Plonger dans la mine des archives Casterman (par Anthony Glinoer)

1 août 2019

J’ai plutôt été un enfant de Dupuis, du Lombard et de Spirou. Casterman, c’était Alix et Tintin. Je lisais les Tintin à l’occasion, en reconnaissant le prestige de l’auteur, en prenant pour acquis qu’il y avait chez Hergé un sommet (mais de quoi ?). J’évitais en revanche Alix et Martine, publiés aussi par Casterman. Mon vrai plaisir venait des Tuniques bleues, de Yoko Tsuno, de Tif et Tondu ou encore de Broussaille. Et puis Casterman, éditeur catholique historique à Tournai, près de la frontière entre la Belgique où j’ai grandi et la France qui attirait mes regards (je suis devenu professeur de littérature française), Casterman, c’est devenu (À suivre), une revue de bande dessinée d’auteur (comme on dit du cinéma d’auteur) que mon frère lisait mais qui me rebutait. Tardi, Comès, Hugo Pratt, je suis largement passé à côté de ces auteurs parce qu’à l’âge où j’aurais, l’habitus faisant foi, dû m’y intéresser, j’ai succombé à la passion pour les comics books de super-héros : Batman d’abord (c’est l’époque de la sortie du premier film de Tim Burton), Marvel ensuite grâce aux revues en français Strange, Special Strange et autres Titans.

Bien du temps a passé. Je ne lis plus guère de bandes dessinées franco-belges. Je regarde comme tout le monde les films de super-héros que Marvel Studios a tirés des histoires que je lisais il y a trente ans.

Lors de mes nombreux trajets entre Montréal et Sherbrooke, j’écoute chaque fois au moins une émission baladodiffusée de France-Culture. Des émissions d’histoire, de sciences sociales, de sciences naturelles. Celle que j’ai écoutée sur la route en ce début de juin avait un cachet spécial, non seulement parce qu’elle s’inscrivait dans une série sur les archives, mais encore parce que c’était la première émission de La Fabrique de l’Histoire qui m’est venue aux oreilles depuis l’annonce de la non-reconduction de l’émission à la rentrée 2019. Emmanuel Laurentin, son animateur, va se consacrer à d’autres projets et une autre émission d’histoire lui succèdera. Je suis venu tard, il y a moins de deux ans, à La Fabrique de l’Histoire. Cinq émissions par semaine, ce n’est pas mon rythme. Quand j’ai finalement accroché, je l’ai écoutée aussi souvent que possible, sur mille sujets. 52 minutes, la durée était parfaite pour mon temps de voyage, même si je devais faire le deuil de la moitié des émissions.  

En l’occurrence, c’était une rediffusion d’une série sur « les plongées dans les archives des historiens et des historiennes ». Les autres numéros de la série étaient consacrés au fossile de Little Foot en Afrique du Sud, à l’autobiographie d’un enfant enfermé dans un asile, aux enregistrements du procès de Rivonia, qui a vu condamner entre autres Nelson Mandela à la prison à vie, enfin à l’autrice de l’indispensable Goût de l’archive : Arlette Farge.       

Le dernier numéro de la série a attiré, forcément, mon attention : un reportage de Victor Macé de Lépinay et Marie-Laure Ciboulet sur les archives de Casterman et sur l’histoire de la maison d’édition. Une autre manifestation de l’intérêt pour les archives d’éditeurs. « Que faire avec les archives de la bande dessinée ? ». Cette question, posée par Emmanuel Laurentin en incipit de l’émission, est au cœur de la problématique abordée par notre projet de recherche.

Le discours de lancement disponible sur le site de l’émission met l’eau à la bouche : « “Tout est parti d’un tweet. En 2016, Benoît Mouchart, directeur de la bande dessinée chez Casterman, publie sur les réseaux sociaux la photo d’une lettre d’Hugo Pratt retrouvée dans les archives de Casterman à Tournai. On se dit qu’il doit y avoir plein de choses à y découvrir et que ce serait intéressant d’y aller faire un tour. »

Avant de les accompagner, situons en quelques mots les éditions Casterman dans leur histoire[1]. Le fondateur, Donat Casterman, cumulait les fonctions, comme c’était d’usage à l’époque, d’imprimeur, de libraire et d’éditeur. Sous sa conduite, sous celle de ses fils puis de ses petits-fils, la maison fondée en 1777 a pris une durable expansion en agissant comme imprimeur et relieur d’une part, comme éditeur de livres religieux et de « livres de prix » d’autre part. Casterman ouvre une succursale à Paris, imprime des annuaires du téléphone et du chemin de fer. Les affaires prospèrent.

Les deux guerres mondiales ne semblent pas avoir trop perturbé le cours de cette histoire. La date à retenir est plutôt celle de 1934 : la parution des Cigares du pharaon, la première aventure de Tintin publiée par Casterman. Ce sont même les éditions Casterman, en accord avec Hergé, qui ont expérimenté pour la première fois le format de l’album pour la jeunesse au nombre de pages prédéfini ainsi que l’usage de la polychromie. Ces deux décisions techniques ont eu un impact considérable sur l’ampleur du lectorat de la bande dessinée franco-belge. Le succès mondial de Tintin et, plus tard, de Martine, ont assuré à la maison tournaisienne une place de choix parmi les éditeurs pour la jeunesse.

La période sur laquelle se penchent les documentaristes et leurs interlocuteurs est postérieure à ce premier âge d’or. Il s’agit, dans les années 70, du renouvellement du catalogue de Casterman autour de la bande dessinée et du livre pour enfants. Les acteurs interviewés dans La Fabrique de l’Histoire sont entrés chez Casterman dans ces années-là : c’est le cas de Didier Platteau, nommé en 1972 à la direction de la revue (À suivre) du secteur de la bande dessinée.

Toutes les grandes entreprises d’édition qui ont dominé l’édition de bande dessinée et de livres jeunesse dans la Belgique (et bien au-delà) du XXe siècle ont fini rachetées, démembrées, recyclées. Parfois avec succès (Dupuis, le Lombard), parfois plus tristement (Marabout). Casterman n’a pas fait exception. La maison d’édition a été rachetée en 1999 par Flammarion, puis avec Flammarion par Gallimard pour aboutir aujourd’hui dans le groupe Madrigali. Pendant ce temps, l’imprimerie, qui employait 800 personnes dans les années 60 et 600 vingt ans plus tard, a subi une série de rachats malheureux qui vont précipiter la chute de Casterman au XXIe siècle.

Je ne retiens que trois spécificités de Casterman parmi les grandes dynasties éditoriales nées au XIXe siècle : l’ancrage à Tournai, petite ville bourgeoise frontalière, le rôle de la religion catholique et donc de l’évêché dans la politique éditoriale, et le maintien d’une double activité d’imprimerie et d’édition.

Les documentaristes sont allés sur place et ils y ont rencontré des dirigeants de l’entreprise, l’archiviste de Tournai, un doctorant qui consacre sa thèse à ce fonds d’archives, ainsi que son directeur, Sylvain Lesage, lui-même spécialiste de l’histoire éditoriale de la bande dessinée. Le documentaire fait alterner scènes de visite (une église, les rues avoisinantes, le bâtiment des archives) et témoignages d’acteurs : Bernard Desmaële, Conservateur des archives de l’Etat à Tournai, Benoît Mouchart, directeur de la bande dessinée chez Casterman, Didier Platteau et le dernier héritier de la famille, Louis-Donat Casterman.

Avec le conservateur, on entre « dans la mine ». Plus d’un kilomètre d’archives qui n’ont pas été déposées à l’IMEC comme il avait été prévu au départ mais plutôt, sous la pression de la famille Casterman, conservées aux archives de l’État à Tournai. Le documentaire passe un long moment avec Florian Moine, doctorant de son état. Dans sa « cellule monastique », il passe ses journées à prendre des notes et à inventorier les dossiers qui ne l’ont pas été. Avec Florian Moine, on a un peu le doctorant modèle : passionné par son sujet, dévoué à son fonds, consciencieux, très conscient enfin qu’il crée lui-même de l’archive : c’est à cela que servent les notes et les annexes de la thèse, après tout. Il nous montre quelques pépites, comme cette lettre d’insultes envoyée par un lecteur insatisfait de la mise en couleurs d’albums de Corto Maltese. Des lettres de l’éditeur à Tardi et à Hugo Pratt, des contrats, des notes. On assiste grâce aux archives à un tournant dans l’histoire de la maison : Casterman décide de concentrer ses activités d’édition sur la littérature pour la jeunesse et la bande dessinée.

Précisons enfin que sur la page internet de l’émission se trouve un renvoi à l’article « Les archives Casterman : un continent inconnu » écrit par l’un des intervenants, Sylvain Lesage. La trouvaille est double puisque cet article illustré est issu d’un dossier de la revue Strenæ : recherches sur les livres et les cultures de l’enfance intitulé « La collection, fabrique éditoriale des œuvres pour la jeunesse : l’apport des archives ». Ce dossier, dirigé par Marie-Pierre Litaudon, recèle des contributions passionnantes sur des collections pour la jeunesse en France, en Italie et en Espagne. 

Toutes les composantes de notre plateforme http://archiveseditoriales.net trouvent donc à s’enrichir de la consultation de cette passionnante émission : l’histoire de la maison racontée par des entrevues avec des acteurs de cette histoire, la visite guidée par des historiens et des archivistes des lieux où se tenait l’entreprise à Tournai et des archives de ce qu’il reste de la maison, la découverte de pièces d’archives, tout cela montre la richesse des archives éditoriales tout en créant de l’archive éditoriale.



[1] Voir Serge Bouffange,Pro Deo et patria : Casterman : librairie, imprimerie, édition : 1776-1919, Genève, Droz, 1996. Voir aussi, plus généralement, l’Histoire de l’édition  en Belgique de Pascal Durand et Tanguy Habrand, Bruxelles, Les impressions nouvelles, 2018.