Entrevue avec Emmanuelle Colas

L’entrevue suivante a été réalisée par Amandine Glévarec et est également disponible sur son blogue http://kroniques.com.

Amandine Glévarec ‒ Emmanuelle Collas, pouvez-vous nous expliquer comment tout a commencé ? Quelles études avez-vous suivies, quelle était votre appétence pour la littérature, quand vous étiez jeune ?

Emmanuelle Collas ‒ J’ai suivi des études de Lettres classiques. Je voyageais dans ma tête. Je passais ma vie à lire, pas seulement de la littérature, de l’Histoire aussi. Je suis historienne de l’Antiquité, maître de conférences en histoire grecque. J’ai travaillé essentiellement sur la partie orientale de la Méditerranée du IIIesiècle avant notre ère au IIIe siècle de notre ère, ce qui nous entraîne de la Grèce, l’Asie mineure à la Syrie puis l’Égypte jusqu’à la Cyrénaïque. À l’époque, on y parlait le grec. C’est comme ça que, pendant ma thèse, j’ai parcouru l’Orient, notamment l’Asie mineure, où les pierres sont très bavardes. Ma spécialité, c’est l’épigraphie, à savoir le déchiffrement des inscriptions – qui n’est d’ailleurs pas sans rapport avec le métier d’éditeur. Dans les inscriptions, on rencontre des personnages connus ou non, dont on ne sait pas tout car il manque souvent des passages. Il faut alors travailler par recoupements. Quand un mot fait défaut, il faut le trouver. Plus on aura de matériau du même type dans la tête, plus on aura de la matière pour dresser le parcours d’un individu, son destin, l’histoire de sa cité. Et mieux on pourra évoquer et comprendre les relations des cités entre elles ou avec d’autres puissances dominatrices. En effet, dans l’Orient hellénistique ou romain, le monde politique est en perpétuelle transformation. Les cités grecques n’ont jamais été totalement indépendantes, notamment en Asie mineure. À partir de la fin du IVe siècle, elles perdurent mais dans un monde dominé par les différents royaumes hellénistiques, puis, à partir du 1er siècle avant notre ère, par l’Empire romain. Je me suis beaucoup intéressée aux relations entre ces cités, la communauté qui les constituait et ses relations avec la puissance qui la dominait, en m’attachant à comprendre l’évolution des institutions et des mentalités. Ainsi, que ce soit à partir de sources épigraphiques, numismatiques, archéologiques ou littéraires, on raconte des histoires d’individus, des destins particuliers d’une époque ou d’une autre, on dépeint une société, une culture, et tout cela a quelque chose à voir avec nous. De la même façon, on peut interroger, comme je le faisais dans la recherche, les notions de filiation, de citoyenneté, d’exil, de mémoire, de crise ou de risque.

Et c’est ce que je continue de faire en tant qu’éditrice. Le catalogue de Galaade ou des éditions Emmanuelle Collas a quelque chose à voir avec ce parcours. Entre le littéraire et le politique, on y retrouve des thématiques ou des problématiques similaires : la relation entre l’individu, la communauté, le monde. Comme quoi, peu importe l’itinéraire, on n’échappe ni à ses obsessions ni à ses convictions.

Avec une telle formation, j’aurais pu développer une maison d’édition académique, mais j’ai choisi exactement le contraire. Car, ancrée dans l’histoire de l’Antiquité, je sais qu’analyser les événements requiert un temps long qui permet de prendre le recul nécessaire. Donc impossible pour moi de publier des analyses sur le contemporain, le monde qui bouge… celui dans lequel on vit de plein fouet le meilleur ou le pire, sans toujours comprendre ce qui se joue réellement pour aujourd’hui et pour demain. Or, précisément, c’est ce monde-là que je voulais donner à voir. Seules la littérature et la poésie donnent à vivre une histoire, un destin, une situation, une langue, des mots, des sons ou un rythme particulier, qu’on découvre, qu’on lit ou relit, qu’on aime ou qu’on déteste, et permettent d’appréhender quelque chose de ce monde qui nous vient, quelque chose de ce qui toujours échappe.

A. G. ‒ Par le biais de la fiction ?

E. C. ‒ Effectivement.

A. G. ‒ Pourrait-on passer par le journalisme, également ?

E. C. ‒ Non. Pas moi. Je ne sais pas. Soit la fiction, soit l’histoire.

A. G. ‒ Pour raconter une histoire, faut-il « rajouter du gras », comme on dit dans le jargon journalistique ?

E. C. ‒ C’est un métier. Ce n’est pas le mien.

A. G. ‒ Pourquoi faire appel à l’imaginaire ?

E. C. ‒ Dans la recherche, on part des sources et on a parfois des intuitions. Et c’est une magnifique partie d’échecs. J’adore ça. En histoire contemporaine, on ne travaille pas de la même manière car, autant on manque parfois de sources pour l’Antiquité, autant on en a beaucoup, presque trop, pour l’époque contemporaine. On a parfois l’impression que les situations se ressemblent alors que ce n’est pas le cas, parce que le contexte est forcément différent. Les enjeux politiques ou géopolitiques, les questions locales, la valeur de l’humain qui n’est pas la même, les rapports entre un individu et sa communauté n’ont plus rien à voir, même la guerre a changé…

Alors, pour parler du monde contemporain, je préfère faire autrement. Publier des histoires, des personnages. Une écriture. De la fiction. Où la réalité n’est jamais loin. Tout écrivain se nourrit de ce qu’il est, de ce qu’il sent, de ce qu’il a vécu. Et, plus il se fait plaisir à écrire, meilleur c’est. Il va nécessairement se passer quelque chose. Quand on choisit de publier de la littérature, on n’espère que le texte va plaire, séduire, convaincre, provoquer une réaction, quelle qu’elle soit, mais rien n’est jamais gagné, et c’est précisément ce qui me plaît.

Mais il m’est arrivé, peu souvent certes, chez Galaade notamment, de faire appel à des auteurs, sous forme de commandes, pour de la non fiction. Et rien ne m’empêche de faire aussi ce choix pour les Éditions Emmanuelle Collas mais cela dépend des rencontres, des envies, des événements du monde. Je travaille de façon particulière, pas de collections, mélange des genres – romans en langue française ou étrangère, poésie, nouvelles… – et parfois des essais, des manifestes, des documents… Il y a aussi les textes qui vous obsèdent, qu’on a envie de publier, mais il y a toujours quelque chose qui vous en empêche. Je pense à Lettres à Taranta Babu, de Nâzım Hikmet, livre multiforme puisque c’est à la fois un roman avec des lettres, des collages, de la poésie… Une fiction éminemment politique. J’aime qu’un livre puisse prendre des formes diverses et complémentaires.

A. G. ‒ Vous êtes historienne et maître de conférences. À quel moment l’idée de fonder une maison d’édition surgit-elle ?

E. C. ‒ Ça ne s’est pas passé comme ça, c’est le fruit d’une démarche plus globale. Mais, pour concrétiser une envie, il convient de choisir le moment opportun. Au départ, je n’avais pas prévu d’être universitaire. Pas plus que je n’ai prévu de devenir éditeur. La vie est un itinéraire qui réserve parfois des surprises. Ce que je sais, c’est que j’ai toujours adoré lire, écrire, j’aime l’histoire, les langues, l’Antiquité, les voyages… J’ai aimé l’Orient ‒ j’espère y retourner un jour. C’est une terre à part, on en revient transformé. Ce sont les rencontres qui font une vie. Moi, j’ai eu la chance de travaillé dans le nord de la France, à Arras, puis dans l’est, à Mulhouse, et c’est tout sauf un hasard puisque c’est arrivé à cause des langues que je pratiquais, de ma passion pour la Turquie, la Syrie… Dans ces régions, qui se trouvent aux frontières, la question de la migration, des réfugiés, des langues et cultures se pose en permanence. Et l’Antiquité permet d’aborder avec de la distance citoyenneté, guerre, religion, migration, mémoire…  Ce qu’on apprend de et sur l’Antiquité peut très bien servir pour réfléchir sur le contemporain. J’ai adoré enseigner, faire de la recherche… J’ai vécu ainsi pendant 15 ans, me partageant entre Paris, le Nord puis l’Alsace, Istanbul, Ankara, Izmir, mais aussi Damas, Alep… ou Le Caire. Quand on enseigne, on devient en quelque sorte un passeur. Évidemment, les livres occupent une place importante dans ma vie. J’ai toujours été entourée de livres. Je peux me débarrasser de mes dossiers, même d’une partie de ma vie, mais de mes livres, non ! D’ailleurs, j’ai même travaillé en librairie, à Versailles, l’été, après les années d’Hypokhâgne et de Khâgne, et encore après jusqu’en maîtrise. L’édition m’attirait mais je ne connaissais personne et je ne savais pas du tout comment m’y prendre. C’est en travaillant à la librairie Ruat que j’ai eu la possibilité de mettre un pied dans la profession et d’apprendre. Là encore, tout est parti d’une rencontre.

A. G. ‒ Quel était votre rôle ?

E. C. ‒ Je suis devenue attachée de presse, ce qui m’a donné l’occasion de découvrir tous les maillons de la chaîne du livre, les différents acteurs, le processus de fabrication… À l’époque, c’était aussi le début de la PAO. Ça a duré 3, 4 ans, puis j’ai poursuivi mes études, j’ai voyagé et entamé une carrière universitaire. Mais l’université s’est elle aussi considérablement transformée, au fil des années. Pour faire bref, la vie m’a poussée à faire des choix, comme tout le monde, et j’ai fondé les Éditions Galaade en 2005.

A. G. ‒ Êtes-vous tombée sur un texte qui a servi de détonateur ?

E. C. ‒ Non, pas spécialement. Disons que c’est une conjonction de plein de choses. À un moment, j’ai ressenti ce besoin de créer un outil pour raconter le monde autrement.

A. G . ‒ Vous êtes-vous lancée toute seule ?

E. C. ‒ Non, on était plusieurs au début. Nous venions tous d’horizons très différents et nous avons connu des débuts un peu chaotiques. Puis, assez rapidement, il n’est plus resté que la colonne vertébrale, étayée par des associés et amis précieux. J’ai poursuivi un temps mon travail à l’université, puis je suis devenue éditrice à plein temps. Disons que l’édition est chronophage…

A. G. ‒ Il était donc nécessaire de franchir le pas ?

E. C. ‒ Oui, voilà comment sont nées les Éditions Galaade. La ligne éditoriale de la maison a évolué petit à petit pour aller de plus en plus vers ce qui m’a paru nécessaire. Dans toutes ces années, certaines rencontres m’ont marquée. La première, c’est Irvin Yalom. Voilà un homme, psychothérapeute et universitaire émérite, qui décide un jour de raconter, dans des nouvelles puis des romans, des histoires qu’il réservait habituellement à ses élèves. Et ce futLa Méthode SchopenhauerEt Nietzsche a pleuréLe Problème Spinoza… J’ai aussi eu la chance de connaître son épouse Marylin, universitaire féministe, décédée récemment, dont j’ai publié notamment Le Sein, une histoire.

A. G. ‒ Comment l’avez-vous rencontré ?

E. C. ‒ J’avais lu Et Nietzsche a pleuré. À l’époque, il était inconnu en France. Et personne n’avait pensé à donner accès à la philosophie, en mêlant psychothérapie et littérature.

A. G. ‒ Êtes-vous la première à l’avoir édité, en France ?

E. C. ‒ En réalité, non. Le Bourreau de l’amour avait déjà été publié mais ça n’avait pas marché. Or, Irvin rêvait d’être accompagné par un éditeur en France, d’autant plus que son épouse était francophone et francophile. Il était alors connu dans le monde entier grâce à plusieurs best-sellers. C’est en 2004 que nous nous sommes rencontrés. Et ce fut une des grandes découvertes de Galaade.

J’aimerais également évoquer ma collaboration avec Édouard Glissant, favorisée par des amis communs, sur des projets plus liés au politique. On a travaillé ensemble pendant 5 ans. C’était au printemps 2007. Je savais l’importance et l’étendue de l’œuvre d’Édouard Glissant. J’étais loin de l’avoir lue en entier, car c’est une œuvre qu’il est nécessaire de lire et relire, de s’y perdre et d’accepter de ne pas tout comprendre. Donc, quand j’ai rencontré Édouard, j’avais lu notamment Soleil de la Conscience qui fait partie des livres qui me sont arrivés je ne sais plus comment, au hasard peut-être, sauf qu’on ne lit jamais tout à fait par hasard. La première fois que nous nous sommes rencontrés, Édouard projetait de créer une nouvelle Acoma, cette revue qui fut pour lui un véritable laboratoire expérimental au début des années soixante-dix. Mais cette entreprise n’a jamais abouti. En revanche, j’ai publié Quand les murs tombentManifeste pour les « produits » de haute nécessitéL’Intraitable beauté du monde, textes écrits à quatre mains avec Patrick Chamoiseau. Puis Édouard Glissant et moi avons continué à travailler sur différents projets, et ce fut La Terre, le feu, l’eau et les vents. Une anthologie de la poésie du Tout-monde. On inventait des objets. Il y avait un enthousiasme et une énergie incroyable. Une période extraordinaire et mémorable. On vivait dans le monde et hors du monde, le jour, la nuit… Édouard résidait essentiellement à New York, moi à Paris, on était comme sur un bateau, on faisait des quarts et on avançait… C’est une anthologie telle qu’on n’en a jamais revue depuis. Une expérience qu’on n’oublie pas dans une vie d’éditeur. Un privilège.

J’ai publié pour Galaade plus de 150 livres, donc je ne vous raconterai pas toutes les anecdotes qui ont illuminé cette aventure. Sachez que le catalogue est devenu, au fil des années, de plus en cohérent. Et la troisième rencontre nous ramène évidemment en Orient, et plus particulièrement en Turquie. Quand je découvre l’Orient, je suis confrontée à une terre, des espaces, des langues, une autre façon de vivre… tout est nouveau pour moi. Le rapport au monde y est totalement différent. Il y a là une part d’irrationnel, quelque chose qui ne s’explique pas et qui reste ancré au plus profond de mon être. Or, quand on est éditeur, on fait en sorte de laisser ses sentiments de côté parce qu’on s’adresse à un lecteur et qu’on cherche le meilleur livre pour le lecteur potentiel et non pour remplir sa propre bibliothèque. Mais j’ai été rattrapée par mes démons !

A. G. ‒ Quand vous voulez faire des livres sur des pays ou des régions en particulier, vous y rendez-vous systématiquement, pour mieux vous imprégner du contexte ?

E. C. ‒ Pas tout de suite, je dresse d’abord une sorte d’inventaire ‒ le chercheur revient au galop ! Comme je suis une lectrice compulsive, j’ai ma propre bibliographie sur des thèmes récurrents. Je passe ma vie à lire des livres, pas seulement pour la maison d’édition, mais pour moi, pour étayer ma propre réflexionÇa peut prendre très peu de temps comme ça peut durer des années. Je passe des heures en librairie, je regarde ce qui est paru et, souvent, je finis par me rendre sur place, en effet, à la source. Pour la Turquie, c’est un peu particulier : j’ai accès à l’original. Alors j’ai choisi de compléter ce qui était publié en France par les autres maisons d’éditions et de me tourner vers l’Underground stambouliote, en mettant en avant une nouvelle génération d’écrivains tels que Murat Uyurkulak, avec Tol, Ayfer Tunç avec Nuit d’absinthe, Çiler İlhan avec Exil ou Hakan Günday, qui est l’auteur deD’un extrême l’autre (Az)ZiyanEncore(Daha) ou Topaz (Malafa)…

A. G. ‒ Encore a d’ailleurs été couronné par le prix Médicis…

E. C. ‒ Absolument. Encore, paru sous le titre Daha en Turquie en 2013, est le premier texte paru sur les migrants. C’est un roman puissant par le fond et par la forme. Ce texte coup de poing aborde le sujet par le « travers » car il pose la question des clandestins et des trafiquants autrement. Ils sont, selon Hakan Günday, des variations d’un même être. C’est l’histoire d’un enfant qui devient passeur, trafiquant d’êtres humains. J’aime quand la fiction pose les questions auxquelles on n’a pas de réponses toutes faites et quand elle dit le monde en train d’évoluer sous nos yeux – même si la réalité est encore pire…  J’ai pris un risque à publier ce livre en 2015 à cause du sujet dont on ne parlait pas encore beaucoup, de la manière de le traiter et puis parce que la littérature turque, ce n’est pas facile à défendre… mais le prix Médicis étranger 2015 a été un grand moment de joie !

A. G. ‒ L’émotion est également un formidable vecteur de messages…

E. C. ‒ Oui, la langue aussi. Je ne peux pas recenser toutes les joies qu’on a connues, mais certains moments sont plus importants que d’autres pour une maison d’édition, parce que ce sont aussi des succès. On publie beaucoup, et certains livres constituent une part de cet édifice, qui ressemble à une chambre d’écho, où les voix se parlent, racontent une histoire d’une façon ou d’une autre, sur des thématiques communes, dans une dimension universelle. Je continue à travailler de cette manière dans ma nouvelle maison, parce que je n’ai pas changé de convictions. Dans l’absolu, on n’a pas besoin de moi, il y a abondance d’éditeurs et des tonnes de livres sur toutes les tables. Cela étant, je suis sortie un temps du circuit et personne n’a pris cette place-là, ça signifie peut-être que c’est la mienne, tout simplement.

A. G. ‒ On vient d’évoquer l’aspect intellectuel, les rencontres, le plaisir de la découverte, de la langue. Et si nous revenions au concret, à la technique ?

E. C. ‒ L’édition, c’est un laboratoire expérimental, mais c’est aussi une économie, celle du livre. Si on n’y met pas les bons ingrédients, ce n’est même pas la peine d’y aller. Il faut du désir, de la curiosité, l’envie de faire passer quelque chose, mais la tâche est ardue. C’est une chaîne dans laquelle on retrouve un certain nombre d’acteurs, et c’est une économie particulière, dans le sens où on dépense l’argent très longtemps avant que les ventes nous en rapportent, si tant est qu’elles nous en rapportent. C’est du commerce, il faut donc, à un moment donné, que l’argent entre dans les caisses, si on veut réinvestir. Le livre, c’est tout un processus de recherche, d’écriture, parfois de traduction, d’édition, de fabrication, de diffusion et de distribution, ce qui représente un temps long. Pour exemple, nous sommes début mars et je dois présenter, dans les prochains jours, mon projet pour la rentrée de septembre, ça vous donne une idée du temps que ce processus réclame avant d’aboutir. Et, en l’occurrence, je vous parle d’un texte que je porte depuis longtemps déjà… Une fois que le livre est en librairie, ce n’est pas terminé. L’édition, c’est un investissement continuel en temps, en énergie, en argent, parfois pour rien. Il arrive qu’on perde de l’argent, beaucoup, et on est content quand on en gagne un peu. Les succès sont de plus en plus rares. La littérature se vend de plus en plus mal. Bref, le monde est en perpétuelle mutation. Il a beaucoup évolué. Par exemple, entre 2005, l’année où j’ai fondé les Éditions Galaade, et 2017, date à laquelle l’aventure s’est terminée. En 2015, on gagne le prix Médicis, le prix des lecteurs du Livre de Poche et, un an après, le château de cartes s’écroule. On ne peut pas se reposer sur ses lauriers. Les banquiers n’aiment pas les chiffres d’affaires qui jouent au yo-yo, c’est pourtant le propre de l’édition. On gagne, on perd… D’où l’importance des lecteurs, des libraires, des partenaires. Sans soutien, difficile de tenir. Espérons que l’on gagnera encore.

A. G. ‒ Ce qui peut paraître surprenant, c’est que le prix Médicis a dû générer des ventes qui auraient pu vous assurer une certaine stabilité financière…

E. C. ‒ C’est un peu plus complexe, hélas. L’année suivante, il y a les retours… Il aurait presque fallu, pour tenir le coup, cesser de publier pendant un an, débaucher du personnel… Car, sinon, on dépense de l’argent. Quand on connaît un succès, il faudrait en obtenir un deuxième dans la foulée. Dans le cas contraire, on ne résiste pas.

A. G. ‒ Le Médicis, vous en avez vendu combien ?

E. C. ‒ On en a vendu environ 10000 exemplaires. Cela ne suffit pas pour tenir une maison. Il faut de la trésorerie.

A. G. ‒ Ce n’était pas le tirage initial, je présume ?

E. C. ‒ Non, on a dû le réimprimer, plusieurs fois, ce qui est un bon problème. On est donc dans l’investissement permanent. Mais la difficulté vient des retours. Encore une fois, si on n’enchaîne pas avec un autre succès, c’est difficile de maintenir le cap sur la durée. C’est un équilibre extrêmement fragile. Autre question qu’il faut se poser, c’est : pourquoi un livre marche-t-il ou pas ? Objectivement, on ne sait pas. S’il existait une recette miracle, on serait au courant, et ce ne sont pas toujours les meilleurs titres qui se vendent le mieux. En ce qui me concerne, j’ai fait le choix des coups de cœur, j’ai publié des livres qui se sont bien vendus mais ce n’étaient pas toujours ceux que j’attendais. C’est très étrange, en fait. Pourquoi ça marche ? C’est parfois un concours de circonstances, une alchimie… Il faut aujourd’hui compter sur une difficulté supplémentaire : la littérature se vend moins, parce les gens lisent de moins en moins, par manque de temps, probablement, mais pas que. On est de plus en plus en concurrence avec le téléphone, qui a pris une place considérable dans nos existences, ou les séries… Le calcul est vite fait : avant, on regardait un film, maintenant on regarde 4 épisodes, il n’y a plus de place pour la lecture.

A. G. ‒ Pourtant, le nombre de livres qui paraissent chaque année ne cesse de croître…

E. C. ‒ Oui, et il y a de tout… Et puis, lire un bon livre, ça prend du temps, le relire, un peu plus encore. Un bon livre, on peut le lire 1000 fois. Je ne suis pas sûre que les gens aient envie de ça, à l’heure actuelle. Que cherchent les gens dans un livre, qu’espèrent-ils ressentir ? C’est là toute l’interrogation…

A. G. ‒ Comme il est impossible de connaître la réponse, l’autre question n’est-elle pas de savoir quels ingrédients vous avez, vous, envie de continuer à mettre dans vos livres ?

E. C. ‒ C’est un équilibre entre ce qu’on a envie de publier et ce que les lecteurs ont envie de lire. Si on ne publie que ce qui nous plaît, on ne trouvera personne pour acheter nos livres et, dans ce cas, notre démarche devient inutile. On doit comprendre ce qui va de pair avec la marche du monde, ce qui peut émouvoir les gens. C’est là que se situe la difficulté. On sait par intuition que tel ou tel livre est nécessaire, même si ça peut prendre du temps ou beaucoup d’énergie. Le problème, c’est qu’aujourd’hui, le temps n’est plus le même, et on est bien obligés d’en tenir compte. C’est pour cette raison que certaines maisons d’édition misent sur la diversification. Encore une fois, c’est une course et, si on ne fait pas les bons choix, l’économie finit toujours par vous rattraper…

A. G. ‒ C’est ce qui s’est produit pour la maison Galaade ?

E. C. ‒ Un peu. Mais Galaade, c’était une ligne. Rassurez-vous, on n’a pas perdu notre âme. Mais c’était une simple question de trésorerie. Quand votre banque a encaissé tout votre chiffre d’affaire et qu’elle ne veut plus vous suivre, la situation devient insurmontable… Quand vous vous retrouvez face à un banquier qui ne connaît rien à l’édition, qui ne lit pas, c’est injouable, parce qu’il n’a pas saisi les problématiques liées à la profession, qu’il n’a aucune idée du rapport au temps, à l’investissement etc. C’est quand on est en difficulté qu’on a besoin d’être aidés, mais c’est une économie tellement fragile que ça leur fait peur. En 2016, c’était compliqué, en 2017 aussi… Personne ne nous a aidés. Ce n’était pas l’heure.

A. G. ‒ Vous êtes revenue par le biais d’un groupement ?

E. C. ‒ Je connaissais Stephen Carrière, c’est un ami. Il a fait partie des rares personnes qui m’ont accompagnée quand je me posais mille questions. À l’époque, il avait créé un collectif autour des Éditions Anne Carrière, alors indépendantes. L’idée : travailler ensemble pour mieux publier, ce qui équivaut en quelque sorte à une mutualisation de l’édition. C’est un système qui permet de proposer un catalogue extrêmement riche, porté par des lignes différentes et complémentaires. C’est difficile d’être tout à la fois. Depuis, les Éditions Anne Carrière ont été vendues à Média, qui a également racheté les Éditions du Seuil, ce qui en fait aujourd’hui le 3e groupe littéraire du pays. Leur vocation première était de publier de la BD, des beaux livres, et ils produisaient également des ouvrages sur le bien-être, le développement personnel, etc. Ce groupe accompagne le collectif et nous permet d’être ensemble pour mieux publier dans un contexte extrêmement difficile.

A. G. ‒ Vous seriez-vous réinvestie en dehors de cette structure rassurante ?

E. C. ‒ Sincèrement, non. C’est un cadre qui sécurise le programme éditorial. Pas moi, mais le programme, oui. Ça permet de réfléchir ensemble, de mutualiser des forces, d’être diffusés. L’édition est un travail au long cours, qui demande de la patience et puis, un jour, un livre marche, c’est le bon… Et là, tout d’un coup, on a le sentiment d’avancer.

A. G. ‒ Cette formule vous a déjà permis de régler les problèmes de distribution et de diffusion, ce qui n’est jamais simple pour les petites maisons…

E. C. ‒ Oui. Sans diffusion et distribution, ce n’était pas possible. Remonter une marque, c’est déjà très compliqué. Surtout après une telle épreuve. Perdre une maison d’édition qu’on a portée pendant 13 ans, et tout le fond, c’est un deuil. Mais, grâce au collectif, au bout de deux ans, on sait que les Éditions Emmanuelle Collas et Galaade, c’est la continuité portée par la même personne. Il faut tenir.

A. G. ‒ Avez-vous pu conserver une partie du fond de Galaade ?

E. C. ‒ Rien de rien, j’ai absolument tout perdu.

A. G. ‒ Vous repartez donc de zéro, mais dans une certaine continuité…

E. C. ‒ Exactement. La seule différence avec les débuts de Galaade, c’est que j’ai une histoire. J’ai absolument tout perdu et c’est encore très compliqué, mais je regarde l’avenir.

A. G. ‒ La nouvelle maison a été créée en quelle année ?

E. C. ‒ Les premiers livres sont parus en mars 2018, il y a deux ans.

A. G.  ‒ Vous prévoyez d’en publier combien chaque année ?

E. C. ‒ Assez peu, entre 4 et 8. J’ai envie de prendre le temps de faire vivre les livres, à une période où il y a peu de place pour la littérature. Quand on en faisait 8, chez Galaade, c’était l’idéal, même si on est allés jusqu’à 12. Là, on en publié 6 la première année, 7 la suivante, on verra comment les choses évoluent. D’autant plus que nous sommes dans une période d’incertitude particulièrement inédite.

A. G. ‒ Des traductions ?

E. C. ‒ Oui bien sûr, car c’est mon ADN, mais pas seulement. Chez Galaade, je faisais beaucoup de traductions. Aujourd’hui, je publie un mélange de littérature française, francophone et étrangère. J’adore explorer de nouveaux espaces, d’autres cultures, d’autres langues, et les mettre en écho, dans une démarche universelle, pousser les murs, à un moment où, justement, on a tendance à ériger des murs. J’essaierai de continuer à le faire, mais la littérature étrangère constitue un gros investissement donc un risque, d’autant plus que nous ne bénéficions plus d’aides en France.

A. G. ‒ Il y aussi de nouvelles voix qui émergent ?

E. C. ‒ Oui, le catalogue des Éditions Emmanuelle Collas s’inscrit dans la continuité de ce que j’ai fait par le passé. Je poursuis mon travail. J’ai, par exemple, publié Furie, de Grazyna Plebanek, une auteure polonaise qui explore les rapports entre le Congo et la Belgique. C’est une sorte d’inspection du colonialisme et de son incidence sur le monde d’aujourd’hui, par une femme qui a beaucoup travaillé sur le communisme, l’URSS… On retrouve le regard « de travers » dont j’ai parlé à propos de Hakan Günday, mais cette fois, c’est celui d’une auteure de l’Est sur l’Europe de l’Ouest. J’ai travaillé également avec William Navarrete, un écrivain cubain qui, dans Vidalina, examine les rapports entre Cuba, l’Espagne et l’Amérique. C’est en plus une très belle histoire de femmes à des périodes différentes. Impossible de ne pas évoquer Selahattin Demirtaṣ, Kurde de Turquie, brillant avocat, homme politique d’envergure ‒ l’un des seuls progressistes, féministes et humanistes au Proche-Orient, ce qui l’a conduit dans les prisons d’Erdogan depuis 4 ans maintenant. C’est un homme qui ne s’apitoie pas sur son propre sort et qui, en résistance, croit à la littérature pour faire évoluer les esprits. Il a donc choisi, non pas d’écrire un manifeste politique comme on aurait pu s’y attendre, mais des fictions qui racontent avec humour et une grande empathie la Turquie d’aujourd’hui. C’est un immense conteur.

A. G. ‒ Comment travaille-t-on avec un auteur qui est emprisonné ? J’imagine que ce n’est pas évident d’entrer en contact, de se procurer les textes…

E. C. ‒ Selahattin Demirtaş est publié en Turquie, ce qui peut paraître surprenant dans une dictature telle que celle d’Erdogan. Il est en effet l’un des principaux opposants au pouvoir, mais c’est la Turquie avec ses paradoxes… On peut y retenir en prison un opposant, par la seule volonté d’Erdogan, tout en laissant ses livres en circulation dans toutes les librairies du pays. Selahattin Demirtaş est retenu dans une prison de haute sécurité, réservée aux prisonniers politiques, à Edirne, aux confins de la Turquie, de la Bulgarie et de la Grèce, autrement dit loin d’Istanbul, d’Ankara ou de Diyarbakır qui constituent des lieux de pouvoir. Dans ces conditions, il est difficile d’entrer en contact avec lui. Disons que tout a commencé par une lettre que je lui ai écrite en janvier 2018 et que j’ai envoyée à son numéro d’écrou dans la prison d’Edirne…

A. G. ‒ Le fait qu’il soit publié peut effectivement sembler paradoxal…

E. C. ‒ Certes, d’autant plus que L’Aurore (Seher) s’est écoulé à plus de 260.000 exemplaires en Turquie. C’est dire si le livre représente, dans ce pays, une arme pacifique, une arme pour affirmer ses convictions. D’un côté, il est très présent en librairie, de l’autre, on veut le museler, parce que l’important, c’est qu’il ne parle pas. Vous voyez le paradoxe ! Par ailleurs, être éditeur, c’est être passeur, et je vois ça comme un engagement. Dans le cas de Demirtaş, avec L’Aurore, qui traite des violences faites aux femmes, ainsi que Et tournera la roue, qui s’intéresse également aux questions économiques ou sociologiques, on ne peut dissocier l’écrivain de l’homme politique. Selahattin Demirtaṣ est en effet le leader du Parti démocratique des peuples (HDP), qui porte un projet progressiste, écologiste, idéologique, féministe, ouvert à toutes les communautés, toutes les langues, toutes les cultures, vers la démocratie, la liberté et la paix.Mon but est donc de faire connaître cet auteur en France, entre le littéraire et le politique. Plus il sera connu, plus on en parlera, et plus on le protégera. En outre, c’est un homme qui possède une aura extraordinaire et qui me fait penser à Nelson Mandela.

A. G. ‒ En le publiant, vous faites de la politique ou de la littérature ?

E. C. ‒ Je fais de la littérature… entre le littéraire et le politique ! Pas de la politique. Il y a une nuance. Pour moi, le politique, c’est l’art d’être citoyen, selon la définition qu’en donne Aristote, c’est-à-dire la possibilité pour tout citoyen de participer au pouvoir de délibérer, de juger, de commander ou d’être commandé. C’est ce que je fais quand je publie. C’est particulièrement vrai pour Selahattin Demirtaş ou pour Nâzım Hikmet. Mais on pourrait parler également de Marie Bardet, Dora Djann Zadig Hamroune, Sabrina Kassa, Mutt-Lon, Sema Kılıçkaya, William Navarrete ou Grazyna Plebanek. De même quand je publie Fuir et revenir de Prajwal Parajuly, je l’exerce aussi. Chaque texte choisi a quelque chose à voir avec les thématiques dont je vous ai parlé au début de cet entretien.

A. G. ‒ Un petit mot sur vos nouveautés ?

E. C. ‒ Fuir et revenir de Parajuly, paru le 6 mars 2020. C’est l’histoire, très drôle, d’une vieille dame qui fête son anniversaire et qui, pour l’occasion, convoque ses petits-enfants. Chacun se demande comment il va affronter sa grand-mère après tant d’années. Cela se passe au Sikkim, une région népalophone située au nord-est de l’Inde, mais les petits enfants vivent tous à l’étranger On y découvre le parcours de chacun d’eux, en abordant la question du genre, de la caste, de l’exil.

Le Sang des rois de Sikanda de Cayron, 22 ans. C’est un conte pour adultes. Elle utilise l’imaginaire pour dénoncer la violence envers les femmes et la question du pouvoir autoritaire.

Mutt-Lon, dans Les 700 aveugles de Bafia, explore un épisode méconnu ‒ ou caché ‒ de l’histoire coloniale : en 1929, l’École de médecine française est implantée au Cameroun et le docteur Jamot combat la maladie du sommeil. Un protocole a été mis en place, mais des erreurs de dosage vont provoquer la cécité chez 700 patients. C’est un fait réel, dont on ne parle jamais. Mutt-Lon nous invite à suivre l’odyssée d’une femme médecin des colonies, partie exfiltrer une infirmière indigène, afin d’éviter une possible révolte. C’est un portrait sans concession du colonialisme.

A. G. ‒ Comment ces textes vous parviennent-ils ? Vous allez les chercher ou on vous les envoie ?

E. C. ‒ Vous savez, j’en reçois beaucoup et j’en publie peu. Je suis attentive, et je m’efforce de faire des choix. Le problème, dès qu’on a publié un livre sur un thème donné, c’est qu’on va ensuite recevoir une infinité de textes sur le même sujet… Les gens s’imaginent qu’on ne va publier que ça, j’imagine. Mais ça n’aurait pas d’intérêt. J’essaie de sélectionner un certain nombre de textes qui vont parler ensemble, en écho, en complémentarité, et dire quelque chose du monde d’aujourd’hui. En sachant qu’au bout du compte, le plus important, c’est d’être capable de déterminer si on saura défendre un texte ou pas.


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