L’entrevue suivante a été réalisée par Amandine Glévarec et est également disponible sur son blogue http://kroniques.com.
Amandine Glévarec – Chère Rhéa Dufresne, nous nous sommes rencontrées lors du 5è Forum du livre et de la lecture organisé à Nantes par Mobilis, la vie d’éditrice est-elle faite de voyages ou, plus prosaïquement, est-il indispensable de traverser l’océan pour venir faire découvrir votre maison d’édition en France ?
Rhéa Dufresne – Oui, je crois qu’il est essentiel de faire le voyage, de temps en temps afin de pouvoir présenter, de vive voix, nos titres aux lecteurs, aux libraires et aux divers médiateurs du livre en France. Évidemment, les échanges sont plus faciles maintenant qu’il y a quelques années, avec tous les moyens de communication mis à notre disposition mais rien ne vaut les échanges réels. Les éditeurs, et nous ne faisons pas exception à cette règle, sont toujours très fiers de leurs publications et quoi de plus stimulant pour nous que de pouvoir échanger avec d’autres passionnés.
A. G. – Pouvez-vous nous raconter l’histoire des 400 coups, de sa création à aujourd’hui ?
R. D. – Les Éditions Les 400 coups ont été créées en 1995 par Serge Théroux, qui s’est associé pour ce faire à Pierre Belle, lui-même propriétaire des Éditions Mille-Îles. En 2005, Pierre Belle annonce qu’il souhaite se retirer pour se consacrer à ses activités d’imprimeur. Serge Théroux décide alors de poursuivre le travail d’édition des 400 coups et se lie à de nouveaux partenaires. Constituées d’une équipe consolidée qui permet d’élargir ses marchés, les Éditions Les 400 coups continuent d’amasser les nominations et les prix à l’étranger. En 2007 elles remportent le prix du Gouverneur général (La petite rapporteuse de mots), le prix TD du centre de littérature canadien pour l’enfance et la jeunesse (L’envers de la chanson), le prix Québec/Wallonie-Bruxelles (Maman s’est perdue) et bien d’autres. En 2008, les Éditions Caractère reprennent les rênes des éditions Les 400 coups. Puis, en août 2012, suite à l’achat des Éditions Caractère par le groupe TC Média, les éditions Les 400 coups sont rachetées par Simon de Jocas qui pilote désormais le secteur jeunesse. La littérature adulte, la bande dessinée, la maison Mécanique générale et les livres d’art sont repris par les éditions Somme Toute, compagnie fondée par Serge Théroux.
Les 400 coups se consacrent exclusivement à la littérature pour la jeunesse depuis le 1erfévrier 2013.
A. G. – Étiez-vous là dès la création ou avez-vous rejoint l’aventure plus tard ?
R. D. – J’ai rejoint les 400 coups en janvier 2014.
A. G. – De combien de personnes se compose aujourd’hui l’équipe ?
R. D. – L’équipe des 400 coups se compose actuellement de huit personnes. Simon de Jocas à la direction, Renaud Plante éditeur et directeur artistique, May Sansregret éditrice, Clara Olivier responsable des communications, Nicolas Trost responsable des salons et des foires, Alexandre deJocas-McCrae représentant, Kateri-Laurence de Jocas-McCrae adjointe administrative et moi, directrice générale adjointe.
A. G. – Quel est votre parcours professionnel personnel ?
R. D. – J’ai d’abord été psychologue infantile et j’ai travaillé alors en recherche en violence conjugale et familiale pendant une douzaine d’année. J’ai ensuite choisi de me consacrer à la littérature pour la jeunesse et j’ai complété, en parallèle de mon travail en psychologie, une formation en littérature pour la jeunesse et une autre en édition. Par la suite, j’ai fait tous les boulots ou presque : lecture de manuscrits, critiques, animations de classe, formations aux enseignants, conférences aux parents, dossiers et analyses pour des revues spécialisées, conception de fiches pédagogiques, adjointe à l’édition, etc. Depuis 2014, je partage mon temps entre les 400 coups et mon métier d’auteure.
A. G. – Les 400 coups est une maison d’édition jeunesse, à destination des 0-12 ans, est-ce un segment qui se porte bien ?
R. D. – Oui, la littérature jeunesse se porte bien. Bien sûr, nous déplorons toujours le manque de visibilité dans les médias, la faible part accordée à la littérature pour la jeunesse par opposition à la littérature adulte et les budgets faméliques accordés aux écoles pour l’acquisition de livres, mais le segment se porte assez bien et le public est de plus en plus attentif à ce qui se publie en jeunesse. La concurrence est très forte, il existe une multitude de maisons qui publient des titres de qualité, pour tous les goûts et tous les âges, et l’espace en librairie est limité mais, en général, il s’agit d’une saine concurrence qui donne envie à chacun de se dépasser et de se démarquer.
A. G. – De combien de collections est aujourd’hui composée votre maison, combien de titres faites-vous paraître par an ?
R. D. – Les titres des 400 coups sont répartis à travers six collections ayant chacune sa ligne éditoriale bien précise.
La collection Grimace est constituée d’histoires drôles, parfois provocantes dans lesquelles les illustrations racontent souvent des choses que les mots ne disent pas. Ces titres présentent souvent une fin inattendue qui surprend le lecteur.
La collection Carré blanc présente des textes dérangeants, des thèmes délicats qui poussent à la réflexion. Accompagnées d’illustrations à la fois fortes et sensibles, ces histoires servent souvent de point de départ à des échanges entre enfants et adultes.
La collection 400 coups offre un vaste de choix d’histoires pour rire et s’émouvoir. Des histoires d’ici et d’ailleurs, à lire et à raconter.
La collection Mes premiers coups est faites de courtes histoires narratives qui mêlent fantaisie, folie et humour avec l’objectif d’initier les petits au plaisir du récit dans un format tout-carton parfait pour les petites mains.
La collection Mémoire d’images a pour but de remettre entre les mains des jeunes lecteurs, les images du passé. Elle raconte des moments de notre histoire à partir de documents d’archives.
La collection Hop là ! présente des livres hors-normes, des livres coups de foudre qui nous bouleversent par leur originalité.
Enfin, nous publions en ce moment entre 10 et 14 titres par saison donc entre 20 et 28 titres par années. Nous procédons aussi, à chaque saison, à de nombreuses réimpressions avec pour objectif de faire vivre notre fonds et de donner une visibilité aux créations de nos auteurs/illustrateurs le plus longtemps possible.
A. G. – Outre des illustrations toujours de très grande qualité, vous aimez aussi les albums avec un ton différent ou un humour assez mordant, comment les sélectionnez-vous, d’où viennent vos auteurs ?
R. D. – Les titres à publier sont sélectionnés en équipe. Nous recevons des manuscrits d’auteurs avec lesquels nous n’avons jamais travaillé et d’autres de créateurs avec qui nous travaillons déjà, et dans les deux cas les manuscrits sont lus et discutés en équipe. Les différentes lignes éditoriales de nos collections étant très bien établies, nous sommes la plupart du temps d’accord sur le choix à faire et les titres sont souvent choisi à l’unanimité. Toutefois, il arrive, bien sûr, que nous n’ayons pas tous la même inclinaison ou le même enthousiasme pour un texte et dans ce cas le mot d’ordre est le suivant : si des membres de l’équipe y croient, y voient un potentiel certain et sont prêts à le défendre, nous pouvons aller de l’avant. Ainsi faisant, nous travaillons avec des auteurs du Canada et de la France surtout (la langue que nous partageons y est pour quelque chose), mais pas que puisque nous fréquentons les diverses foires de droits et qu’il nous arrive de craquer pour un titre venant d’ailleurs que nous souhaitons traduire et publier en français. Quant aux illustrateurs, nous sommes constamment à la recherche de nouveaux talents. Nous recevons régulièrement des porte-folio d’artistes mais nous faisons également beaucoup de repérage dans les foires et sur les réseaux sociaux, ce qui permet d’avoir, dans nos publications, un bel équilibre entre les illustrateurs d’expérience et ceux de la relève.
A. G. – Aimez-vous l’idée que la littérature jeunesse puisse porter des messages à la nouvelle génération, vous voyez-vous en quelque sorte comme une éditrice engagée, et si oui quels sont les valeurs que vous aimez transmettre ?
R. D. – Je crois que toute publication est un acte engagé dans la mesure où, qu’on le souhaite ou non et qu’on en soit conscient ou non, nous transmettons un message et des valeurs à nos lecteurs. Après, quand on parle de littérature engagée, je comprends bien qu’on fait référence à des thèmes particuliers, des thèmes d’actualité à propos desquels les éditeurs prennent position. Dans ce sens, oui, les 400 coups font parfois dans la littérature engagée. Avec certains de nos livres, nous voulons créer des occasions d’échanges et de réflexions. Nous souhaitons transmettre des valeurs d’ouverture à l’autre, de tolérance, de respect et d’acception de soi, des autres et de notre environnement. Toutefois, je trouve important de préciser que les meilleurs messages sont souvent les plus subtils. Il ne faut pas, sous prétexte que nous nous adressons à des enfants, marteler le message, le souligner en caractères gras. Il faut faire confiance aux lecteurs, ils sont très souvent plus allumés que nous le pensons.
A. G. – Peut-on s’autoriser à éditer des albums qui abordent des sujets compliqués ou qui ne sont pas fatalement des « feel good books » ?
R. D. – Bien sûr ! Je crois d’ailleurs que non seulement nous le pouvons mais que nous le devons. Je suis tout à fait fan de la lecture plaisir, de l’humour et de la légèreté, mais je crois sincèrement que la littérature peut aussi être déclencheur de réflexions, d’échanges et de remises en question. La littérature peut parfois être un miroir, une façon de prendre du recul par rapport à ses choix, ses comportements et ses attitudes, comme elle peut être également une porte pour comprendre l’autre, pour entrevoir une réalité qui n’est pas nôtre.
A. G. – Avez-vous au sein de l’équipe, ou comme consultants extérieurs, des pédagogues ? Et un comité de petits lecteurs ?
R. D. – Nous ne faisons pas de livre pédagogique, nous sommes toujours dans la fiction et en ce sens, nous n’avons pas d’expert en pédagogie. Ceci dit, nous avons dans l’équipe un ancien enseignant toujours très au fait du milieu, une ancienne psychologue infantile et également quelques parents. Ce joyeux mélange nous permet de rester près de nos lecteurs. Dans certains cas précis, il nous arrive de consulter des enseignants, des bibliothécaires et des libraires ou des spécialistes, en plus de nos représentants, afin de valider que nous allons dans la bonne direction. Aussi, il n’est pas rare, évidemment, de lire nos titres en devenir aux enfants de notre entourage pour recueillir leur appréciation.
A. G. – Suivez-vous vos auteurs, aimez-vous donner la parole à de nouvelles voix, ou faites-vous les deux ?
R. D. – Nous aimons bien faire les deux. Nous avons nos auteurs chouchous qui nous proposent régulièrement de nouveaux projets et qu’il fait toujours bon retrouver au détour d’une nouvelle histoire et nous aimons aussi faire la connaissance de nouveaux créateurs qu’il nous plaît de découvrir et surtout de faire découvrir.
A. G. – Comment fonctionne le travail éditorial pour des ouvrages jeunesse ? Est-ce que vous travaillez beaucoup à la commande ?
R. D. – Il nous arrive de solliciter des textes soit parce que nous avons envie de travailler avec l’auteur, soit parce que nous croyons qu’un sujet en particulier doit être traité, mais le plus souvent, nous recevons des manuscrits d’auteurs de la maison ou de nouveaux auteurs que nous choisissons de publier.
A. G. – A-t-on le droit de lire vos publications passé l’âge de 12 ans ?
R. D. – Oui !!! (dit avec beaucoup d’enthousiasme) Bien sûr, les albums jeunesse n’ont pas d’âge. Une bonne histoire est une bonne histoire, et encore mieux si elle est accompagnée d’illustrations JSans blagues, les adultes devraient lire plus de littérature jeunesse, des albums, mais des romans aussi… Il y a tout un univers à découvrir… Je dois avouer qu’une partie de mon travail que j’aime le moins c’est de devoir définir l’âge auquel se destine un titre. Je comprends bien l’idée de savoir si oui ou non, les lecteurs sont prêts pour cette lecture mais trop souvent, y mettre un âge, fait en sorte que les plus vieux n’osent pas mettre la main sur ce titre. Un élève de 9 ans, interpellé par un livre (par son titre, son visuel, etc.), peut hésiter à le lire s’il réalise qu’il est destiné aux 6 ans et plus… Alors oui, on peut lire du jeunesse peu importe notre âge et tant mieux si de jeunes lecteurs vous surprennent à le faire.
A. G. – Lors de notre conversation vous aviez évoqué une problématique qui me semble importante, celle des québécismes qui freinent parfois l’export. Je me souviens notamment de « chaise à bascule » qu’on vous demandait de traduire par « rocking-chair », un anglicisme ! Quelle est votre position par rapport à la francophonie, et par rapport aux différentes langues françaises qu’on tente parfois de réduire au seul parisien ?
R. D. – Il est vrai que sans leur ôter toutes leurs couleurs et leur unicité, il est essentiel pour nous que nos histoires trouvent leurs lecteurs et pour ce faire, nous restons à l’affut de tout ce qui pourrait nuire à leur compréhension et à leur diffusion. Il n’est pas question de gommer tout ce qui pourrait identifier l’origine de l’auteur mais bien de s’assurer qu’il n’y ait pas de méprise, de s’assurer qu’un mot ayant un certain sens de notre côté de l’océan n’ait pas un sens contraire de l’autre côté. Je ne dirais donc pas que nous tentons d’être « parisien » dans notre façon d’éditer nos textes mais plutôt que nous restons sensibles aux spécificités de chacun.
A. G. – J’imagine que faire paraître un album en couleurs, de qualité, qui fait appel à un illustrateur et à un auteur, engendre des frais importants. Comment gérez-vous cette question au niveau des tirages, avez-vous des « locomotives » qui vous permettent de financer des publications plus confidentielles ?
R. D. – Oui effectivement la publication d’un album occasionne des frais considérables. Bien sûr, comme tous les éditeurs, nous avons nos « best-sellers ». Nos titres qui, depuis leur sortie, ne cessent d’attirer les lecteurs et qui continuent d’être présents sur les tablettes des librairies. Et si nous souhaitons toujours que tous nos livres trouvent leur public, nous ne pouvons nier le fait que certains se trouvent en meilleure posture sur le marché. Donc, oui, évidemment, certains livres nous permettent d’en faire d’autres qui, nous le savons par avance, auront un plus petit tirage et seront plus difficile à vendre. Toutefois, ces livres, moins vendeurs, plus difficiles, ont leur raison d’être et il est important de les faire tout en sachant à quoi s’attendre.
A. G. – En France se pose la question de la surproduction actuellement, peut-être une conséquence de la rentrée littéraire, une institution très franco-française liée aux fameux prix littéraires. Quel est votre calendrier en édition jeunesse et ressentez-vous ce « trop » ? Est-ce un secteur très concurrentiel ou vous paraît-il plus « cool » que celui de la littérature adulte ?
R. D. – C’est plusieurs questions en une, je vais tenter d’y répondre de façon cohérente. Oui, l’offre est énorme ici aussi. Il y a les livres québécois mais également les livres de toute la francophonie et le bassin d’acheteurs est relativement petit alors effectivement, nous avons parfois l’impression d’être submergés par l’offre (et par l’impression grandissante que nous n’aurons jamais le temps de lire tout ce que l’on souhaite lire). Quant à y trouver sa place, rien n’est jamais gagné mais les 400 coups auront bientôt 25 ans alors nous sommes tout de même relativement bien connus des amoureux du livre jeunesse. Toutefois, il va sans dire que c’est un défi constant de trouver sa place à travers toute cette production. Le budget des lecteurs n’augmente pas au même rythme que l’offre. Ceux-ci ont donc des choix de plus en plus difficiles à faire et c’est en ce sens qu’il faut se démarquer. Ce besoin d’être différent, d’offrir des livres de qualité et des histoires qui interpellent guident nos propres choix d’éditeur. C’est là, je crois, que l’importance de la ligne éditoriale se révèle. À qui on s’adresse ? De quoi voulons-nous parler ? Quel message souhaitons-nous véhiculer ? Quel genre de livre voulons-nous présenter ? Si on ne perd pas de vue ces questions et surtout leurs réponses, bien que la concurrence soit énorme, je pense qu’on arrivera toujours à trouver le chemin vers nos lecteurs.
A. G. – Votre venue en France était en partie organisée par l’ANEL(Association nationale des éditeurs de livres), quel est leur rôle au Québec, de quel accompagnement et de quelles subventions peuvent bénéficier les éditeurs québécois ?
R. D. –La mission de l’ANEL est de soutenir le milieu de l’édition et de promouvoir le livre québécois et franco-canadien au Canada et à l’internationale. L’ANEL peut faire le pont entre les différents acteurs du milieu du livre, ici et ailleurs. Par exemple, elle organise des stands collectifs dans divers salons à l’étranger et permet ainsi aux éditeurs québécois d’y être, ce qui serait impossible pour plusieurs d’entre nous si nous devions prendre en charge un stand complet. Plusieurs missions à l’étranger sont également organisées dans le but de faire la promotion de nos publications et à l’inverse, des visites d’éditeurs étrangers sont également organisées pour favoriser les échanges. L’ANEL offre également à ses membres des formations sur tous les thèmes touchant au milieu de l’édition.
A. G. – Vous vivez et travaillez dans un pays multilingue, existe-t-il une concurrence par rapport à l’anglais ou les deux langues arrivent-elles à cohabiter ?
R. D. – En édition, ce sont deux mondes complètement différents. Les réseaux anglophone et francophone (édition, distribution, diffusion et vente) sont complètement indépendants l’un de l’autre et à l’exception de quelques rares librairies, les livres ne cohabitent pas sur les mêmes tablettes. Je ne peux malheureusement pas vous entretenir du marché anglophone à propos duquel je n’ai aucune expérience.
- Intervieweur(s) : Amandine Glévarec
- Date de l'entrevue : 25 septembre 2019
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