Quand le catalogue construit (et vend) l’histoire littéraire. Un autre regard sur « Livres, disques, etc. » du Regroupement des éditeurs franco-canadiens (par Mathieu Simard)

23 mars 2019

Les catalogues ne cherchent pas qu’à vous vendre des livres. Ils vous vendent aussi une histoire. Je ne parle pas ici des récits qui se trouvent dans les romans que vous achèterez et lirez à coup sûr, mais d’une version de l’histoire littéraire que vous suggère le catalogue et de laquelle vous pouvez faire partie en vous procurant l’un de ces livres présentés de manière alléchante.

On vous interpelle, comme dans ces romans (ou maintenant ces films, si on pense à la populaire production de Netflix Bandersnatch) dont vous êtes le héros. Achetez cette jeune autrice ou ce jeune auteur! (C’est plus spécifiquement son livre que vous achèterez et non la personnelle elle-même mais la nuance n’importe peut-être pas ; vous encouragez un.e artiste de « la relève », lance-t-on.) Optez plutôt pour l’un de ces « textes fondateurs »! (Vous vous assurerez alors d’être à jour dans votre connaissance de la littérature franco-canadienne et de n’avoir manqué aucun ouvrage du passé conjuguant valeur intrinsèque et notoriété publique.) 

J’ai discuté dans un précédent billet du catalogue Livres, disques, etc.du Regroupement des éditeurs franco-canadiens (REFC). J’ai été fasciné par la création du personnage de Francine, qui, dit-on, vous répondra si vous l’appelez pour commander l’un des livres proposés. Nous avons l’habitude des personnages dans les romans, mais dans les catalogues, c’est plus surprenant. Cette technique narrative consistant en la constitution d’un personnage (ou d’un effet-personnage, pour reprendre l’expression de Vincent Jouve) permet une prise en charge efficace de l’expérience commerciale du livre. Mais il ne s’agit pas de la seule stratégie narrative pouvant être déployée par ce genre de document. C’est aussi dans les catalogues et par les catalogues que se construit, se diffuse et se monnaye l’histoire littéraire.

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Cette histoire littéraire commercialisée est posée dans Livres, disques, etc. en véritable « parcours de lecture » (je reprends cette fois le concept de Lucie Hotte dans Romans de la lecture, lecture du roman): pour circuler dans le dédale des livres disponibles, on vous prend par la main, vous conduit à préférer certains ouvrages à d’autres, éveille votre curiosité sur la littérature franco-canadienne et vous entraîne à la voir sous un certain angle, à partir d’un point de vue raisonné. On ne vous laissera pas seul dans cette jungle. Il n’y aurait aucun intérêt pour le REFC à produire un catalogue si le regroupement ne voulait pas promouvoir les livres de ses éditeurs, et surtout les promouvoir d’une certaine façon, qui donnera au lecteur l’envie de les acheter. À cet égard, proposer une version de l’histoire littéraire franco-canadienne peut s’avérer particulièrement profitable. Quoi de mieux, pour intéresser les consommateurs à ses livres, que de situer ces derniers dans un récit commun où chacun a sa place, son originalité et sa raison d’être.

Le supplément de l’été 2007 de Livres, disques, etc. consacre sa page 5 à la « relève » – une expression communément employée pour désigner la plus jeune cohorte d’écrivains, selon une conception linéaire de la succession des générations littéraires. La « relève » présentée ici est composée essentiellement de poètes qui « prennent leur place dans le paysage littéraire », qu’ils soient en Ontario (Éric Charlebois, Tina Charlebois, Daniel Aubin, Guylaine Leblanc) ou en Acadie (Brigitte Harrison, Christian Roy, Georgette Leblanc et Éric Cormier). Il ne s’agit toutefois pas dans le catalogue de représenter ces écrivains comme des contestataires qui, sur le mode de l’avant-garde, tenteraient de supplanter les voix du passé. Pas du tout! Bien au contraire, Livres, disques, etc. précise que « leurs voix [celles des nouveaux poètes] s’ajoutent à celle qui les précèdent et s’y mêlent ».

Ces voix plus anciennes sont d’ailleurs exposées aux pages 6 et 7, de manière à ce qu’on ne les oublie pas. Les œuvres d’écrivains de l’Ouest (J.R. Léveillé), de l’Acadie (Gérald Leblanc, Herménégilde Chiasson et Raymond Guy Leblanc) et de l’Ontario (Robert Dickson et Patrice Desbiens) ayant été principalement actifs entre les années 1970 et 1990 se trouvent ainsi surplombées de l’intertitre « Textes fondateurs ». Aux lecteurs moins familiers avec l’histoire littéraire franco-canadienne, Livres, disques, etc. explique que si les formes de la littérature du Canada francophone « se multiplient sans cesse », les textes fondateurs, quant à eux, « demeurent ancrés dans les mémoires » ; ainsi, « les vers de Gérald Leblanc et de Robert Dickson sont encore sur nos lèvres ». Encore une fois, on remarque la volonté de parler non des littératures francophones du Canada, au pluriel, mais de la littérature franco-canadienne : qu’ils viennent de l’Ouest, de l’Ontario ou de l’Acadie, les écrivains d’ici se rejoignent dans le récit que propose le catalogue du REFC.

Ce n’est pas tout. Cette histoire littéraire franco-canadienne construite et vendue par le REFC en même temps que les livres et les écrivains protagonistes de ce récit serait incomplète sans les « Voix d’ailleurs » auxquelles est réservée en particulier la page 10 du même numéro. Tchitala Kamba, Angèle Bassolé-Ouédraogo, Dominique Zalitis et Bathélemy Bolivar se trouvent mis à l’honneur. Leur écriture « enrichit » le milieu littéraire canadien-français, insiste-t-on, car ces poètes « tentent de tisser des liens entre un ailleurs toujours près et un présent parfois difficile ». Ces écrivains sont publiés par des maisons d’édition situées autant dans l’Ouest (Éditions des Plaines et Éditions du Blé) qu’en Ontario (L’Interligne et Éditions David). Autrement dit, peu importe où se trouve leur maison d’édition, les écrivains font partie intégrante de l’harmonieuse histoire franco-canadienne déployée dans Livres, disques, etc.

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Faire de l’histoire littéraire à partir d’un outil promotionnel constitue une efficace stratégie de marketing dans le cadre d’un catalogue portant sur des littératures francophones en contexte minoritaire. Ces littératures ont le défi de se faire connaître (par ceux qui se trouvent à l’extérieur de leur communauté, surtout les québécois et les canadien-anglais) autant que de solidifier les différentes communautés franco-canadiennes représentées en leur proposant une histoire littéraire commune. En fait, le catalogue Livres, disques, etc. figure parmi les premières productions culturelles à revendiquer l’existence d’une seule histoire littéraire franco-canadienne, qui n’opérerait pas de distinctions rigides (voire pas de distinctions du tout) entre l’histoire de la littérature franco-ontarienne, celle de l’acadienne et celle de la franco-ouestienne. Cette originalité, si elle est sans doute redevable en partie d’impératifs commerciaux, économiques et institutionnels, n’en indique pas moins un mouvement dans le discours social, les communautés francophones du Canada racontant désormais au singulier leur histoire, leur présent et leur avenir.