Parler de Fernand Verhesen aujourd’hui, c’est parler d’une figure largement méconnue. Cet homme, pourtant, fut poète, traducteur entre autres de Huidobro et de Vallejo, introducteur de la poésie latino-américaine à un public francophone, fondateur et animateur d’une revue, d’un centre de recherche scientifique sur la poésie, professeur et, bien sûr, éditeur de poésie. Respecté par ses pairs, académicien, critique, on peut donc se douter que son fonds d’archives laisse entrevoir quelques bribes d’un travail d’importance, et d’un travail avant tout poétique. Et tel est bien le cas, même si tout s’y mélange pêle-mêle. Afin de vous présenter ce fonds, je voudrais vous présenter les différents « rôles » qu’a joués Verhesen, vous montrer que sa tête a endossé bien des casquettes, le tout dans une perspective diachronique, qui nous permettra de brosser un portrait plus large des diverses institutions auxquelles il a pris part.
Fernand Verhesen est né à Bruxelles en 1913, et malgré ses voyages de par le monde, cette ville restera son port d’attache. C’est dans la capitale belge qu’il fait ses études de philologie romane (à l’Université Libre de Bruxelles), avant d’obtenir un diplôme d’études françaises supérieures à l’université de Besançon, et de travailler entre 1934 et 1935 à Madrid. Il retourne ensuite en Belgique, où il enseignera à l’Université Libre de Bruxelles, de 1938 à 1948. Ajoutons qu’il enseignera également à la Columbia University de New York de 1964 à 1965. S’il est déjà actif dans les milieux littéraires avant la Seconde Guerre mondiale, surtout au sein du fameux Journal des Poètes, et des Cahiers Nouveaux de France et de Belgique qu’il crée en 1939, c’est après la guerre qu’il fonde sa propre maison d’édition : Le Cormier (1949). Il pose ensuite les bases de ce qui servira de pendant scientifique à son œuvre poétique et à la revue littéraire qu’est le Journal des Poètes : le Centre International d’Etudes Poétiques et sa revue, le Courrier, ainsi que sa Bibliothèque Internationale de Poésie (respectivement 1954, 1955 et 1956). Outre ces trois instances, il participe et aide à organiser les Biennales Internationale de Poésie, moment de rencontre entre femmes et hommes de lettres du monde entier initiées par Arthur Haulot, qui se tiennent à Knokke tous les deux ans. Verhesen occupe aussi, dans les années 1970, un siège à l’Académie Royale de Belgique et, dans les années 1980, un siège à la Commission pour la Promotion des lettres françaises de Belgique (organe gouvernemental chargé de subventionner les auteurs et les autrices).[1]
[1] Pour lire une courte biographie de Verhesen, on peut se référer au site de l’Académie Royale de langue et littérature française de Belgique : https://www.arllfb.be/composition/membres/verhesen.html.
Arrêtons-nous maintenant quelque peu sur la dimension éditoriale[1], et parlons du Cormier. Dirigée par Verhesen de sa fondation en 1949 jusqu’à son changement de direction en 1988, cette maison n’édite que de la poésie. Elle débute grâce à une véritable passion pour la typographie et le « beau livre » chez Fernand Verhesen, mais grâce aussi à la collaboration avec son ami peintre, dessinateur et graveur, René Mels. Ensemble ils se rendent à Paris pour y acquérir des caractères « Garamond » et du papier vélin – et les faire passer sous le nez de la douane à leur retour en Belgique –, ainsi qu’à installer dans son appartement une vieille presse (de quelques 400 kg). Cette maison d’édition a acquis, au fil des années, une réputation de sélectivité et de qualité typographique, soutenue par un travail de l’illustration, entre autres matérialisées dans des tirages « de luxe »[2]. Elle a ainsi pu publier René Char, Claire Lejeune, Philippe Jones, Pierre della Faille, Maurice Blanchard, mais aussi Alejandra Pizarnik ou Roberto Juarroz, sans oublier Verhesen lui-même[3]. Cette maison, on en trouve les traces dans le fonds d’archive Fernand Verhesen que conservent les AML. En premier lieu, plus de cent manuscrits, émanant de poétesses et poètes aguerris, comme de nouvelles et nouveaux arrivant.e.s. Verhesen, dans sa bibliothèque, a eu la bonne idée de garder les lettres qui accompagnaient ces manuscrits, correspondance pour nous riche de renseignements.
[1] Pour une histoire de l’édition en Belgique qui replace le Cormier dans un cadre plus large, voir le Chap. 5 (« Industriels et artistes ») dans l’ouvrage de Pascal Durand et Tanguy Habrand, Histoire de l’édition en Belgique : XVè-XXIè siècles, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2018.
[2] Sur la genèse du Cormier, Fernand Verhesen a laissé quelques pages (« “Le Cormier” n’a évidemment pas poussé par hasard dans une sorte de désert… »), consultables aux AML sous la cote ML 11129.
[3] Le catalogue complet de la maison se trouve via ce lien : https://lecormier.net/catalogue-general/.
Un des cas les plus significatif est certainement Plongée au gré des deuils d’Henri Corbin, poète martiniquais. Les archives recèlent la correspondance entre Verhesen et Corbin, qui retrace toute la genèse du projet. C’est Corbin qui contacte Verhesen en 1978, ayant l’idée d’éditer son recueil – pour lequel il a obtenu une préface d’Edouard Glissant – à compte d’auteur. En fait, le Cormier, en raison du « marché »[1] très réduit de la poésie, mais surtout parce qu’il s’agit là d’un projet bénévole pour Verhesen, doit très souvent s’en remettre à l’édition à compte d’auteur, lorsqu’il n’a pas été possible d’obtenir quelque subvention. La correspondance avec Henri Corbin se montre précieuse quant à la discussion sur la typographie, la diffusion de l’œuvre, le tirage d’ouvrages de luxe et bien d’autres aspects de nature éditoriale.
[1] C’est Verhesen lui-même qui entourait ce mot de guillemets, en 1980, dans une lettre à une étudiante en littérature où il lui répondait ne pouvoir lui donner les statistiques du marché de la poésie qu’elle recherchait pour son cours.
Toute la correspondance concernant la maison n’est par ailleurs pas attachée à un manuscrit, et nombreuses sont les lettres où de jeunes personnes viennent chercher auprès de Verhesen non tant un éditeur – ils n’oseraient demander, ou bien connaissent le recours au compte d’auteur – mais avant tout un conseiller et un lecteur. Verhesen, dans cette correspondance, apparaît régulièrement comme un nœud du réseau de la poésie belge et internationale, comme une porte d’entrée donc. Nombreuses aussi sont les lettres émanant de librairies ou d’autres maisons d’éditions avec lesquelles Verhesen collabore. Il est remarquable de voir que le ton d’une partie conséquente de la correspondance est tout à fait poétique, à tel point qu’il arrive que la correspondance s’alourdisse de quelques vers ou de réflexions sur le dernier recueil de Verhesen, généreusement et systématiquement envoyé à bien grand monde…
Pour autant, il y a une chose qui caractérise notoirement le fonds Fernand Verhesen : le Cormier, ce n’est pas tout Verhesen. Car en quantité, la partie du fonds qui concerne le Cormier ne représente au plus que le tiers de ces archives. La majeure partie est en fait composée de correspondance et de documents relatifs au Centre International d’Etudes Poétiques (CIEP) et à son Courrier. Pour être exact, les archives ne dévoilent pas grand-chose de l’entreprise de passeur et d’animateur de la vie poétique de son pays et à l’international de Verhesen si l’on en reste à son penchant éditorial. Il s’agit plutôt d’une constellation de rôles joués à divers endroits, dans plusieurs institutions[1], et surtout d’un entremêlement de ces rôles. Parmi les auteurs publiés au Cormier, on en trouve qui participaient régulièrement au Courrier, ce même Courrier dont un numéro fut consacré à la poétesse belge Claire Lejeune, elle-même publiée au Cormier. Ces vases communiquent et, si nous souhaitons quelque peu déchiffrer ce que c’est que d’être un Fernand Verhesen, c’est-à-dire si nous voulons comprendre la possibilité d’un tel mode d’existence alliant à la fois édition et écriture, dimension scientifique et dimension poétique, portée internationale et animation de la vie culturelle belge, nous devons, comme lui, jouer sur tous les tableaux. Creuser le fonctionnement de ces institutions oeuvrant de concert, et reconstituer les réseaux qui les composaient.
Le fonds Fernand Verhesen apparaît très propice à cette entreprise, et plusieurs entrées de blogue verront ici le jour pour éclairer cette entreprise, la recherche en cours culminera dans un mémoire portant sur le même sujet, qui sera présenté l’année académique prochaine.
[1] Ce mot, je l’emploie ici avec un sens large : le CIEP est une institution, au même titre que le Cormier, le Journal des Poètes (et sa Maison Internationale de la Poésie) ou les Biennales.