Entrevue avec Alexandre Grandjean

L’entrevue suivante a été réalisée par Amandine Glévarec et est également disponible sur son blogue http://kroniques.com.

Amandine Glévarec – Cher Alexandre, tout d’abord peux-tu nous en dire plus sur ton parcours personnel, scolaire et professionnel ?

Alexandre Grandjean

Alexandre Grandjean – J’aime varier les casquettes (les bérets plutôt !). J’ai commencé ma carrière en étant un étudiant en Lettres contrarié. Je n’ai jamais compris quel plaisir on pouvait avoir à disséquer la mécanique des textes avec autant de minutie, et être satisfait de cela. Et puis, je me rappelle de ce cours sur Paul Éluard où j’avais choqué la professeure en déclamant le texte comme l’aurait fait Léo Ferré, « en le défénestrant ». Ce n’était manifestement pas ma place, ni même mon destin.

J’ai trouvé un refuge dans l’anthropologie. Où je gagne aujourd’hui ma croûte en faisant une thèse sur les liens entre spiritualité, écologie et viticulture. Étrangement, je trouve bien plus d’esthétique commune entre les manières de faire littérature et d’élever un vin que ce que l’on m’a enseigné à l’Université. C’est peut-être dépassé de mentionner le bouddhisme zen, mais il y a quelque chose de cela entre une bonne littérature et un bon vin. On sent que l’auteur engagé dans la « noble voie », à l’instar du vigneron jovial, suit une « ligne », une trajectoire faite de choix radicaux et qui en retour l’ont transformé intimement, dans sa manière de s’exprimer, de poser une idée singulière. On ne sait pas pourquoi cela semble juste, mais ça « goûte » juste et l’on sait que l’agencement des mots comme des grains de raisins ne pourrait pas être différent. C’est vraiment étrange, parce qu’il y a quelque chose d’indicible là-derrière. Du reste, je suis toujours emmerdé quand je dois faire un retour à un auteur. Je n’arrive qu’à lui parler par énigme en lui citant des Koans, des phrases paradoxales qui doivent mener à « l’illumination ». 

Amandine – Quel rapport entretiens-tu avec la lecture ? As-tu toujours été un gros lecteur, quelles sont les maisons qui avaient tes faveurs ? Quels types de littérature apprécies-tu ?

Alexandre – J’ai passé une partie de mon enfance à Singapour dans des écoles britanniques et canadiennes (l’uniforme et tout le barda qu’on voit dans les films mais sous 40 degrés). J’étais bien souvent le seul francophone de ces écoles. C’est à cette période que j’ai commencé à fréquenter l’Alliance française assidûment. Cela a été la BD et la SF – Corto Maltese et Barjavel, of course ! –, et plus largement ensuite le théâtre (je suis tombé amoureux de Jessica en lisant Les Mains sales, j’ai failli vomir après Incendie de Wadji Mouawad). Je crois que c’est aussi à cette époque qu’a commencé à germer en moi l’idée d’une francophonie étendue et décentralisée, outrepassant la connerie que représentent les frontières nationales et identitaires, ainsi que les taxes de douanes (pour les produits culturels).

Après, j’aime bien blaguer et dire aux gens que je ne lis pas. Je suis sûr que les lecteurs des livres que nous publions sont plus au taquet que moi. Et je crois sincèrement qu’ils le sont. J’espère et je leur souhaite qu’ils ne soient pas aussi perdus que je le suis face à la déferlante éditoriale actuelle. Je n’arrive honnêtement pas à suivre dans ce qui m’intéresse au niveau de l’édition en Suisse, alors quand il faut aller voir du côté de la Belgique, du Sénégal, de l’Algérie et du Québec, c’est uniquement grâce à la pêche miraculeuse des salons et des amis éditeurs francophones que j’arrive à découvrir les pépites qui m’inspirent. En 8 ans, je crois que la part des livres achetés d’éditeurs « mainstream » est vraiment marginale par rapport aux éditeurs indépendants. En littérature, je n’ai pas le « syndrome des Alpes », j’aime autant les pulps, le lettrisme, que les romans que je pique à mon amie et qui racontent avec un humour potache les petits « méandres » des bourgeois français bien-nés, propriétaires d’une résidence secondaire en Normandie, mais qui se terminent bien (ouf).

Amandine – Étais-tu à l’origine de la fondation d’Hélice Hélas, combien étiez-vous lors de la création de la maison d’édition ?

Alexandre – Quand je suis arrivé en 2012, tout était déjà fait – le nom, la ligne, le compte en banque et l’inscription au registre du commerce. Je suis arrivé une année après la fondation comme un père bloqué dans les embouteillages le menant à la maternité. À la base du projet, il y avait Stéphane Bovon – il se disait postmoderne à l’époque – qui avait codirigé les regrettées éditions Castagniééé (2001-2011). Il relançait une maison d’édition avec Pierre Yves Lador, l’un des papes de la littérature érotique en Suisse, esprit érudit et gourmand, ancien directeur des bibliothèques municipales de Lausanne. 

J’étais à l’époque gérant d’un café-bar culturel en parallèle de mes études. Stéphane avait été mon professeur d’anglais quand j’étais adolescent. Comme je parlais déjà la langue de Bukowski, il me mettait au fond de la classe et me disait de lire des livres. Je l’avais retrouvé alors que j’organisais des soirées de performances littéraires dans le café-bar. Les éditeurs s’étaient passé le mot et organisaient leurs vernissages chez moi, j’étais plutôt arrangeant au niveau des prix. J’avais rencontré Pierre Yves Lador alors que chaque année j’accommodais une soirée dédiée à la litté-cul. En 2011, j’avais démissionné et j’avais l’espoir secret que Stéphane Bovon m’appelle pour me proposer de le rejoindre. Ce qu’il a fait. Et un peu comme toutes les choses que j’ai faites dans ma vie, je m’y suis lancé sans trop savoir ce que ça représentait. J’ai toujours été téméraire mais pas courageux. 

Amandine – De quels moyens disposiez-vous à l’époque, en termes de budgets et de ressources logistiques ? Pour quel statut juridique avez-vous opté (association, entreprise…)

Alexandre –On avait un local pour le stockage, déjà des contrats pour la distribution en Suisse, et des projets qui restaient des éditions Castagniééé. On s’est mis en société à nom collectif, tout en précisant qu’on était à but non-lucratif (mais que ce n’était pas par choix). Stéphane Bovon était le seul éditeur expérimenté. J’ai dû apprendre sur le tas, et faire mes erreurs. Après, d’autres confrères et consœurs comme Jean Richard des éditions d’en bas ou Laurence Gudin des éditions de La Baconnière ont été de véritables mentors pour moi, m’expliquant les subtilités et les débrouillardises du métier lors de nos longs apéros au chasselas (le cépage-totem en Suisse romande).

En 2011, les placements en librairie étaient bons. On disait déjà que le monde du livre était en crise (la faute à un certain Gutenberg, il parait), mais je n’avais pas d’étalon pour comparer. On a fait deux trois cartons avec des bandes dessinées et des romans et ça nous a propulsés en avant. Financièrement, c’était quand même précaire mais comme on se le disait, « tant qu’on est prêts à perdre de l’argent, on est increvables ». Je dirais qu’on est un peu revenu de cette optique. On a aussi tiré une croix sur le fait d’avoir un jour une « Hélice Hélas Tower » en plein centre de Vevey.  

Amandine – D’où est venue l’envie de devenir éditeurs, aviez-vous déjà en tête une ligne éditoriale précise ?  

Alexandre –L’envie d’être auteur m’a très vite passé. En ce qui me concerne, j’écrivais du flan et quand j’ai reçu un prix littéraire de l’Université de Lausanne, je me suis rendu compte que je faisais ça pour la gloriole. Je ne pouvais éthiquement pas imposer mon ego, ni aux libraires, ni aux lecteurs, et encore moins à ma famille. J’y retournerai certainement à 40 ans quand j’aurai vraisemblablement quelque chose à écrire – où je le garderai pour moi. C’est à ce moment que j’ai commencé à trouver plus intéressant d’être celui qui reste à l’ombre et active les ficelles pour qu’un livre trouve son public. 

Se revendiquer dans le milieu comme uniquement éditeur posait une question frontale de cohérence, de ligne éditoriale comme on dit dans le milieu – comme si l’on ne pouvait prétendre qu’à la droite rectiligne. Au début, les sept premières années, on a été rhizomiques, à l’image de nos trois personnalités et de nos trois générations (20-40-60 ans). On partait dans tous les sens et on revendiquait notre statut d’inclassables. En s’en amusait presque. Depuis peu, je crois qu’on a compris que notre ligne a quelque chose de sous-terrain, elle se joue dans un humus que l’on reconnaît chez des auteurs. Des affinités de style, de regard, des sympathies dans la manière de mettre en forme le monde qui nous entoure ou de faire l’accolade. De ne pas pêcher par luxure ou simplicité fumivore d’un texte calibré pour un public-cible. Au contraire, un auteur Hélice Hélas doit être capable de raidir son arc et viser la fourmi noire sur le rocher noir au fond d’une caverne noire, les yeux bandés, et l’atteindre – aïe encore un Koanzen qui ressort !

Notre collection littéraire s’intitule Mycélium Mi-raisin, ce n’est qu’il y a peu que ce titre commence à faire sens pleinement pour nous. Au début, on aimait donner des noms énigmatiques et drolatiques à nos collections (Ellipse et lapspour la BD, Paon dans ton Q.I !pour les essais et les pamphlets, Cavorite et Calabi-Yau pour la SF et la Raison d’Ailleurs…). Elles se sont gentiment distillées dans nos esprits. Notre graphiste l’a bien compris, par exemple pourMycélium Mi-Raisinle principe de la couverture est d’avoir des trous qui suggèrent l’existence d’une illustration de couverture intérieure. Celle-ci est dessinée par les artistes suisses et belges que l’on admire. Je trouve le message fort, surtout dans un marché de la couverture bling-bling qui devrait représenter toute l’identité d’un texte. Au contraire, chez nous, il y a quelque chose qui relie les ouvrages entre eux, et le lecteur avec. On est dans cette immense toile de mycorhizes – de champignons qui travaillent en symbiose avec les racines – qui fait en sorte que la Terre ne se carapate pas dans l’espace trop vaste de ses possibles. Lire des auteurs Hélice Hélas c’est rentrer dans une aventure que l’on comprend qu’à partir de plusieurs livres. Un truc que l’on ne pourra jamais expliquer en 2’30 sur un plateau de télé, un truc indicible mais qui brille dans la nuit, et que l’on peut chérir un instant en espérant absoudre quelques solitudes.

Amandine – L’aspect numérique vous intéressait-il, aussi bien d’un point de vue communication (site internet) que distribution (livres numériques) ?

Alexandre –Pas trop non. Je ne sais pas faire des post qui suscitent les débats ou la déferlante de petits cœurs sur les réseaux sociaux. Et puis on ne peut pas boire l’apéro dans le monde du numérique. 

Amandine – Pour continuer sur la distribution, qui est souvent le nerf de la guerre pour une maison qui se lance, comment avez-vous procédé au début et quelles évolutions ont connu la diffusion et la distribution au fil des années ?

Alexandre –En Suisse, dès le début on a été très bien représentés et distribués. La Belgique et la France ont été des vrais casse-têtes. On avait un distributeur spécialisé dans les livres d’art basé à Strasbourg, mais il n’y avait pas vraiment de placements en librairies pour nos livres. Et je suis un peu honteux de dire qu’une bonne partie de nos ventes étaient faites grâce à Amazone. Comme pour l’auto-édition, ça reste une des plateformes qui rendent disponibles les éditeurs émergeants. Mais ce n’est évidemment pas une solution durable, ni l’avenir du livre. On avait tenté une opération de surdiffusion – Le Café romand– avec plusieurs éditeurs suisses, ça a été plutôt décevant. Il y a plus d’une année, notre distributeur a fait faillite et on a perdu quelques plumes dans l’affaire. Mais de malheurs en malheurs, on a bénéficié d’une solution de rechange bien plus intéressante. Les deux représentants de cette structure ont créé leur propre structure de diffusion – Paon Diffusion – en collaboration avec Serendip-Livres pour la distribution. 

J’aime l’optique de nos diffuseurs et distributeurs. Ils travaillent avec les libraires indépendants. Refusent Amazone. Et n’acceptent pas les conditions de remise des grands écouleurs de livres. Ce sont des pirates à leur manière, mais des pirates gentlemenqui livrent efficacement les libraires. Depuis qu’on est chez eux, premièrement on reçoit des retours des libraires (pas que les invendus), leurs commentaires et leurs enthousiasmes. Deuxièmement, les placements en librairie sont significativement plus hauts que ce que nous avons connus. Ce ne sont pas encore les 800 ou les 2000 titres de chez d’autres distributeurs, mais à notre niveau nous ne pouvons pas nous permettre de participer à cette surproduction qui sert à placer des livres, pour mieux les pilonner ensuite. On ne mentionne même pas l’aberration écologique là derrière.

De manière générale, avec cette nouvelle configuration, j’ai l’impression que mes représentants deviennent des extensions d’Hélice Hélas et des autres éditeurs avec qui nous mutualisons les efforts de promotion (Cf. Les Insécables – L’association des éditeurs suisses d’art, de littérature et de combats). Il y a véritablement une cause commune qui se met en place entre les différents échelons de la chaîne du livre. Il y a quelque chose que je trouve vraiment sain, j’ai l’impression que l’on se pense comme un écosystème – encore en résilience – mais que l’on est dans des opérations mutuellement gagnantes sur le long terme. Après, je suis bien conscient que c’est plus le dernier Houellebecq que le dernier roman d’Alain Freudiger ou de Nétonon Noël Ndjékéry publiés chez nous qui permet aux libraires de faire tenir la boutique. 

Amandine – Les parutions d’Hélice Hélas sont aujourd’hui disponibles en Suisse, bien sûr, mais aussi en France, Belgique et Québec. Comment arrive-t-on à se créer un réseau de distribution à l’international ?

Alexandre –On n’a pas le choix, on se déplace, on fait les salons, chaque libraire rencontré et charmé est une victoire, chaque livre vendu un pavé que l’on dissémine dans le vaste monde. On essaie de faire des brochures de présentation qui claquent et qui fassent rire, réfléchir et rêver sur ce que peut être le travail éditorial. On cultive un peu le mythe de « l’éditeur suisse » – Ramuzien sur les bords, mais bon vivant – pour ne pas désemparer les clichés qui ont la vie dure, mais surtout pour donner un bon uppercut à celui qui ne voit dans la Suisse que ses banques, ses multinationales défiscalisées et son chocolat trop sucré.

Il faut également dire qu’actuellement, en tant qu’éditeur suisse nous sommes placés sous une belle constellation. La planète Pro Helvetia s’est alignée avec l’association faitière du milieu du livre romand (l’ASDEL et son dynamique nouveau secrétaire général, Olivier Babel). Cela a donné notamment cette annéeLa Quinzaine du livre suisse, qui pour une première édition s’est bien déroulée. Dans ce cadre-là, avec notre collectif d’éditeurs – Les Insécables– on a été reçu par deux librairies, Les Volcans à Clermont-Ferrand et Maupetit à Marseille. On est venu donner une série d’ateliers pour apprendre aux lecteurs à devenir « des éditeurs suisses ». On avait appelé ça « l’Ouvroir d’édition potentielle », mais en vérité on a surtout bu l’apéro avec le public et les libraires. On s’est même tombé dans les bras avec certains et certaines à l’issue de ces journées. Une franche camaraderie comme rarement je n’en ai connu en librairie, et comme j’aimerais en voir plus souvent les années s’écoulant. 

Amandine – Cette nouvelle distribution sous-entend-elle un travail de communication plus important (réseaux sociaux mais aussi réseaux tout court, participation à des festivals hors de Suisse, contacts des librairies ou médiathèques pour organiser des rencontres avec les auteurs) ?

Alexandre –Cela occupe les soirs d’hiver et ça empêche le spleen de l’été. Nous devons être mieux organisés, plus sérieux dans le travail, et surtout planifier plus de temps entre l’acceptation d’une version finale d’un manuscrit et sa sortie en libraire (environ une année). Nous faisons ce que nous pouvons, nous tâchons d’être présents le plus possible dans les salons, mais sans forcer pour ne pas perdre le désir. Avec Les Insécables, nous mutualisons les stands dans les festivals en Suisse et en France, ça réduit les coûts et apparaître comme un groupe nous rend tout de suite plus visible. Toujours avec Les Insécables, ce qui atteint les libraires ce n’est plus d’organiser des dédicaces, mais de leur dire que nous venons faire la « grève » le vendredi après-midi dans leur librairie. On leur apporte l’apéro et nos auteurs pour discuter avec eux et les gens qui passent, et par la bande passante étrangement les livres se vendent… 

Pour la communication, nous avons récemment pu engager sur mandat une attachée de presse, Aurélie Serfaty-Bercoff. Et elle fait des miracles. Quand nos auteurs reçoivent un traitement médiatique élogieux outre-Suisse, automatiquement c’est comme s’ils devenaient plus intéressants pour les locaux. On n’est jamais prophète dans son pays, autant l’être ailleurs. On sent également que les libraires et les journalistes de la francophonie étendue sont plus réceptifs à l’édition suisse. Il se joue quelque chose de vraiment intéressant, des barrières qui tombent, mais également des éditeurs qui osent être plus présents.

Amandine – Votre distribution internationale a-t-elle déjà un impact visible sur le nombre des ventes et donc sur les bénéfices engendrés par la maison ? 

Alexandre –C’est vraiment trop tôt pour le dire. Disons que ça se décrispe de ce côté. Mais ce n’est pas encore Byzance. On se donne rendez-vous dans un an pour un premier bilan.

Amandine – Et en parlant d’argent, arrivez-vous aujourd’hui à vivre de votre maison d’édition ? Dans quelle mesure les subsides (subventions cantonales ou Pro Helvetia) vous permettent-elles de vous maintenir à flot ?

Alexandre –Nous arrivons à nous financer pour des prestations telles que la mise en page, la comptabilité ou alors la tenue d’un stand. Mais ce n’est pas un revenu fixe. Nous avons tous des jobs « complémentaires » pour assurer notre survie. Les subsides vont principalement dans la réalisation des ouvrages ou pour l’innovation et la promotion. Payer les graphistes et les illustrateurs de couverture, les correcteurs, être généreux avec ceux qui nous soutiennent nous semble primordial.

Amandine – Au niveau de la production au sens propre, comment avez-vous réfléchi et développé les questions de graphisme et d’impression ? Respectez-vous une charte graphique précises depuis vos débuts ? Où imprimez-vous ?

Alexandre –Pendant nos 7 premières années, on a été un peu sauvages sur le graphisme. On faisait tout nous-mêmes. Et puis, l’idée de retravailler notre charte graphique avec une professionnelle nous a pris. Nous avons changé de logo en même temps, opéré une mue, et chaque collection est devenue unique. Ce qui se retrouve sur chaque livre est une cartouche (un losange, j’ai découvert après coup que c’était le même que Libérationet de bien d’autres entreprises…). Le plus grand bonheur, c’est que maintenant nous avons de bonnes raisons de dire non aux auteurs quand ils nous proposent de faire eux-mêmes l’illustration de couverture. Notre collection de SF (Cavorite et Calabi-Yau), dirigée par Jean-François Thomas est toujours illustrée par le même dessinateur, Krum. Il est l’une des stars de la bande-dessinée fantastique en Suisse, et on lui laisse carte blanche pour chaque projet. Notre collection d’essais et de pamphlets (Paon dans ton Q.I !) a toujours un champignon sur la couverture. C’est à l’auteur de décider celui qui représentera son texte, entre la morille, l’amanite des Césars, le lactaire délicieux, etc.

Pour l’impression, quand il y a de l’argent en suffisance, on essaie d’imprimer en Suisse ou en Belgique. Autrement nous suivons comme bon nombre d’éditeurs la filière bulgare. 

Amandine – Combien de parutions compte aujourd’hui le catalogue d’Hélice Hélas ?

Alexandre –En presque 9 ans d’existence, nous avons près de septante-dix titres au catalogue.

Amandine – Recevez-vous beaucoup de manuscrits ? De Suisse mais aussi d’ailleurs ? Combien de livres éditez-vous par an et comment les sélectionnez-vous ?

Alexandre –Entre la littérature et la bande dessinée, nous devons recevoir entre 5 et 10 manuscrits par semaines. Nous ne pouvons pas répondre à tout le monde, et privilégions ceux qui nous ont été recommandés par des personnes avec qui nous avons des affinités littéraires. On essaie également de fidéliser nos auteurs si les projets littéraires et la manière de collaborer sont concluantes. Après, nous ne faisons pas signer de clause d’exclusivité. On assume qu’un auteur puisse bénéficier du regard de différents éditeurs et qu’un texte est plus destiné à l’un et pas à l’autre. Cela rend notre sélection difficile car nous essayons de limiter à 10 titres par année nos publications. Comme l’écrit Watzlavick « deux fois plus n’est pas deux fois mieux ». 

Amandine – Quelle est à votre avis l’image de la maison auprès des professionnels (libraires, Suisses et internationaux) et des lecteurs ?

Alexandre –Au début, je pense qu’ils nous prenaient pour des rigolos, et qu’ils confondaient, que si on publie des titres qui parfois ne sont pas « sérieux », ce n’est pas que nous ne le sommes pas. Autant dans la bande dessinée qu’en littérature, je dirais qu’on a une ligne assez exigeante comparé au reste du marché. On passe ainsi pour les intellos de service. Il y a des libraires qui adorent ça, et d’autres que ça rend de glace. Quand je me fais dire par des journalistes qu’ils ne chroniqueront pas nos BD parce qu’elles sont trop « OVNI », tout en reconnaissant que les ouvrages sont beaux, je m’interroge sur ce qui fonde la « valeur » publique d’un livre. Dès fois, je crains qu’en Suisse le succès d’un livre (en librairie, dans les prix) ne soit qu’un effet secondaire de notre fameuse idéologie du « consensus ». 

Depuis que nous avons une nouvelle charte graphique, nous n’avons que des éloges. On se démarque d’autant plus de ce qui se fait sur le marché. Cela participe à présenter notre travail comme une niche. L’international nous permet précisément d’atteindre ces niches sous la forme de librairies réceptifs à notre travail. Heureusement, dès fois on publie quand même des textes plus « légers ». Notre collection de SF, bien que très axée littéraire, fait partie de ce segment plus accessible. 

Amandine – Quels sont les liens que vous entretenez avec les critiques, journalistes et blogueurs ?

Alexandre –On les aime bien. On leur envoie nos services de presse. On cible selon les goûts de chacun. Et après, on leur fiche une paix royale. On ne va pas nous-mêmes les harceler pour avoir des articles. À la rigueur quand on a une pépite entre les mains, on se permet de leur remettre un mail pour leur rappeler qu’ils l’ont reçue. Quand les chroniques ne sont que des compte-rendu, c’est bien. Quand le journaliste ou le bloggeur commence à analyser le texte, alors là, c’est du pur bonheur. Je vois vraiment les critiques comme ceux qui continuent de porter une œuvre et proposent des pistes de lecture que le public pourra suivre ou démentir.  

Amandine – Vous avez créé avec d’autres maisons éditions suisses l’association Le Cran littéraire, dans le but d’organiser régulièrement des événements et de promouvoir la littérature. Est-ce important de s’allier ? Avez-vous d’autres partenariats de ce type dans d’autres domaines ?

Alexandre –On a tout misé sur la coopération. Au début, on se réunissait entre éditeurs, on se disait que nous n’étions pas concurrents, on échangeait sur les « trucs » du métier, mais sans projet pour nous fédérer cela restait de l’ordre de l’idéologie. Avec Le Cran Littéraire, on a constitué un projet qui sert directement à la promotion de nos auteurs et vise à mélanger nos publics. Une fois par mois entre deux et trois performances sont organisées le même soir. Il s’agissait de sortir de la lecture « traditionnelle », généralement soporifique, pour privilégier des ouvertures avec les arts plastiques, le théâtre, la musique et le cinéma. C’est l’occasion pour nous de nous retrouver et de prouver que nos auteurs « ont un incroyable talent ».

Dans la même veine, nous avons constitué Les Insécables – L’Association des éditeurs suisses d’art, de littérature et de combatsavec les éditions d’en bas, Art&Fiction et La Baconnière. Au début, il s’agissait de se mettre ensemble pour le Salon du Livre de Genève. On voulait faire fort, et on a installé un carrousel sur notre stand collectif. Pendant 5 jours, on avait les enfants qui s’égayaient autour de nous, des auteurs leur lisaient des textes ou interagissaient avec eux et leurs parents. Je me rappelle de Nils Andersson, grande figure de l’édition suisse et de l’extrême-gauche, qui de sa voix tremblotante d’humilité ne pouvait s’empêcher de dire aux jeunes : « persévérez mes petits, persévérez ! ». Il n’y avait aucune référence politique là-derrière si ce n’est un message d’espoir et de courage pour le monde à venir. Je crois que c’est l’une des seules fois où les larmes me sont montées aux yeux sur un salon.

Avec ce coup d’éclat, on a commencé à nous inviter dans les salons en collectif. Ce que l’on continue joyeusement de faire à ce jour. Avec Les Insécables, nous avons inventé le concept de « curation éditoriale ». C’est-à-dire que tant qu’à aller dans un festival, on fait une sélection des éditeurs amis que l’on invite sur nos stands. On prend les risques, et adeptes de la pensée karmique, on se dit que le bien qu’on fait aux autres éditeurs est un bien que l’on se fait à nous-mêmes.

Amandine – Est-ce que la notion d’archives vous intéresse ? Vos premières publications sont-elles encore disponibles, sous format papier ou numérique ? 

Alexandre –Avec le dépôt légal, la bibliothèque cantonale s’en charge à notre place. Quand un livre est épuisé et qu’on ne veut pas le republier, on garde généralement quelques exemplaires pour nous. J’ai encore de la peine à me dire que dans 20 ans – si on est toujours de la partie – des étudiants voudront faire un mémoire sur nous. Par contre, je rêve d’enterrer nos livres dans un coffre, sous un vieux chêne en face de l’église de X, et d’organiser une chasse au trésor en déposant des indices dans toutes les bibliothèques d’Europe. Cela compte pour un travail d’archive ? 

Amandine – Avez-vous un stock et, si oui, comment réussissez-vous à l’écouler alors que malheureusement la durée de vie des livres en librairie se réduit. Que pensez-vous de la notion d’ouvrages « de fonds » et pensez-vous que certaines de vos publications peuvent ou pourront prétendre à ce statut ? 

Alexandre –Le stock d’un éditeur, c’est souvent comme la grotte de livres de Gaston Lagaffe. On les garde précieusement, et ils s’écoulent avec le temps, quand un auteur republie ou des fois pour des raisons qui échappent à notre entendement. Je me dis que quand le monde numérique commencera à défaillir, que la Décroissance fera son chemin, les stocks de livres qui attendent chez les éditeurs pourront refaire surface. Je suis un peu néo-rabelaisien, je vois un monde parfait où un tiers de la semaine serait consacré à la culture du sol, un tiers aux arts libéraux et techniques, et le troisième tiers serait dévolu à la lecture de tout ce qui comporte des lettres assemblées entre elles pour favoriser l’imagination créative (liste de course, manuel de natation, romans arlequins, etc.). Là encore, l’image du stock qui attend dans le sous-sol me fait penser au mycélium ou alors à la graine. Il y a une potentialité qui dort dans ces labyrinthes de palettes de livres invendus. C’est comme la bibliothèque d’Alexandrie, mais en plus décentralisé. Il y a forcément dans ces fonds des textes « essentiels » à redécouvrir à certains moments pour penser un nouvel humanisme et une Renaissance.

Amandine – Pour conclure sur le plus important, quels sont les liens que vous entretenez avec vos auteurs ? 

Alexandre –Il faudra leur demander à eux. Il y a des bonnes collaborations, qui se perpétuent. Et d’autres qui restent à un seul roman. Dans l’ensemble, l’entente est très cordiale. Quand ils veulent publier chez un autre éditeur, généralement ils me téléphonent avant. L’éditeur me téléphone après. C’est stimulant, ça permet de penser une « carrière d’auteur » à plusieurs. Le milieu de l’édition, c’est le polyamourd’une certaine manière. 

Amandine – Enfin, un petit mot sur vos dernières publications ou sur quelques titres qui te tiennent particulièrement à cœur dans votre catalogue ?

Alexandre –Tout est génial chez nous, donc brièvement je présente trois coups de cœur qui ont beaucoup en commun :

La Terre tremblante de Marie-Jeanne Urech (2018) est l’un des plus beaux textes qu’il m’a été donné de publier. J’ai frissonné du début jusqu’à la fin en lisant cette gullivériade écologique. Marie-Jeanne a une manière d’inventer et d’assembler les mots qui me touche particulièrement, il y a quelque chose de très novateur et de profond chez elle : l’humour, le drame et l’amour se mélangent pour former un nouveau type de sentiment.

Liquéfactiond’Alain Freudiger (2019). Pareil à Marie-Jeanne Urech, Alain Freudiger fait partie des plumes que j’admire en Suisse. Il a une rigueur et une abnégation dans son travail qui me fascine. Avec Liquéfaction, il signe un chef-d’œuvre qui gravite autour de la Grande Inondation (d’aucuns parleraient d’Effondrement), du délitement des valeurs, des modes relationnels et des idiomes. Il leur oppose la fantastique capacité des humains à produire et renouveler leurs récits. En filigrane de l’aventure de son protagoniste qui chemine dans l’élément liquide avec sa baignoire, Alain Freudiger raconte l’histoire de la littérature, l’histoire des mots et des individus qui se mouillent. Chacune de ses parties reprend un style narratif particulier, l’autofiction, l’épopée, le dramatique, l’apocalyptique. C’est un texte qui compte, et qui à mon sens continuera de compter ces prochaines années.

Le Cycle de Gérimont (2017-2015) de mon associé Stéphane Bovon. Ayant constaté que la Suisse n’a pas de grands récits épiques (et punks) à l’instar des espagnols avec Cervantès, de l’Île de France avec Victor Hugo, ou de la Provence avec Marcel Pagnol, il s’est lancé dans l’écriture d’une décalogie sur la Suisse romande 100 ans après la Grande Montée des eaux. Là encore, la narration, la déconstruction, le dialecte, l’histoire de la littérature et l’inscription des notables du milieu s’entremêlent dans un joyeux récit dystopique. Dans cet univers décalé, il ne reste que des royaumes alpins, par exemple la ville de la Chaux-de-Fonds, construite en damier comme New-York devient Lachaude, nouvelle métropole du vice. Château-d’Oex et environs devient Gérimont, une sorte de « soft goulag » régit par le nombre 10. Le prochain volume (le tome 4) sort en 2020 et fera plus de 1000 pages, comprenant trois histoires en une.  


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