur tout ce qu’on a extrait de la malle, on a fait un foin considérable, sous prétexte qu’il s’agit d’inédits. Alors oui, il y a des choses étincelantes et d’autres qui ne le sont pas du tout, ce sont surtout des brouillons et les publier ne présenterait pas le moindre intérêt.

A. G. ─ Si vous l’aviez proposé à Bourgois, c’est sans doute qu’il vous fascinait un peu, non ?

M. C.─ Ce n’est pas moi. L’édition de Pessoa, Bréchon l’a raconté, c’est toute une histoire. Une délégation de l’Institut portugais du livre est venue en France pour proposer à Gallimard de l’éditer, avec des aides, etc. Elle a été reçue par Hector Bianciotti, en 1984, qui leur a rendu le dossier en leur expliquant que la maison n’allait pas se lancer dans la publication d’un poète portugais mineur (sic). Ils sont alors allés voir Bourgois, qui n’avait jamais entendu parler de Pessoa et c’est André Velter et Serge Sautreau qui lui ont dit que c’était un auteur génial et qu’il fallait absolument le publier. Cela s’est fait comme ça. Bianciotti s’en est mordu les doigts et, dès qu’un Pessoa sortait, il pondait des articles d’une page dans Le Mondepour se rattraper… Pessoa, en 1988, quand les quatre livres sont parus, ç’a été un succès phénoménal, en particulier Le livre de l’intranquillité. La même année est sorti Le Dieu manchot, chez Albin Michel, et le numéro d’Autrement sur Lisbonne. Soudainement, tous les éditeurs se sont intéressés au Portugal, nombre de journalistes se sont rués à Lisbonne. De 1988 à 2000, 20 ou 30 livres de littérature portugaise sortaient chaque année, c’était colossal, tout le monde s’y mettait.

A. G. ─ Et aujourd’hui ?

M. C. ─ Beaucoup moins, bien entendu. 

A. G. ─ Vos éditions se portent bien ?

M. C. ─ Oui. Par exemple avec Valério Romão, un écrivain qui a écrit un livre extraordinaire, Autismo, un coup de cœur d’Anne Lima. Nous avons publié deux autres ouvrages, dont le dernier Les eaux de Joannaen 2019. 

A. G. ─ Vous vivez principalement avec le fonds ou plutôt sur les nouveautés ?

M. C. ─ Nous publions peu de contemporains vivants, à part Mia Couto (une dizaine de livres), Teresa Veiga, et travaillons davantage le fonds avec des nouvelles traductions de Pessoa, Eça de Queiroz, Guimarães Rosa, Graciliano Ramos, etc… Notre domaine historique, au sens large, est paradoxalement plus créatif.

A. G. ─ Vous arrivez encore à faire vivre votre fonds, sachant qu’il commence à y avoir une certaine antériorité ?

M. C. ─ Oui, même si certains pans du fonds ne marchent plus du tout, comme la grande collection de voyages, mais Anne et moi avons réussi à la relancer en poche de haute qualité graphique.

A. G. ─ C’est quand même une chance de posséder cette surface de vente ?

M. C. ─ Une de nos principales forces, c’est que la Librairie Portugaise est le premier acheteur des éditions Chandeigne, devant Amazon. 10 % des ventes de la librairie sont des livres des éditions. Cela aide les deux structures.

A. G. ─ Exportez-vous aussi dans le reste de la Francophonie ?

M. C. ─ Oui, parce que Volumen-Interforum permet de distribuer en Belgique, en Suisse. Pour ce qui est du Canada, je suis moins au courant, je pense que nos livres leur parviennent mais que les libraires rament un peu pour se les procurer. J’ajoute que la Librairie Portugaise gère depuis 12 ans un site de vente en ligne avec des clients dans le monde entier : des Canadiens, des Australiens, des Finlandais, des Japonais, des Argentins, etc., qui voient que j’ai tels ou tels livres et qui me les commandent. Cela représente une ou deux ventes par jour. Et quand ils passent à Paris, ils viennent à la librairie. L’été, je reçois beaucoup de ces lecteurs étrangers.

A. G. ─ Vous qui avez été traducteur, typographe, libraire, éditeur, qu’est-ce qui vous faut rêver aujourd’hui ? Avez-vous de nouveaux projets ?

M. C. ─ Rêver ? Je ne sais pas. J’écris un long article sur la surpopulation, parce que c’est le sujet central de notre monde futur. Je serais heureux d’écrire un texte qui tienne la route, qui ait ne serait-ce qu’un tout petit impact, qui rassemble un peu les gens autour de ce thème. La surpopulation, c’est le sujet tabou, pourtant tout en dépend, la consommation de CO₂, d’énergie, le climat, la biodiversité, l’accès à l’eau, la beauté du monde… C’est pourtant un sujet dont il est très difficile de parler, pour des raisons politiques, religieuses et je dirai cérébrales… À mon sens, la seule solution pour sauver l’humanité doit passer par une régulation, espérons-la pacifique, de la population mondiale, il faudrait très rapidement arriver à un palier, c’est crucial. J’aimerais apporter ma petite contribution avant de disparaître…


  • Intervieweur(s) : Amandine Glévarec
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