L’entrevue suivante a été réalisée par Amandine Glévarec et est également disponible sur son blogue http://kroniques.com.
Amandine Glévarec ‒ Charlotte Rotman, pouvez-vous retracer votre parcours ? À 23 ans, vous entrez à Libération, aviez-vous fait une école de journalisme ?
Charlotte Rotman ‒ Non, j’ai d’abord suivi des études d’histoire et j’ai fait Sciences Po. À 23 ans, il y a 20 ans, je suis effectivement entrée à Libération pour effectuer un stage d’un mois et je ne suis plus jamais repartie. J’étais au service « société » quand un journaliste a rejoint le journal Le Monde. À ce moment-là, on était « rubricards », spécialistes d’une matière, et j’ai pris la suite de ce journaliste qui s’occupait des questions d’immigration et d’asile. Aujourd’hui, quand un journaliste s’en va, il n’est pas remplacé, la plupart du temps. C’était une autre époque. C’est comme ça que j’ai débarqué à Libération, le journal dont je rêvais, moi qui pensais qu’il me faudrait toute une vie pour y arriver. Finalement, j’y suis parvenue alors que je n’étais qu’un « bébé » dans la profession et j’y suis restée un peu plus de 14 ans. J’ai suivi les questions d’immigration, d’asile, j’ai tenu une rubrique un peu « fourre-tout » sur la famille, le féminisme, la PMA, le mariage homo, bien avant la loi. Les dernières années, je travaillais au service « politique », en n’oubliant pas que je venais de la « société », du reportage, en prenant garde, aussi, de ne pas m’enfermer dans les travers du journalisme politique, comme organiser des déjeuners pour tenter de choper des petites phrases à la volée. J’ai fait des reportages, notamment sur le Front national. Ce qui m’a amenée régulièrement sur le terrain, pendant deux ans, pour rencontrer des militants FN dans le Nord, le Var, dans l’Ouest, un peu partout. C’était après la présidentielle de 2012, quand le FN s’organisait, s’implantait localement pour devenir une force politique plus viable. C’est une période où ce n’était plus tabou d’être au FN, ce qui a constitué une bascule. C’était très enrichissant.
A. G. ‒ Votre cursus est singulier puisque vous n’avez pas fait d’études de journalisme et que vous entrez à Libération par le biais d’un stage. Vous aviez cette volonté de raconter le monde, d’écrire ?
C. R. ‒ J’ai appris le métier sur le tas, en faisant, si j’ose dire. Ce n’est pas confortable, mais très formateur, ça s’est présenté comme ça, et on se nourrit des conseils de grands professionnels à l’expérience incomparable. Je me souviens qu’un jour, un bateau de 900 Kurdes a débarqué à Fréjus-Saint-Raphaël ‒ ce qui ne s’était jamais produit en France et qui n’est plus jamais arrivé ‒, et j’ai été envoyée là-bas. Je suis partie un peu en catastrophe, c’est à peine si j’avais emporté ma brosse à dents, et j’y suis restée une quinzaine de jours. Je me suis souvenue de ce que m’avait dit Sorj Chalandon, qui était à l’époque au service « infos générales », et qui était pour moi une des meilleures plumes de la presse écrite, un des meilleurs reporters, un des plus intéressants et sensibles aussi. Il m’avait dit, au détour d’une conversation informelle que, quand on est en reportage, on est à la fois « l’œil et l’oreille des lecteurs » qui, eux, ne sont pas sur place. Cette petite phrase imagée, qui peut sembler anodine, a agi chez moi comme un déclic et m’a appris à regarder différemment, partout où je me trouvais, à être attentive à chaque détail, à mieux m’imprégner du contexte pour ensuite le restituer le plus précisément possible, justement pour ceux qui ne vivent pas les choses de l’intérieur. C’est ce qui me plaisait, et c’est ce que j’ai appris grâce à Libération où il y a une vraie tradition du reportage. Au début, je ne savais pas faire, mais je n’ai pas reçu d’enseignement particulier, j’ai appris au fur et à mesure. J’aurais pu, à la fin de mes études, candidater dans un autre média, mais c’est vraiment l’écrit qui m’attirait. Quand j’ai commencé dans le journalisme, c’était déjà un métier en crise ‒ je crois d’ailleurs qu’il l’a toujours été ‒, mais, à Libération, l’écrit était très valorisé. Il y avait quelques grandes plumes, comme Florence Aubenas, Christophe Ayad, lauréat du Prix Albert-Londres, et quelques autres. Des gens humbles, qui ne se prenaient pas pour Flaubert ou Stendhal, qui ne se gargarisaient pas de ce qu’ils écrivaient. On était vraiment au service de la situation, de l’histoire, de la personne. C’était un exercice quotidien, très instructif, qui donne à ceux qui s’y intéressent un sens aiguisé de l’observation.
A. G. ‒ Votre reportage sur les jeunes militants FN a abouti à un livre, paru aux Éditions Robert Laffont. Pouvez-vous nous en parler ?
C. R. ‒ Oui, le processus est intéressant, et ce travail en immersion m’a été très profitable. Au départ, je n’avais pas en tête d’en faire un livre, j’étais obsédée par le journalisme qui est un métier très chronophage. Pour être bon, il faut passer du temps dans les endroits, observer et continuer à observer, même quand le travail est terminé. En réalité, on m’a proposé d’écrire un livre sur les jeunes militants du Front national. Le principe, c’était d’essayer de comprendre pourquoi, quand on a 20 ans, on pousse la porte du FN, et pourquoi on y reste. Nombre de journalistes ont des sujets de livres dans leurs armoires mais ne franchissent pas le pas, soit parce que les conditions de travail ne le permettent pas, soit parce qu’ils ne l’imaginent pas, et ces idées restent au fond d’un tiroir. C’est un peu moins vrai aujourd’hui, parce que les conditions de la presse sont telles qu’on essaye de trouver des compensations. Je n’ai pas écrit dans ce livre ce que j’écrivais dans Libération, c’est plutôt un compte rendu ce que j’ai pu observer du comportement, du fonctionnement des gens, ce sont des portraits, aussi. J’ai compris qu’il fallait parfois quelqu’un pour faire la jonction entre les thèmes, les journalistes, les livres, ce qui ne m’avait pas sauté aux yeux jusque-là. J’ai un peu joué ce rôle de passerelle entre le monde des médias et d’éventuels projets de bouquins, pour les Éditions du Seuil.
A. G. ‒ C’était une activité d’éditrice ? Vous étiez une « apporteuse » d’affaires, en quelque sorte ?
C. R. ‒ Oui, j’apportais des projets. Je suivais certains livres de bout en bout, mais c’était assez extérieur au fonctionnement de la maison, et une activité marginale pour moi, que j’exerçais en parallèle de mon vrai métier, le journalisme. Je proposais des sujets, des auteurs… Parfois, au cours de réunions, on me soumettait des idées de livres sur tel ou tel sujet et je me demandais si, dans mon entourage, je connaissais quelqu’un qui serait susceptible de finaliser le projet, de le mettre en forme.
A. G. ‒ Votre reportage au long cours est devenu un livre, c’est un objet qui reste, aussi.
C. R. ‒ Oui, absolument. Quand on est journaliste, un sujet en chasse souvent un autre. J’ai trouvé ça difficile, par exemple, en travaillant sur le Front national. Ce temps passé à essayer de comprendre comment fonctionnaient les militants, je voulais le mettre à profit et exploiter cette matière au maximum, au-delà des articles que je rédigeais. Il fallait utiliser un autre canal et faire en sorte de produire quelque chose qui resterait, effectivement.
Ce qui a accompagné ma carrière, c’est aussi la crise du journalisme et cette méfiance de l’opinion vis-à-vis des médias, que je peux comprendre. J’ai souvent tenté d’expliquer comment on faisait ce métier, et avec quelles précautions et quel respect j’essayais de travailler. Évidemment, je parlais pour moi, je ne peux pas me faire la porte-parole de toute la corporation. Écrire un livre est un autre exercice, qui demeure protégé de cette défiance et, dans ce contexte particulier et parfois délétère, certains journalistes y trouvent une sorte de consolation.
Quand j’ai quitté Libération, j’ai créé, avec quelques confrères, un média en ligne, Lesjours.fr. On reçoit un tel déluge d’infos au quotidien qu’on est parfois submergés, ballottés, et on ne sait plus très bien d’où elles viennent ni qui en sont les auteurs… On a repris une grande tradition du journalisme, le feuilleton, qui existait jadis dans les gazettes, qu’on a remis au goût du jour, avec les codes de la série. On a donc conçu des séries journalistiques, même si on n’a rien inventé. Ce sont des épisodes, avec des personnages récurrents, des personnages de la vraie vie, connus ou non, dont on suit les aventures. On a mis ça en place, comme une riposte à l’uniformisation et l’accélération de l’information.
A. G. ‒ C’est de la construction au long cours, comme pour un bouquin…
C. R. ‒ Oui et, encore une fois, c’est aussi une réponse à la crise de l’information. Le livre est un prolongement de cette expérience-là. J’ai l’impression que les espaces pour les grands récits, les grands reportages sur les crises, les plaies ou les maux d’aujourd’hui ‒ tout ce qui est en train de transformer notre société, ce qui la mine ‒, ont tendance à se ratatiner, dans la presse. Lesjours.fr, c’était une sorte d’objection à ce phénomène-là, mais une réponse modeste, très humble, à notre échelle. J’en suis partie mais le principe perdure. Ceux que j’appelle les « orphelins » de la presse ont besoin et envie d’écrire ces récits, n’ayant plus vraiment la possibilité de le faire dans le contexte traditionnel. Cet espace, ils le trouvent dans les livres. C’est ce qu’on aimerait développer aux Éditions L’Iconoclaste.
A. G. ‒ À L’Iconoclaste, justement, vous passez du numérique au papier. Y a-t-il encore un poids du papier, à l’heure actuelle ?
C. R. ‒ Oui, parce que l’objet livre est sacralisé, je pense. C’est un espace sanctuarisé, on peut le voir comme un compagnon, ça n’a rien à voir avec un quotidien, qu’on jette après l’avoir lu, ou le numérique, qu’on trimballe dans sa poche, mais qui est incorporel. Le numérique, on ne peut pas le feuilleter, lui faire des bisous, il n’a pas d’odeur… (Rires) J’ai constaté à Libération que les temps de reportages, la place pour les récits se sont rétrécis. Je parle d’un journal que je connais bien, pourtant je reste persuadée qu’il y a encore des exceptions, dans une société constamment plongée dans le tumulte, dans le basculement. C’est tantôt intéressant, tantôt terrifiant, ou les deux à la fois. On essaie de créer, à L’Iconoclaste, une sphère hospitalière pour ces plumes-là, qui sont devenues un peu vagabondes, et je suis certaine qu’il y a un public pour ça. On vit une période particulièrement trouble, faite de bouleversements, mais je pense ‒ en tout cas j’espère ‒ que les gens ont encore envie qu’on leur raconte la société dans laquelle ils évoluent. Notre philosophie, c’est d’essayer, à travers ces récits, de faire comprendre le monde en temps réel.
A. G. ‒ Sur internet, tout le monde aujourd’hui donne son avis, c’est assez désordonné, souvent n’importe quoi, et dans l’excès permanent. Avec le livre, ce droit de réponse n’existe pas, c’est un peu à sens unique, parce qu’on ne peut pas se confronter à l’auteur. Est-ce un problème ?
C. R. ‒ À mon sens, non. Mais il faut que le récit soit objectif. Un exemple : j’ai fait un reportage sur le Front national, je ne suis pas d’accord avec eux, mais j’ai été respectueuse de leur pensée, de leur manière de s’exprimer. Le plus grand service que je pouvais rendre à ceux qui s’intéressent à ce que représente le FN ‒ qui sont des gens de chair et d’os ‒, notamment les jeunes, c’était de restituer le plus fidèlement possible leur philosophie. On peut évidemment donner la parole à des gens avec qui on n’est pas d’accord, fort heureusement. Mais il faut le faire de façon honnête et juste. Ce ne sont pas des livres d’adhésion, mais de narration, pour une meilleure appréhension et une meilleure compréhension d’une question. C’est une partie des livres qu’on a envie de faire. Ce qui nous intéresse, à L’Iconoclaste, c’est de publier des livres engagés, sur le néo-féminisme, par exemple, avec des prises de parole, des manifestes incarnés. Cette prise de parole est forte, forcément subjective, mais elle ne se fait pas au détriment des autres. Pour moi, ce n’est pas un enjeu.
A. G. ‒ Quel accueil votre livre sur le Front national a-t-il reçu ? Vous n’avez pas été embêtée, par la suite ?
C. R. ‒ Non, parce que j’ai été honnête dans mon travail, et les militants du FN l’ont bien compris. Encore une fois, je ne voyais pas l’intérêt d’écrire que c’étaient tous des nazis. Ce que je souhaitais, c’était me mettre dans la peau d’un jeune de 20 ans et me demander ce qui l’amène à adhérer au parti, ce qu’il cherche à travers cette démarche, essayer de comprendre comment le FN utilise et instrumentalise les nouveaux militants, et ce que ça dit de notre société actuelle. La plupart tiennent un discours empreint de discrimination, de racisme, mais je n’ai pas besoin de l’appuyer derrière. Ce qui m’importe, c’est que les premiers concernés se sont reconnus dans mon travail, ils savaient que je n’avais pas triché.
A. G. ‒ Comment s’est passée votre rencontre avec Sophie de Sivry, directrice de L’Iconoclaste ?
C. R. ‒ Quand j’étais journaliste aux Lesjours.fr, j’avais retrouvé un jeune homme que j’avais côtoyé à Libération, qui était un de mes interlocuteurs quand je travaillais sur les questions de politique, de PMA. Cet homme est né par don de sperme et venait de retrouver son géniteur, qui l’avait personnellement contacté. Inutile de vous dire qu’il se trouvait à ce moment-là dans un monde un peu chavirant. Il avait décidé de révéler son histoire, ce qui est extraordinaire, parce que le don de sperme est anonyme en France. C’était le premier cas de ce type, je lui ai suggéré d’en faire un livre. Finalement, c’est moi qui l’ai écrit, pour L’Iconoclaste, car Sophie de Sivry, qui avait découvert cette histoire dans un article du Monde, était elle aussi à fond derrière ce projet.
A. G. ‒ Quel est le nom de ce jeune homme ?
C. R. ‒ Il s’agit d’Arthur Kermalvezen, et le bouquin s’appelle Le Fils. Pour rappel, ce qui m’a amenée à L’Iconoclaste, c’est aussi cette façon différente d’appréhender le livre. Quand j’ai quitté Lesjours.fr, je ne cherchais pas spécialement de poste. Avec l’éditrice Julia Pavlowitch, qui fait davantage de fiction, on a eu des discussions qui me semblaient assez transgressives au début à moi qui étais journaliste, mais les questions qu’elle me posait m’ont stimulée, parce qu’elle me poussait dans mes retranchements. Moi, j’écrivais sur des faits réels, on n’avait donc pas, a priori, les mêmes perspectives. Et j’ai trouvé ça génial. Alors que j’écrivais depuis des années sur ce monde en perdition, englouti, asphyxié par les réseaux sociaux, la vidéo, je me retrouvais tout d’un coup face à quelqu’un qui me demandait d’écrire des bouquins et, surtout, d’aller plus loin que ce que j’avais l’habitude de faire. J’ai pris ça comme une chance à ne pas laisser passer. On avait des grandes conversations sur le sujet, elle me posait des tas de questions sur ce que je connaissais de l’histoire, et je dois dire qu’on a apporté un soin tout particulier à ce livre. Ça m’a rappelé cette manière un peu artisanale de procéder qu’on avait aux Jours.fr, c’est presque du sur-mesure. Tout est pensé, peaufiné jusque dans la forme. Une amie m’a alors suggéré de me proposer comme éditrice de non-fiction. Julia voulait déjà que j’écrive un nouveau livre, j’étais partie sur un autre projet et je ne demandais rien à personne, mais je trouvais l’idée formidable. J’ai dit à Sophie de Sivry qu’il fallait absolument profiter de ce moment historique, de ce basculement post #MeToo, pour faire émerger des nouvelles voix et nourrir ce mouvement avec plein de récits différents, J’avais envie qu’en tant qu’éditeurs, on s’empare de cet élan et qu’on y participe, parce que chaque livre est une pierre supplémentaire pour avancer. J’ai voulu également me servir de mes expériences dans le journalisme pour créer cet espace de nouveaux récits, qu’on pourrait qualifier de narratifs. C’est un genre qui serait un croisement entre le journalisme littéraire et le réel ‒ un fait divers, une problématique, une immersion… ‒, mais avec l’attractivité d’un récit romanesque, même si rien n’est inventé. C’est évidemment en lien avec la crise du récit, de l’intérêt pour le récit, quel qu’il soit. Et, naturellement, il est essentiel que ces livres soient palpitants, quand on songe à la concurrence qui existe, entre le cinéma, le théâtre, Netflix, Deezer, toutes ces entités qui veulent nous arracher nos secondes de vie, en quelque sorte…
A. G. ‒ Vous possédez en tant que journaliste une certaine acuité et une vision globale, ce qui vous a amenée à repérer Marie Laguerre qui a fait le buzz sur internet. C’est le premier thème que vous avez apporté ?
C. R. ‒ Oui, j’en ai parlé à Sophie de Sivry qui n’a eu besoin que de 15 secondes pour me dire « on y va », justement parce qu’elle a parfaitement saisi ce basculement…
A. G. ‒ De quoi parle le livre de Marie Laguerre ?
C. R . ‒ Marie, c’est une jeune femme de 23 ans, étudiante en architecture, qui, un jour d’été, rentrait chez elle, à Belleville, et qui, pour la énième fois dans la même semaine, s’est fait héler dans la rue par un mec, il imitait des bruits de succion extrêmement humiliants… C’était loin d’être le premier, elle en a eu marre et elle a riposté, ce qui n’a pas plu au mec en question qui s’est approché d’elle et lui a porté un coup au visage. Marie a par la suite récupéré un enregistrement de son agression et l’a posté sur le net. Cette séquence a totalisé 10 000 000 de vues. Ce qui est intéressant, c’est que Marie est typiquement une jeune femme d’aujourd’hui, qui se fait régulièrement emmerder dans la rue. Il faut savoir que 58 % des agressions de ce type concernent des jeunes femmes qui ont entre 20 et 24 ans, dans les grandes villes mais pas seulement. On était en plein dans la vague #MeToo, elle a eu comme une prise de conscience et a décidé qu’elle ne laisserait plus faire. Sa vidéo a eu un tel retentissement qu’elle s’est sentie responsable, porteuse d’un message contre toutes les formes de violence. Ce qui est paradoxal, c’est que cette jeune femme n’avait rien demandé et qu’elle est devenue malgré elle un des visages emblématiques de cette lutte. Comme elle avait la force de faire passer ce message, on a pris la décision de publier un manifeste incarné, intitulé Rebellez-vous !, dans lequel elle raconte des anecdotes sur sa vie, son enfance, toutes ces étapes de construction qui ont fait qu’un jour, elle a pris conscience qu’elle était en train de devenir une femme, dans une société qui a surtout été dessinée pour les hommes, une femme qui, un jour sur un trottoir, sera capable de dire non, de répondre à ce genre d’outrages. C’est très facile d’accès, en termes d’identification, parce que ça évoque des épisodes qu’on a toutes vécus, des anecdotes qui en rappelleront d’autres… On y a inséré un petit guide, avec les outils pour agir, aussi bien en cas de harcèlement dans la rue qu’au travail, dans le couple, sur la manière dont on peut se défendre.
A. G. ‒ Marie n’était pas auteure à l’origine. Ce livre, elle ne l’a pas écrit toute seule ?
C. R. ‒ Non. Déjà, c’est difficile d’écrire, c’est un métier, une technique, une compétence. C’est d’autant plus compliqué quand il s’agit de sa propre histoire, à plus forte raison quand elle est douloureuse. J’ai choisi de lui présenter Laurène Daycard, une journaliste d’une trentaine d’années qui, à peu de choses près, est de la même génération qu’elle, qui avait elle-même travaillé sur les féminicides à une époque où personne ne prononçait ce mot, et qui a mené des enquêtes très tenaces à ce propos. C’est un attelage complémentaire : Laurène a tenu la plume pour le récit, et, pour la partie « manuel », elles ont mis en commun leurs expériences respectives, pour mieux donner les outils.
A. G. ‒ En tant qu’éditrice, vous intervenez sur l’écriture ?
C. R. ‒ Oui, j’interviens sur le contenu, sur l’écriture, la structure.
A. G. ‒ Et sur la promotion ?
C. R. ‒ Pas vraiment. Je serai là en cas de besoin, mais c’est Marie Laguerre qui va porter son livre, avec ses mots, ses convictions… Je serai plutôt en retrait sur cet aspect. On discute, bien entendu, de la manière de procéder, de présenter le livre, mais c’est elle qui sera aux commandes.
A. G. ‒ Qu’est-ce que ça fait de devenir éditrice pour L’Iconoclaste ? C’est un rôle plus « officiel » que celui que vous aviez au Seuil ?
C. R. ‒ Oui, là je me trouve vraiment au cœur du métier d’éditeur. Au Seuil, il m’est arrivé d’apporter des auteurs, mais je ne m’occupais pas du texte, même si c’est une étape que j’apprécie tout spécialement. J’avais par exemple publié Noire n’est pas mon métier, un projet initié par Aïssa Maïga et porté par un collectif d’actrices noires du cinéma français, une parole publique sur le racisme, le sexisme, qui avait été un franc succès dont j’étais très fière. À L’Iconoclaste, on participe activement au contenu, ce qui peut d’ailleurs parfois générer des discussions un peu tendues avec les auteurs, et quelques dissensions. En l’occurrence, le fait d’avoir été moi-même auteure est un atout indéniable, parce que j’ai arpenté ces chemins-là. Je considère que cet accompagnement est vertueux, nécessaire et très intéressant, et j’avoue que j’adore cet aspect du métier. Je vois ça comme un prolongement de ma vie de journaliste, dans la conception de ce qu’on veut publier. Le fait d’avoir longtemps sillonné la France, d’avoir passé tout ce temps en reportage, m’aide à comprendre les sujets, les situations, à ne pas être à côté de la plaque, ou le moins possible, en tout cas. C’est un prolongement, mais dans un territoire différent, et c’est plutôt agréable.
A. G. ‒ C’est peut-être aussi un peu plus tranquille que le buzz quotidien du journalisme ?
C. R. ‒ Oui, c’est vrai que ça peut être un peu asphyxiant. Là, j’ai l’impression de pouvoir travailler plus sereinement.
A. G. ‒ Quels sont les autres titres que vous éditez ?
C. R. ‒ On a publié Les filles de Romorantin. L’auteure, Nassira El Moaddem est une journaliste née à Romorantin de parents marocains et dont le père était ouvrier chez Matra, qui était l’employeur principal de la ville. Une fois le bac en poche, elle est partie pour suivre ses études. Sa famille vit toujours là-bas, et elle a toujours ressenti ce besoin d’y retourner un jour et d’écrire un bouquin sur son enfance, son parcours, sa ville. Elle avait ce projet enfoui en elle et, quand la crise des gilets jaunes a éclaté, elle a immédiatement fait le lien avec la problématique de Romorantin, cette absence de mobilité, cette sensation d’enclavement… C’est un titre intéressant, parce que c’est une narration personnelle. Elle y évoque sa famille, ses amis, mais il y a aussi une part d’enquête journalistique sur ces lieux, ces gens, leurs questionnements… Ce livre est paru en octobre 2019. On va également paraître en mars 2020 L’été où je suis devenue vieille, d’Isabelle de Courtivron, qui raconte l’histoire d’une femme de 73 ans qui, un beau matin, prend conscience de son âge, de son corps fatigué et se rend compte qu’elle ne peut plus faire ce qu’elle faisait. Elle se retrouve brutalement isolée et désemparée. C’est un livre écrit sans fard et sans faux-semblants, sur le vieillissement, avec les transformations, notamment physiques, que ça implique.
A. G. ‒ C’est un très joli titre, un bel exemple de transmission, aussi. C’est intéressant de donner la parole à des gens à qui on ne la donne plus, justement…
C. R. ‒ Oui, je suis bien d’accord.
A. G. ‒ L’Iconoclaste, c’est combien de titres de non-fiction par an ?
C. R. ‒ J’ai 9 livres signés, entre ceux qui sont parus et ceux qui sont en chantier. J’ai intégré la maison au printemps 2019, ça ne fait guère plus de six mois. J’ai apporté certaines idées, des projets sont nés de cette collaboration, d’autres existaient avant mon arrivée. L’Iconoclaste a toujours fait un petit peu de non-fiction mais, ce qui a changé, c’est qu’on a décidé de donner une intention plus marquée. Les bouquins ont désormais une identité visuelle, composée par un graphiste, comme pour la fiction. Dans le format et la typo, on retrouve désormais une cohérence pour chaque genre, ce qui n’était pas le cas jusqu’à présent. La non-fiction était un peu éparpillée au milieu du reste. L’Iconoclaste est une maison qui publie peu et je trouve ça très bien. On n’est pas dans la surproduction, on ne se dit pas qu’il faut à tout prix sortir tant de livres, en sachant pertinemment qu’on ne pourra pas assurer correctement le travail sur les textes, la promotion, et qu’on sera obligés d’en délaisser certains. Ce qui est essentiel, c’est de définir précisément la direction dans laquelle on veut aller. Quand on a fondé Lesjours.fr, on savait qu’on ne serait pas un média de flux, qu’on ne serait pas dans l’exhaustivité ‒ ce qui, de toute façon, est une illusion pour la presse ‒, c’est un peu la même chose ici. Notre politique éditoriale, à Lesjours.fr, c’était de publier des séries, de choisir des problématiques et de les raconter au long cours. On ne peut pas être partout à la fois. À l’Iconoclaste, on va par exemple se pencher sur le néo-féminisme, en étant attentifs au fait qu’on n’est pas dans une France « blanche », qu’il y a différentes identités représentées. Il faut raconter cette France multiculturelle, un sujet qui, à mon sens, n’est pas très bien traité, en règle générale. On aurait pu choisir le basculement écologique ou un autre sujet, mais on préfère en faire moins et bien défendre nos publications, c’est une démarche similaire à celle qu’on avait aux Jours.fr. Je conclurai en disant que j’ai aujourd’hui la sensation d’être en capacité de construire, grâce à mon expérience de journaliste, d’avoir les outils pour produire des livres de qualité, de beaux objets qu’on n’a pas envie de bazarder, dans une période où tout s’évanouit très vite.
- Intervieweur(s) : Amandine Glévarec
- Date de l'entrevue : Février 2020
- Lieu de l'entrevue :
- Format : en ligne
- Disponibilité :