Entrevue avec Caroline Coutau

L’entrevue suivante a été réalisée par Amandine Glévarec et est également disponible sur son blogue http://kroniques.com.

Amandine Glévarec – Chère Caroline Coutau, quelle lectrice étais-tu enfant ? on parcours personnel, scolaire et professionnel ?

Caroline Coutau – Enfant, je lisais beaucoup. J’étais assez solitaire, extrêmement timide et j’avais une double vie grâce à la lecture, vraiment. Ça m’a un peu sauvée, je pense, et puis, peu à peu, ça m’a aussi permis de mieux savoir qui j’étais, de mieux comprendre mon rapport aux autres. Dans la famille, j’étais celle qui lisait le plus. Ma mère était historienne de l’art, elle m’a appris à regarder, beaucoup, et effectivement j’ai une lecture assez visuelle, c’est-à-dire que si le texte ne suggère pas en moi des images mentales, je le lâche.

A. G. – Quel parcours as-tu suivi ?

C. C. – J’ai suivi un Master en Lettres classiques à Genève, dans lequel je n’ai absolument pas étudié la littérature romande. À l’époque on n’étudiait quasiment que des classiques français. Avant ça, et même si ça n’a pas de lien direct mais depuis peu je me dis qu’il faut que j’en parle car ça a compté beaucoup, j’ai fait énormément de danse. Après mon BAC je suis partie un an à New-York chez Merce Cunningham. J’avais 19 ans et j’ai eu l’impression de grandir d’un coup, loin de toutes mes références, loin de ma langue. Et justement le fait de lire en anglais, de me débattre dans une autre langue que la mienne, m’a rapprochée du français. Je me suis rendu compte que quand je lisais en français ou que j’écrivais des lettres, c’était un incroyable réconfort, même si je trouvais ça très amusant de parler dans une autre langue que la mienne. En même temps,ce qui était très intéressant, et j’ai eu la même expérience avec l’espagnol, c’est que je ressentais une certaine liberté, j’osais dire des choses dans une langue étrangère que je n’aurais pas osé dire, ou même « me dire », en français. J’ai vu tous ces trucs autour de la langue qui commençaient vraiment à m’intéresser alors je me suis inscrite en linguistique pour essayer de comprendre un peu comment tout ça fonctionnait.

Assez rapidement à New-York j’ai compris que je n’étais pas du tout bonne en danse mais j’ai continué à m’y intéresser beaucoup et j’ai été très active dans le milieu de la danse contemporaine, j’ai fait de la critique, de la programmation, j’ai créé un journal.

La danse contemporaine a orienté mon esprit vers des formes expérimentales, et je me dis aujourd’hui que le rapport que je peux avoir avec la littérature, en particulier avec l’écriture des jeunes auteurs, est lié à ça. Disons que je suis naturellement ouverte à une certaine recherche de formes innovantes.

A. G. – Quel rapport as-tu à l’écriture ?

C. C. – Je n’écris pas du tout. Il m’est arrivé dans ma vie de beaucoup écrire de lettres, j’ai eu une intense correspondance avec certaines personnes et j’adorais ça, mais c’est tout. Je n’ai pas envie d’écrire plus que ça. Et puis j’exerce probablement une autocensure assez importante. Je crois que je suis une personne un peu sévère, avec moi probablement encore plus. Un élément important néanmoins à propos de sévérité : je ne suis pas là pour juger les écritures, mais pour repérer celles qui pourraient être des plumes en devenir. Je crois bien que certains auteurs arrivés récemment chez Zoé pourraient faire un grand œuvre.

A. G. – Quel lien as-tu avec la littérature romande que tu contribues à faire connaître grâce à tes choix éditoriaux ?

C. C. – Quand je suis entrée aux éditions Zoé en 2008, j’ai vraiment dû suivre des cours de rattrapage. Tout au plus, je connaissais Le Poisson-Scorpion de Nicolas Bouvier, et quelques Ramuz ! Ma connaissance de la littérature romande était donc plus que maigre. J’ai été totalement émerveillée en la découvrant parce que je ne m’attendais pas, d’une part, à une aussi grande diversité et, d’autre part, à des langues aussi particulières, aussi singulières. À l’époque, mes références en littérature contemporaine étaient surtout franco-françaises, j’adorais Marie Ndiaye, Echenoz, Emmanuelle Pagano… J’avais lu aussi beaucoup de littérature espagnole quand j’habitais en Espagne et israélienne quand j’étais à Jérusalem. J’ai abordé les pays dans lesquels j’ai vécu via la littérature.

Donc je me plonge dans cette littérature « dite romande », terme sur lequel on doit discuter car ce n’est pas si simple que ça, avec un réel plaisir. Et je ne découvre pas que les Romands. Quand Marlyse Pietri m’a demandé de lire la première version de la traduction de Maurice à la poule de Matthias Zschokke, je l’ai lue en 48 heures et j’étais si fière de travailler dans la maison d’édition qui publiait ce texte traduit de l’allemand, si subtil, drôle, tellement philosophique sous ses allures légères!

A. G. – Quel était ton rôle quand tu es arrivée aux éditions Zoé ?

C. C. – Au début, je m’occupais de la presse et j’étais déjà un peu éditrice car j’avais déjà une expérience. En effet, j’avais travaillé trois ans et demi aux éditions Labor et Fides. Je m’occupais des essais et non de littérature, c’est une manière différente de travailler le texte mais ce sont les mêmes mécanismes. L’autre différence était que, à l’époque en tout cas, en sciences humaines, la promotion était quelque chose de moins énorme que pour la littérature où on n’a fait que la moitié du chemin quand on a sorti un livre, après il faut vraiment promouvoir un texte. J’avais aussi passé neuf mois chez Noir sur Blanc où j’avais édité deux ou trois choses. Donc j’avais déjà un peu d’expérience, et pour Marlyse c’était aussi une manière de pouvoir un petit peu souffler parce que, au fond, elle avait toujours travaillé avec des gens qui ne connaissaient pas bien l’édition. J’avais aussi compris qu’il fallait chercher de l’argent et c’est quelque chose que j’acceptais qu’il faille faire.

A. G. – Comment est née la maison d’édition Zoé ?

C. C. – Zoé est née en 1975. Au début c’était une maison militante, de gauche. Pendant quatre ans elle a été gérée de manière associative par quatre femmes qui ont décidé de travailler sans aucune hiérarchie. Chacune menait un projet – les trois autres devaient être d’accord – et elle le menait jusqu’au bout. Elles avaient appelé ça L’Atelier du livre. Elles avaient acheté une immense machine offset qu’elles avaient installée dans leur garage, elles ont appris à faire la mise en page, encore aux plombs à l’époque. Elles travaillaient un peu le texte, elles le mettaient en page, elles l’imprimaient. Bon an mal an, elles ont aussi dû se mettre à la promotion. Elles ont vraiment appris et compris tout le parcours du livre de manière autonome.

Ça a duré cinq ans pendant lesquels a été publié Pipes de terre et pipes de porcelaine de Madeleine Lamouille qui a eu un succès extraordinaire. J’ai dû le lire quelques années après sa parution, j’avais 18 ans je pense, et j’avais adoré ce livre dans lequel une femme de chambre raconte sa vie à travailler dans une grande famille bourgeoise de Genève dont elle connaît tout. C’est très intéressant car c’est nuancé. Une relation cruelle, injuste et dure, mais aussi tendre et complice. L’auteure raconte avec beaucoup de simplicité, très frontalement. Jean Malaurie avait tellement aimé ce livre qu’il avait voulu le prendre dans sa collection Terre humaine, mais il voulait lui faire enlever (ou ajouter, je ne sais plus) un chapitre, ce dont il n’était pas question pour Madeleine Lamouille.

A. G. – Est-ce que c’était une maison féministe ?

C. C. – Non, elles étaient quatre femmes mais elles ont toujours refusé ce qualificatif. Mais elles ont bien publié Amélie Plume, arrivée sauf erreur en 1980 avec un texte qui s’appelle Les Aventures de Plumette et de son premier amant. Féministe militante, déclarée, Plume revendique et assume complètement ses positions. Dans son premier roman, elle est d’une inventivité totale, il y a des pages blanches, d’autres avec un seul mot en majuscule. C’est l’histoire d’une femme bourgeoise, bien mariée, avec deux enfants, qui se dit : mon dieu je ne vais pas vivre toute ma vie comme ça alors que j’ai à peine 30 ans ! Amélie Plume est une auteure que Zoé a lancée, suivie et publiée jusqu’à aujourd’hui.

A. G. – Comment a évolué la maison d’édition ?

C. C. – Peu à peu le catalogue est devenu plus littéraire, l’entrée de Nicolas Bouvier a été importante. Il y a notamment publié son unique recueil de poésie : Le Dehors et le dedans. Et puis aussi les traductions de Robert Walser, la première, Félix, par Gilbert Musy puis celles de Marion Graf. Zoé a traduit tous les livres de cet auteur, hormis les romans qui sont chez Gallimard. J’en suis très fière pour la maison car je pense que la modernité de Walser est dans ses petites proses, c’est là où il se permet une absolue liberté de forme. Walser est celui qui sait être, dans la même phrase, sombre et pétillant, triste et lumineux. Avec un seul même mot, on a les deux tonalités, grâce aussi à cette forme extrêmement courte qu’il s’autorise et qui tient presque du fragment.

Un peu plus tard arrive quelqu’un d’une autre génération, Matthias Zschokke, qui pour moi tient beaucoup de Walser, mais de manière contemporaine. Il regarde le monde d’aujourd’hui avec ce très léger recul d’où sourdent ironie, légèreté et profonde mélancolie.

Au bout de cinq ans, les quatre fondatrices ne s’entendent plus et Marlyse Pietri reste seule. Elle va tenir le bateau en solitaire pendant trente ans. Toutes sortes de gens lui donnent des conseils, elle se fait bien entourer, par exemple Doris Jakubec qui dirigeait Le Centre des lettres romandes à Lausanne, Elsbeth Pulver, géniale lectrice alémanique, ou Gilbert Musy, traducteur, qui a amené beaucoup de textes, dont ceux de Zschokke ou La Vache de Sterchi.

En 1992, elle trouve « enfin », comme elle le dit, un diffuseur distributeur professionnel en France. Elle avait un distributeur mais on ne fait rien sans diffuseur, si le libraire n’a pas entendu parler de vos livres, il ne va pas les commander. Probablement grâce au fait d’avoir Walser et Bouvier dans son catalogue, elle est accueillie par Harmonia Mundi et ils imaginent un contrat dans les deux sens. C’est-à-dire que Zoé devient diffuseur distributeur pour le groupe Harmonia Mundi en Suisse romande. Cela donne à Zoé une forme d’assise très intéressante car ça lui permet d’avoir un contact permanent d’une part avec les éditeurs français, et d’autre part avec le réseau des libraires en Suisse romande. Ça a été à l’époque très bien réfléchi.

A. G. – Était-ce un modèle unique ? Comment était le marché de l’édition romande à cette époque ?

C. C. – Les éditions de L’Âge d’homme, créées par Vladimir Dimitrijevic, diffusaient et distribuaient aussi, notamment Minuit. Marlyse a commencé quelques années avant le moment où Bertil Galland s’est arrêté, c’était un éditeur qui avait tous les grands auteurs, notamment Chappaz, Bille, Borgeaud, Bouvier, Chessex, Jaccottet, Lovay, Pestelli, Alice Rivaz, Roud, Safonoff… Puis, pendant longtemps, il y a eu Dimitrijevic et Marlyse Pietri, ainsi que Campiche et les éditions de l’Aire. Il y avait une concurrence, probablement saine. Je pense que c’est bien de ne pas être tout seul à faire du bon travail professionnel, ça a créé une émulation, même si entre Marlyse et Dimitri, deux personnalités fortes, il y a eu de belles étincelles ! Ça a été intéressant aussi pour les écrivains d’avoir la possibilité d’avoir plusieurs éditeurs chez qui toquer et se faire publier.

A. G. – Comment s’est passée ton arrivée chez Zoé ?

C. C. – Je suis arrivée en 2008, j’ai repris la direction en 2011. J’héritais d’un beau catalogue, littérairement j’avais des goûts qui étaient proches de ceux de Marlyse, mais j’avais une génération de moins, et donc un intérêt et un regard sur le monde différents. Et il se trouve que j’ai repris la direction au moment où a commencé d’émerger cette jeune génération d’auteurs qui ont aujourd’hui 30 ans, ils étaient très jeunes, entre 22 et 24 ans. Nombreux et très différents les uns des autres, remarquablement respectueux du travail des autres. D’ailleurs, ils travaillent souvent ensemble, par exemple dans le collectif de l’AJAR où ils proposent des performances, des textes écrits à plusieurs, dont le roman Vivre près des tilleuls publié par Flammarion, ou à trois pour Stand-By, le feuilleton littéraire que nous publions. Et puis les premiers élèves de l’Institut Littéraire de Bienne sortent au même moment avec leur bachelor. L’institut donne le goût et le sens du travail de l’écriture. Il m’arrive de recevoir des manuscrits assez bons d’auteurs débutants, où on sent de l’énergie et des idées, mais ce sont des gens qui ont du mal à travailler, à reprendre le manuscrit, à réécrire, enlever, trier, alors que c’est ça l’écriture. À Bienne, on leur apprend à travailler.

A. G. – En parlant de retravail du texte, comment assures-tu l’édito avec tes auteurs ?

C. C. – Avec chaque auteur c’est très différent, avec certains c’est très peu mais en revanche il y a un compagnonnage pendant l’écriture, pour essayer de réfléchir à diverses questions, comment on traite tel personnage, telle voix off. Avec d’autres, je travaille l’écriture elle-même. Mais il y a aussi des auteurs avec lesquels je n’ai besoin de faire que très peu de choses parce qu’ils travaillent déjà beaucoup de manière autonome. C’est très variable, et c’est intéressant d’ailleurs, il n’y a pas une méthode. Si j’avais plus de temps, j’adorerais ne faire que ça. Et puis j’ai un côté très affectif je crois, c’est-à-dire que je ne peux pas communiquer et promouvoir quelque chose si je n’y crois pas. Il faut vraiment que j’aime totalement un texte pour le publier et que je sois sûre que c’est très bon.

A. G. – Combien de titres publiez-vous par an ? Combien êtes-vous dans l’équipe ?

C. C. – Aujourd’hui nous publions 25 livres par an, 18 nouveautés, le reste en poches. Parfois c’est 24, 26, 27… Mais c’est trop. Nous sommes trois et demi dans l’équipe, c’est déjà plus qu’avant car avec Marlyse nous n’étions que deux, et encore je n’étais pas tout à fait à plein temps. Il y a quand même un développement mais c’est vrai que ça reste peu. J’ai des aides à l’extérieur, surtout pour la présence en France, avec des attachés de presse qui travaillent bien et une relation libraires qui est pour moi très importante, Virginie Migeotte. Elle a permis à Zoé d’enfin exister en librairie « normalement », sans d’emblée l’étiquette « maison suisse». Nous travaillons ensemble depuis septembre 2015, elle a une connaissance de la librairie indépendante en France qui est très fine, elle sait avec quel libraire ça vaut la peine que j’aille déjeuner, quelle librairie je dois visiter, qui va aimer quel livre. Elle me fait bosser et beaucoup voyager, mais je dois avouer que mes rencontres avec ces libraires sont extraordinaires, à tous les niveaux. Ils m’apportent, ils me donnent confiance car je vois que les livres sont lus et appréciés, ils me font part de leurs lectures, ce qui m’intéresse toujours, ils me donnent des idées. Je repars de chez eux avec de l’énergie, et c’est nécessaire car nous travaillons beaucoup, et si nous n’avons pas de retours de ce genre, nous nous éteindrions un petit peu. C’est comme quand tout à coup nous avons une page dans Le Monde ou que Télérama commence à nous suivre de manière régulière, nous nous disons que ça vaut la peine. Je sais que ces textes valent la peine mais tout ce qu’il faut pour les faire exister représente tellement de temps, d’énergie, d’argent. Quand ça marche enfin, c’est super satisfaisant.

A. G. – Comment mesures-tu la réussite d’un livre ?

C. C. – Au nombre de ventes bien sûr, mais j’ai aussi pu défendre un titre – dont je tairai le nom – qui a eu une presse exceptionnelle en France et dont j’ai vendu, au final, 260 exemplaires. Ce sont des choses terribles, mais je suis sûre que j’ai bien fait d’éditer ce livre. C’est très brutal, et la durée de vie en librairie est courte. Mais, par exemple pour Antonia de Gabriella Zalapi, sorti en janvier qui a eu une bonne presse, de nombreux coups de cœur de la part des libraires, de bonnes ventes, la réussite se traduira aussi sur sa « longueur de vie » : nous nous mobilisons pour qu’il existe au-delà de trois mois, pendant l’été, traverse le tsunami de la rentrée littéraire, non seulement en librairie, mais aussi grâce à des achats de droits en langues étrangères, en poche, pour le cinéma. Il faut se bagarrer tout le temps.

A. G. – Certains titres du catalogue arrivent-ils à devenir des ouvrages de fonds en librairie ?

C. C. – La question du fonds en librairie est aujourd’hui une grosse question. Les libraires sont envahis par les nouveautés et manquent par conséquent de place. C’est le fonds qui est sacrifié, même si les libraires en sont malades. C’est complètement paradoxal parce qu’eux-mêmes disent que leurs lecteurs ne sont pas du tout obnubilés par la nouveauté, comme nous le sommes nous les professionnels. Nous nous obnubilons pour des raisons de trésorerie, parce que les libraires auraient soi-disant besoin de « sang frais » de manière régulière. Mais pour répondre à ta question, L’Analphabète, l’autobiographie en 80 pages d’Agota Kristof est un livre de fonds, les Bouvier et les Walser aussi. Pour les auteurs plus récents, oui nous continuons de vendre par exemple en grand format des textes vendus à des pochistes comme Le Garçon sauvage de Cognetti, les Wagamese, Hiver à Sokcho d’Élisa Dusapin.

A. G. – Comment ressens-tu le problème de la surproduction dont on parle beaucoup aujourd’hui ?

C. C. – J’ai l’impression qu’il y a de plus en plus de petites maisons qui font du bon travail, qui sont intéressantes et qui s’en sortent assez bien, et que ce sont bizarrement maintenant les grosses maisons qui sont dans la surproduction. Je n’ai pas d’avis là-dessus mais ce que j’entends des libraires est une lassitude par rapport à ces grosses maisons qui envahissent les tables et dont les romans ne sont plus à la hauteur de la « marque ». Aujourd’hui, j’ai l’impression que les libraires indépendants et les maisons de petite taille ne s’en sortent pas si mal. Pour les maisons d’édition de taille moyenne, c’est plus compliqué, elles ont des charges plus lourdes et du coup elles peuvent être dans des situations telles qu’elles n’ont plus d’autres choix que de vendre.

A. G. – Quand tu as rejoint Zoé, savais-tu que tu allais devoir endosser autant de casquettes, comptabilité, édito, promotion ?

C. C. – Si j’avais su que j’allais devenir une cheffe d’entreprise… car c’est ce que je suis. Ça s’est fait dans la douleur, pour moi ce n’était pas naturel. J’avais de mon côté le fait d’être quelqu’un qui n’a pas trop de peine à prendre des décisions, non pas parce que je ne doute pas, au contraire je doute tout le temps, mais je suis joueuse, donc je prends des risques. Je ferme les yeux, je réfléchis un peu, puis j’y vais. Ça m’aide parce que tous les jours on doit prendre des décisions, des petites et des grandes, ça ce n’est pas trop difficile pour moi. Mais ce qui est compliqué, c’est de faire tellement de choses en même temps. Je suis assez handicapée là-dessus. J’ai du mal à faire deux choses en même temps.

Au fond, aujourd’hui, nous tous, et je pense à tous les gens du monde du livre, nous devons faire du bruit pour que le roman existe, alors que notre métier est extrêmement silencieux. La lecture est solitaire et silencieuse. Et dans la même journée on doit naviguer entre ces deux tonalités, sans cesse, le bruit et le silence, je trouve ça presque difficile physiquement. Je sais que c’est la même chose pour les journalistes, pour les libraires, on partage un peu tous ça. Donc effectivement quand un livre sort, il faut l’envoyer aux journalistes et aux libraires, et pour savoir quels journalistes et quels libraires vont aimer il faut nourrir tout le temps ce qu’on appelle le « réseau », c’est absolument vital.

Et puis bien sûr, autre dimension, il faut dépenser l’argent comme il faut, donc il faut faire des budgets, trouver de l’argent, rencontrer des institutions susceptibles de vous faire confiance et être à la hauteur de leur confiance, bien entendu.

A. G. – Zoé perçoit beaucoup de subventions ?

C. C. – On a de l’aide en particulier du Canton de Genève – avant c’était de la Ville mais il y a eu un changement structurel – qui nous donne de l’argent sous forme de convention pendant quatre ans. C’est important. Il y a également Pro Helvetia qui nous soutient notamment pour les traductions, et il y a aussi des fondations privées. Ces soutiens, essentiels, sont nécessaires car nous ne pouvons payer toutes les charges uniquement avec la vente des livres. Je pourrais éditer un certain nombre de livres, mais je ne pense pas que je pourrais les promouvoir. Et si on ne promeut pas un livre, on l’envoie, on le récupère et on le pilonne. Le livre dont tout le monde parle alors que vous n’avez pas fait de promotion n’existe pas. Quand j’ai commencé, j’y croyais, au hasard, au miracle, mais non, ça n’existe pas.

A. G. – Tu connaissais déjà le système des retours ?

C. C. – Non, j’ai tout découvert. Avant l’édition, j’ai travaillé dans le milieu culturel, comme critique de danse et comme attachée culturelle à la ville de Lancy, j’accrochais des toiles, notamment celles de Gabriella Zalapi. J’étais dans la culture subventionnée à 100%, alors que le gros enjeu de l’édition, et c’est ça qui est intéressant, c’est qu’on ne peut pas se permettre de s’enfermer dans une tour d’ivoire et ne pas s’occuper des questions d’argent. Il y a une tension permanente entre le culturel et le commercial. C’est dur à vivre, on a des semaines énormes, on a de minuscules salaires, mais cette tension je la trouve saine, on est obligés d’avoir les pieds sur terre. Même si elle est épuisante, cette tension m’intéresse.

A. G. – Comment ferais-tu sans subventions ?

C. C. – Je n’arriverais pas à faire tout le travail que je fais actuellement en France, et nous serions moins nombreux. Là nous sommes trois et demi, mais aussi trois et demi à la diffusion, il y a quand même sept salaires qui sortent chaque mois, ce dont je suis fière. Sans subventions, je réduirais, et sans doute aussi le nombre de livres.

A. G. – Comment équilibres-tu les ventes en Suisse et dans les autres pays francophones ?

C. C. – Ça dépend des titres. Certains qui marchent bien se vendent beaucoup plus en France. Mais disons que, en moyenne, c’est à peu près 50/50. Je ne sépare plus la Belgique car Harmonia Mundi a une représentante qui la couvre en même temps que le Nord de la France, et nous avons de bons contacts avec des libraires belges, dont certains nous suivent très bien. Le Québec, c’est une autre histoire. C’est difficile. Nous sommes diffusés, mais c’est loin, nos livres sont horriblement chers, c’est complètement fou, ils sont quasiment deux fois plus chers que les livres québécois qui, eux, ont des subventions vraiment très importantes. Nous sommes aidés mais eux le sont presque complètement, les choses se jouent autrement. On a essayé sur certains titres où l’on se disait qu’il y avait un potentiel intéressant pour le Québec, on a baissé les prix, on a fait des actions, essayé de s’approcher du diffuseur de manière vraiment active, mais nous n’avons pas le réseau, je ne connais pas les journalistes, pas assez bien les libraires. On ne peut pas tout faire, et c’est déjà tellement énorme de faire ce qu’il faut pour la France qu’il faut choisir, sinon on s’éparpille.

A. G. – C’est une victoire pour Zoé de ne plus être considérée comme une maison suisse en France ?

C. C. – Oui, mais si ensuite les gens se rendent compte que c’est une maison d’édition suisse, je suis contente. Je suis fière qu’on fasse moins une différence de qualité en France entre un auteur suisse et un auteur français, car je pense que, en effet, il n’y a pas de différence. Au sein de cette nouvelle génération dont je parlais tout à l’heure, il y a des auteurs qui sont métissés, et ils m’intéressent beaucoup. Je crois que, parce que ce sont des auteurs qui viennent du Cameroun et qui vivent en Suisse, qui viennent de Corée et qui vivent en Suisse, qui viennent d’Italie, des Balkans et d’Angleterre, ils ont emmagasiné des langues et des cultures qui sont très différentes. Tout ça se frotte et provoque une créativité extraordinaire. Je pense que quand on reste enfermé dans ses frontières, on s’éteint. On a besoin de l’autre, on a besoin de l’altérité pour être vivant, pour se régénérer et pour avoir de l’oxygène. Pas que nous ne sommes pas bons, mais il me semble que c’est le propre de l’être humain d’avoir à se confronter à l’autre. La Suisse a déjà quatre langues nationales et surtout deux cultures qui sont déjà complètement différentes l’une de l’autre, la Suisse romande et la Suisse allemande, il y a, peut-être un petit peu plus que dans d’autres pays, l’ouverture à la diversité et à la différence. Je dis ça et en même temps on a aussi des gens épouvantablement racistes en Suisse ! Mais c’est une vraie chance que cette Genève tellement multiculturelle, que cette Romandie où les gens bougent beaucoup. Tous ces jeunes, c’est comme une métaphore, qui prennent le train sans arrêt d’un point à l’autre de la Suisse, d’un point à l’autre de l’Europe. Il y a une mobilité mentale et géographique extraordinaire, qui d’ailleurs n’est pas le seul apanage de la Suisse. C’est un des bienfaits de la mondialité d’aujourd’hui, ça nous confronte à nous-mêmes.

A. G. – Tu as d’ailleurs une collection consacrée aux traductions qui s’enrichissent de cette double appartenance.

C. C. – C’est la collection qui s’appelle Écrits d’ailleurs. Nous traduisons les auteurs du Commonwealth dont le propre est d’avoir une culture native, originelle, et une culture qui vient du pays qui a colonisé. Ils écrivent en anglais, mais ils ont au minimum deux langues, l’anglais et le créole, le pijin ou le shona : un dialecte et une langue. Ça donne des mondes linguistiques géniaux, souvent très visuels, très joueurs, très souples. Notre défi est de trouver des traducteurs qui sachent être des équilibristes, des funambules parce qu’ils doivent être rigoureusement fidèles à la langue originale tout en inventant. Il faut vraiment être créatif pour réussir à traduire en français des auteurs qui puisent dans leur dialecte en anglais.


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