Vous ouvrez le catalogue. À l’endos de la couverture, une femme vous regarde et vous sourit, bienveillante. Ses mains sont posées avec désinvolture l’une sur l’autre au sommet d’une pile de livres, de disques compacts et de boîtes de cassettes VHS qui lui monte jusqu’au menton.
Qui est cette femme? Vous croyez distinguer une alliance d’or à son annulaire gauche. Oui, c’est bien cela, elle doit être mariée. À l’oreille droite, elle porte une boucle argentée. Les cheveux grisonnants, les yeux pleins de mystère, le visage à peine ridé par ses années d’expérience (une quarantaine, estimez-vous), Francine est là, prête à prendre votre appel.
« Commander, c’est facile! Francine s’occupe de vous! Téléphonez sans frais », voilà ce que vous lisez en lettres bleues, vertes et bien rondes sur cette publicité ouvrant le catalogue Livres, disques, etc. Le numéro est encore valide et, si vous le composez, vous êtes renvoyé aux bureaux du Regroupement des éditeurs franco-canadiens (REFC). Si vous ne souhaitez pas saisir le combiné et entreprendre une discussion avec Francine, il y a toujours le télécopieur – ou le web : « Par internet, c’est encore plus facile! http://livres-disques.franco.ca ».
Copiez-collez l’adresse dans la barre de recherche de votre navigateur, appuyez sur la touche entrée, et vous vous trouvez instantanément dans un cul-de-sac. « Ce site est inaccessible. Impossible de trouver l’adresse IP du serveur de livres-disques.franco.ca ». Le lien est mort aujourd’hui mais vous restez quelques minutes devant l’écran à imaginer les merveilles qu’il recelait autrefois.
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Livres, disques, etc. est un catalogue de livres franco-canadiens né de l’initiative du REFC, en partenariat avec la Société Radio-Canada, l’Association de la presse francophone et le Réseau des radios communautaires. Créé en 1989 sous le nom de Regroupement des éditeurs franco-canadiens, le RÉFC rassemble des éditeurs francophones de l’Ontario, de l’Ouest canadien et de l’Atlantique avec l’objectif « de mener des actions concertées dans le domaine de la commercialisation, de la promotion, de la représentation et de la formation ».
Les objectifs du projet Livres, disques, etc., lancé en 1999,allaient dans la même direction : s’assurer que les éditeurs rejoignent leurs marchés et que les lecteurs ont accès aux livres et à d’autres produits culturels grâce à des mécanismes de vente. Catalogue, site internet et activités promotionnelles diverses étaient au rendez-vous. Le projet visait surtout au départ à rejoindre des consommateurs francophones ou francophiles (on trouve ainsi des publicités en anglais et des passages partiellement bilingues dans le catalogue) habitant dans des régions éloignées privées de libraires ou de disquaires francophones. Si je parle uniquement ici du catalogue Livres, disques, etc. lui-même, le projet comprenait aussi, faut-il le noter, un système d’approvisionnement et de distribution de produits culturels francophones sans lequel le catalogue aurait probablement été de moindre utilité.
« Des heures de bonheur pour toute la famille! », nous disait le slogan du catalogue, qui entendait séduire des consommateurs de tous les âges grâce à une offre de produits variée et des campagnes promotionnelles ciblées. « Lire, c’est cool », lance par ailleurs une publicité s’adressant visiblement aux plus jeunes. En 2010, le catalogue a été rebaptisé À vos livres en plus de s’être vu octroyer l’étiquette générique « guide lecture » : être une boussole, mettre le consommateur sur la voie, l’accompagner, n’était-ce pas de toute manière la finalité de cet outil de promotion qu’on appelait auparavant du nom sans doute désormais jugé trop peu alléchant de « catalogue »?
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Le nord indiqué par cette boussole est toutefois celui qui a été retenu par les artisans du catalogue. C’est dire que l’expérience commerciale du livre par le lecteur est prise en charge dans Livres, disques, etc. au moyen de stratégies narratives. Il s’agit bien, en ce qui concerne le catalogue, d’une expérience commerciale du livre — et non d’une expérience du livre en tant que tel, comme objet de lecture. Ici, ce n’est pas le livre que le lecteur lit, mais un catalogue dont les livres sont les protagonistes. Les livres et aussi, parfois, les auteurs de ces derniers lorsqu’ils se trouvent mis à l’avant-scène. Les livres, les auteurs et… Francine.
L’originale stratégie narrative de cette édition du catalogue Livres, disques, etc. est de peindre un personnage, Francine, qui, nous assure-t-on, sera chargée de prendre notre commande et de nous envoyer nos livres. Une familiarité qui est certainement la bienvenue étant donné les marchés auxquels entend s’adresser le REFC par l’entremise du catalogue, ceux des petites communautés, parfois éloignées des grands centres. Ce n’est pas sans raison que des chroniques au nom de Livres, disques, etc. et portant sur des livres ou des disques proposés dans le catalogue furent diffusées sur des radios communautaires et publiées dans des journaux locaux comme Le goût de vivre,situé à Tiny, en Ontario.
Surgissant pour ainsi dire in medias res dès le début d’un numéro du catalogue, Francine donne un visage à Livres, disques, etc. et à un système de vente et de distribution qui resteraient anonymes sinon. « Commander, c’est facile! Francine s’occupe de vous! Téléphonez sans frais ». Le lecteur sait ou du moins pense désormais que s’il téléphone, il sera pris en charge par Francine et nulle autre. Il ne parlera pas avec une inconnue. Elle pourrait être sa mère, sa sœur, son amie ou la gentille dame qui le sert à la librairie du coin. Elle est bel et bien là, sur la page, paraissant enchantée de faire son travail et d’être entourée de produits culturels francophones. Elle était d’ailleurs prédestinée à obtenir cet emploi. « Francine », est-ce que ça ne ressemble pas à s’y méprendre à « français »? Le lecteur a l’impression de la connaître et ne cherchera pas à savoir si elle a véritablement travaillé pour le REFC ou s’il ne s’agissait que d’une actrice. Son inexistence le décevrait trop.
Sa fictionnalité, devrait-on dire plutôt. Car dans tous les cas de figure Francine est un personnage – dans le catalogue du moins. Le nom « Francine », en plus de cette heureuse proximité avec « français », permet également d’appuyer par la consonance la simplicité de l’achat de produits culturels francophones : c’est « facile » avec « Francine » d’acheter des livres « francos ». En tant que consommateurs, nous apprécions la facilité et voulons sentir que nous sommes des êtres humains plus que de simples clients. Avec Francine, deux pierres d’un coup. Le consommateur sent qu’il est entre de bonnes mains bienveillantes et que cette gentille personne lui facilitera la tâche. Il suffit de composer son numéro et de lui dire quels livres on a envie d’acheter. Rien de plus facile, vraiment.