Premier à avoir dévoilé les coulisses de la vie littéraire et éditoriale dans des mémoires professionnelles, intitulées Les auteurs de ma vie (décembre 1969), Edmond Édouard Buchet est un vétéran de l’édition française. Né en 1902 et décédé à 94 ans en 1997, il fait partie de ceux que l’édition a fait vivre vieux, comme le remarque Gaston Miron (dans Une passion littéraire de Pierre Graveline, 2009). D’origine suisse, Edmond Buchet arrive à Paris en 1935. Cet ancien avocat (il a un doctorat en droit international obtenu à Londres et il fait partie du barreau de Genève) et commerçant genevois (chez Michelin et Frigidaire), il a dirigé les Éditions Corrêa avant, avec Jean Chastel, de transformer cette maison au bord de la faillite en Éditions Buchet/Chastel.
Personnage très discret, il n’a accordé que de rares entretiens. On ne compte que deux entretiens vidéo, l’un datant de 16 avril 1970 et l’autre du 13 juillet 1977. Le premier est un portrait de l’auteur-vedette de l’éditeur, Henry Miller. C’est le second entretien qui témoigne effectivement du rôle d’éditeur de Buchet. Il faut souligner que les mémoires et les entretiens n’ont été réalisés et rendus publics qu’après la démission d’Edmond Buchet de sa fonction d’éditeur-gérant des Éditions Buchet/Chastel, qui a eu lieu le 13 mai 1968 (au profit de son fils Guy).
Le premier entretien recensé est celui accordé à André Bourin en avril 1970 pour l’émission « Le fond et la forme » de l’Office national de radiodiffusion télévision française. Comme le dit le titre, « Edmond Buchet raconte Henry Miller », l’entretien, réalisé au moment de la parution aux Éditions Buchet/Chastel de la biographie d’Henry Miller écrite par Walter Schmiele, est dédié entièrement à l’auteur-vedette. Dans cet entretien, Edmond Buchet ne parle aucunement de lui-même; il témoigne de la relation tumultueuse de l’écrivain Miller avec sa seconde femme, June Smith (ou Mona, comment l’appelle Miller dans ses livres), de sa séparation et de sa relation avec Anaïs Nin, alors même que les deux femmes sont tombées amoureuses l’une de l’autre.
Buchet défend Miller contre l’affirmation de son interlocuteur selon laquelle le romancier américain serait un auteur pornographique. Obscène oui, concède-t-il, mais non pornographique. L’éditeur confie d’autres informations sur l’intimité de l’écrivain Miller (par exemple, qu’il utilisait les admirateurs qui venaient le voir pour faire de gros travaux dans son jardin). Cette anecdote amuse beaucoup l’éditeur. L’entretien se conclut avec l’affirmation de l’éditeur que Miller est le précurseur de la Beat generation et des hippies.
Dans le second et dernier entretien accordé à la Radio Télévision Suisse, pour l’émission « Voix au chapitre », Edmond Buchet parle principalement de lui-même. Il esquisse son parcours professionnel, les raisons qui l’ont mené vers l’édition et sa vision du monde de l’édition. Il parle brièvement de sa famille et de ses études. L’entretien intitulé « Des rives du Léman aux bords de la Seine » est le seul qui, par le discours même de l’éditeur, fasse connaitre la personne d’Edmond Buchet et trace une figure de l’éditeur. L’interview a lieu le 13 juillet 1977 et il est réalisé par Catherine Charbon et Guy Ackermann.
Une maison campagnarde au bord du lac Léman, une musique douce. La mélodie classique mélancolique interprétée par Edmond Buchet au violoncelle et sa femme au piano (probablement Larghetto de Haendel) amorce la discussion et lui donne le ton. Buchet, issu d’une famille bourgeoise, a eu le coup de foudre pour la musique vers l’âge de 14-15 ans. Il s’est ouvert à la musique en même temps qu’à la vie. Pour lui, la musique est intimement liée à tout ce qui l’entoure : l’eau, la sexualité, le printemps… Tout passe par la musique. C’est décidé, il va devenir musicien! Ou pasteur. L’un des deux. Son désir de devenir musicien est coupé net par son père, homme d’affaires, qui n’approuve aucunement une vie dédiée à l’art, synonyme d’une vie de bohème et de perdition. Malgré tout, la musique occupera toujours une place importante dans la vie de l’éditeur. Il a écrit plusieurs ouvrages en lien avec la musique, notamment sur Beethoven et Bach, et le domaine « Musique » de la maison d’édition Buchet/Chastel fait encore aujourd’hui autorité.
Dans un premier temps, Edmond se soumet à la volonté parentale. Il suit des cours de droit, tout en travaillant avec son père en affaires. Il est avocat, il fait partie du barreau de Genève. Mais son goût était ailleurs… la littérature, la musique, l’art… À 25 ans, il se révolte, il abandonne tout, parce que « c’était trop facile » et il se lance dans l’aventure.
Il a fait quantité de choses avant de devenir éditeur et écrivain, il a même tâché de lancer une poudre à lessive par un système de colportage. Bref, il est « un amateur, un touche-à-tout ». Il a cherché longtemps sa voie et finalement il la trouve dans l’édition parce que l’édition « c’est un métier de touche-à-tout! ». Cette affirmation conclut la première partie de l’entretien.
Si la première partie est dédiée à sa vie personnelle, ses études, ses goûts, sa famille, ses emplois antérieurs qui l’ont mené vers l’édition, la seconde partie de l’entretien voit l’éditeur répondre aux questions en lien direct avec le métier d’éditeur et le monde de l’édition. Il est intéressant d’observer que, tout au long de l’entretien, mais surtout dans la deuxième partie, Edmond Buchet, en parlant de lui, se voit en partie égale éditeur et écrivain. Il ne sépare pas l’un de l’autre.
Le fait qu’il est d’origine suisse n’a affecté d’aucune manière son métier d’éditeur. Par contre, il a été touché comme écrivain, car le prix Goncourt n’était pas (encore) accordé aux étrangers. Dans sa maison d’édition de Paris, Buchet publie aussi des auteurs suisses (il est même sur la défensive quand on lui reproche de ne pas avoir soutenu des auteurs suisses) et des auteurs belges. C’est justement un auteur belge publié par Buchet/Chastel, Charles Plisnier, qui a été le premier étranger à recevoir le prix Goncourt (grâce à la campagne publicitaire soutenue par Buchet dans la presse, le prix Goncourt a d’ailleurs révisé ses critères de nomination).
Cet éditeur de littérature d’imagination ne voit pas le monde de l’édition comme un monde de requins. Il estime que les rapports avec les autres éditeurs sont cordiaux, amicaux, ils font tous partie d’un même syndicat, ils se rencontrent souvent, soutient-il.
Comme je l’ai mentionné, l’éditeur n’est pas chez lui séparé de l’écrivain. Buchet parle donc aussi de son dernier ouvrage L’homme créateur. Selon Buchet, il n’y a qu’un seul art qui s’exprime par des moyens différents (sonores, visuels, manuels, gestuels…) et l’auteur désire rédiger l’histoire de cet art unique qui touche aussi à la science et aux religions (L’homme créateur serait son testament intellectuel).
L’éditeur, tout comme l’écrivain, doit lire beaucoup. Il est un lecteur boulimique. C’est une exigence du métier, exigence que Buchet remplit sans difficulté, car il se voit comme un « forçat » de la lecture.
L’interlocutrice Catherine Charbon estime qu’on édite trop et Edmond Buchet est tout à fait d’accord. Comme son compatriote et collègue Marcel Broquet (éditeur québécois, d’origine suisse), Buchet estime qu’on publie beaucoup trop (c’est une antienne chez les éditeurs depuis le XIXe siècle). L’explication de cette tendance réside dans la taille des maisons d’édition : une grande maison d’édition est obligée de publier beaucoup de titres par année pour être rentable et éviter la faillite. Buchet réagit contre cette tendance de trop publier. C’est la raison pour laquelle l’éditeur interviewé décide de ne pas devenir une grande maison d’édition. Il s’est limité lui-même à 25 livres nouveaux par année.
Un autre aspect du monde de l’édition abordé est les prix littéraires, sujet d’innombrables controverses dans la vie littéraire. Selon l’éditeur-écrivain, les prix littéraires font beaucoup de mal à la littérature. Les grandes colères dans la vie d’un éditeur sont provoquées justement par les prix littéraires qui sont souvent injustement donnés, mais aussi par les trahisons d’auteurs… Toutefois, Buchet met l’accent sur les grandes joies des éditeurs: la découverte, la fidélité des auteurs… Ce qui amène inévitablement la discussion sur Miller, sur ses livres interdits par la censure et sur son apport social et littéraire, ainsi que sur Malcom Lowry et l’influence d’un vice ou d’une maladie sur la création littéraire.
La question finale de l’entretien (qui êtes-vous en priorité, êtes-vous un éditeur ou un écrivain?) est une question très difficile pour Edmond Buchet. Il ne peut prioriser ni la posture auctoriale ni la posture éditoriale, car elles sont intrinsèquement liées, à un niveau presque moléculaire. Alors, Edmond Édouard Buchet préfère se définir comme « un honnête homme » au sens du XVIIIe siècle, voire comme un humaniste.
Personnage sympathique, modeste, simple, positiviste, cultivé, sûr de lui, tel est le portrait qui ressort du discours de l’éditeur Buchet, discours tenu dans le contexte de l’entretien avec une voix calme, égale, sans emphase, mais sans hésitation en même temps, qui met l’accent sur le dernier mot de la phrase, discours ponctué d’un tic verbal (Buchet a l’habitude de demander toujours l’approbation de son interlocuteur par l’expression « n’est-ce pas? »). Cet éditeur est un personnage polyvalent remarquable, n’est-ce pas?
Références :
Institut national de l’audiovisuel, Edmond Buchet raconte Henry Miller, Le Fond et la forme, 16 avril 1970, vidéo, 7 min 36 s.
RTS Radio Télévision Suisse, succursale de la Société suisse de radiodiffusion et télévision, Edmond Buchet, Voix au chapitre, vidéo, 13 juillet 1977, 20 min 46 s.